Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 4

 

Quand Barnabé revint avec le pain demandé, lavue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aiseavec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup desurprise, surtout lorsqu’il vit ce digne et pieux personnage, aulieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac,le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille enl’invitant à s’asseoir pour boire un coup avec lui.

« Car, dit-il, je ne m’embarque jamaissans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-cebon ? »

Les yeux de Barnabé en pleuraient et iltoussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui nel’empêcha pas de répondre que c’était excellent.

« Encore une goutte, dit l’aveugle ;n’ayez pas peur, vous n’en prenez pas comme cela tous lesjours.

– Tous les jours, cria Barnabé, ditesdonc jamais !

– Vous êtes trop pauvre, reprit l’autreavec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, seraitplus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.

– Tiens ! comme cela setrouve ! C’est justement ce que je lui disais quand vous êtesvenu ce soir, en voyant tout l’or qui brillait au ciel, dit Barnabérapprochant sa chaise, et regardant attentivement l’aveugle enface. Dites-moi donc. N’y aurait-il pas quelque moyen de devenirriche, que je pourrais apprendre ?

– Quelque moyen ? il y en acent.

– Vraiment ? Comme vous ditesça ! Eh bien ! quels sont-ils ?… ne vous tourmentezpas, mère, c’est pour vous que je fais cette question, ce n’est paspour moi… quand je vous dis que c’est pour vous… Quels sont-ils,voyons ? »

L’aveugle tourna sa face, où perçait unsourire de joie triomphante, du côté où la veuve se tenait en grandémoi.

« Mais, répondit-il, mon bon ami, ça nese trouve pas comme ça à rester le derrière sur sa chaise.

– Sur sa chaise ! cria Barnabés’étirant les manches ; ce n’est toujours pas moi que vousvoulez dire ; ou bien vous vous trompez joliment, moi qui suissouvent à courir avant le lever du soleil, pour ne rentrer à lamaison qu’à la nuit. Vous me trouveriez dans les bois avant que lesoleil en ait chassé l’ombre, et j’y suis bien des fois encoreaprès que la lune brille au ciel, et regarde à travers les branchespour voir l’autre lune qui demeure dans l’eau. En allant à droite,à gauche, je cherche bien à trouver, dans l’herbe et dans lamousse, s’il n’y a pas quelqu’une de ces pièces de monnaie pourlesquelles elle se donne tant de mal à travailler et verse tant delarmes. Et, quand je suis couché à l’ombre, où je m’endors, c’estencore pour en rêver… Je rêve que j’en déterre des tas, que j’envois des cachettes dans les broussailles, que je les vois étincelerdans le feuillage, comme des gouttes de rosée. Mais, avec toutcela, je n’en trouve jamais. Dites-moi donc où il y en a. Fallût-ilun an pour y aller, j’y vais ; parce que je sais bien commevous qu’elle serait plus heureuse si elle m’en voyait revenirchargé. Parlez donc, je vous écoute, dussé-je vous prêter l’oreilletoute la nuit. »

L’aveugle passa légèrement sa main sur toutela personne du pauvre diable ; et, voyant qu’il avait lescoudes plantés sur la table, le menton appuyé sur ses deux mains,qu’il se penchait avidement en avant, montrant dans toute sonattitude l’intérêt et l’impatience dont il était animé, il s’arrêtaune minute avant de lui répondre, pour laisser la veuve considérerla chose à loisir.

« C’est dans le monde, mon brave Barnabé,c’est dans les joyeux amusements du monde : ce n’est pas dansdes endroits solitaires comme ceux où vous passez votretemps ; c’est dans les foules, au milieu du bruit et dutapage.

– Bravo ! bravo ! cria Barnabé,en se frottant les mains, à la bonne heure ! voilà ce quej’aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu’il nous faut à tous les deux.Bravo !

– Dans les endroits, continua l’autre,comme il en faut à un jeune gars qui aime sa mère et qui peut fairelà pour elle, et pour lui par-dessus le marché, en moins d’un mois,ce qu’il ne ferait pas ici dans toute sa vie… c’est-à-dire avec unami, vous comprenez, pour lui donner de bons conseils.

– Vous entendez, mère ? criaBarnabé, se retournant vers elle avec délice. Et puis maintenantvenez donc me dire qu’il ne vaut pas seulement la peine qu’on leramasse, quand même il serait là reluisant à nos pieds ! Etpourquoi donc alors le recherchons-nous tant à présent, que, pouren avoir un peu, nous nous tuons de travail du matin jusqu’ausoir ?

– Certainement, dit l’aveugle,certainement… La veuve, n’avez-vous pas encore votre réponseprête ? Est-ce que, ajouta-t-il tout bas, vous n’êtes pasencore décidée ?

– Je veux vous dire un mot… à part.

– Mettez votre main sur ma manche, ditStagg se levant de table, et je vous suivrai où vous voudrez.Courage, mon brave Barnabé ! Nous reparlerons de ça. J’ai uncaprice pour vous. Attendez-moi là un peu, je vais revenir… Allons,la veuve ! »

Elle le mena à la porte, puis dans le petitjardin, où ils s’arrêtèrent.

« Il a bien choisi son commissionnaire,dit-elle à demi-voix ; vous êtes bien l’homme qu’il faut pourreprésenter celui qui vous envoie.

– Je lui dirai cela de votre part,répondit Stagg. Comme il a beaucoup de considération pour vous,l’éloge que vous voulez bien faire de moi ne pourra que me releverdans son estime. Mais il nous faut nos droits, la veuve.

– Des droits ! savez-vous qu’un seulmot de moi… ?

– Pourquoi ne continuez-vous pas ?répliqua l’aveugle avec calme, après un long silence. Est-ce quevous croyez que je ne sais pas bien qu’un mot de vous suffiraitpour faire faire à mon ami le dernier pas de danse qu’il pût jamaisfaire dans ce monde ? Que si, que je le sais bien. Eh bien,après ? ne sais-je pas bien aussi que ce mot-là, vous ne ledirez jamais, la veuve ?

– Vous croyez ça ?

– Si je le crois ! j’en suis si sûrque je ne veux pas seulement que nous perdions notre temps àdiscuter cette question. Je vous répète qu’il nous faut nos droits,ou un dédommagement. Ne vous écartez pas de là, ou je retourne àmon jeune ami, car ce garçon-là m’intéresse, et j’ai envie de lemettre en bon chemin pour faire fortune. Bah ! je sais bien ceque vous allez dire, ajouta-t-il bien vite ; vous n’avez pasbesoin de m’en parler, vous me l’avez déjà fait entendre. Vousvoulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parceque je suis aveugle. Eh bien ! non. Faut-il, parce que je nevois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceuxqui voient ? Et de quel droit ? Ne semble-t-il pas que lamain de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu’à vouslaisser les vôtres ? Voilà bien votre jargon, à vousautres ! Oh ! quelle horreur ! c’est un aveugle etil a volé ; ou bien il a menti ; ou bien il a filouté.Voyez un peu la belle histoire ! Parce qu’il n’a pour vivreque les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues,il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler,vivre enfin indépendants de la charité d’autrui. Le diable soit devous ! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez êtreaussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n’en avons quequatre, et qu’il nous manque le plus précieux de tous, il faut quenous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justiceet la charité du riche pour le pauvre, comme on l’entend par toutle monde ! »

Il s’arrêta là-dessus un moment, et entendantsonner da l’argent dans la main de la veuve :

« Bon, s’écria-t-il, reprenant tout desuite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce lasomme, dites-moi, la veuve ?

– Je veux d’abord que vous répondiez àune question. Vous dites qu’il est près d’ici. Est-ce qu’il aquitté Londres ?

– S’il est près d’ici, la veuve, vouscomprenez qu’il faut qu’il ait quitté Londres.

– Oui, mais, je veux dire, est-ce pour debon ? Vous savez bien.

– Oui, ma foi ! c’est pour de bon.La vérité est que, s’il y était resté plus longtemps, cela pouvaitavoir pour lui des conséquences désagréables. C’est la raison quilui a fait quitter Londres.

– Écoutez, dit la veuve, faisant sonnerdes pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient ;comptez.

– Six, dit l’aveugle en les écoutantattentivement à mesure. Comment ! pas davantage ?

– C’est l’épargne de cinq années. Sixguinées. »

Il prit une des pièces dans sa main, la tâtasoigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, etinvita la veuve à continuer.

« Ces guinées-là, je les ai amassées soupar sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mortqui pourrait m’enlever à mon fils. C’est le prix de cinq années defaim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre,prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison àl’instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où monfils est assis à vous attendre.

– Six guinées ! dit l’aveugle,secouant la tête ; il est vrai qu’elles sont de poids et debon aloi, mais ce n’est pas les vingt guinées que je vous demande,la veuve ; nous sommes loin de compte.

– Vous savez bien que, pour une sommepareille, il faut que j’écrive loin d’ici. Envoyer une lettre,recevoir la réponse tout cela demande du temps.

– Deux jours, peut-être ? ditStagg.

– Davantage.

– Quatre jours ?

– Huit jours. Revenez d’aujourd’hui enhuit, à la même heure ; mais pas ici : vous m’attendrezau coin de la ruelle.

– Et par conséquent, dit l’aveugle d’unair rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici ?

– Où voulez-vous que j’aille chercher unasile ailleurs ? N’êtes-vous pas encore content, après m’avoirréduite à la mendicité et m’avoir dépouillée du petit trésor sichèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir aumoins rester chez moi ?

– Hum ! dit l’aveugle après quelquesmoments de réflexion : mettez-moi la face tournée du côté quevous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là ?

– Vous y êtes.

– Eh bien ! d’aujourd’hui en huit aucoucher du soleil. N’oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quantà présent, bonsoir ! »

Elle ne lui fit pas de réponse, et il n’enattendait pas. Il s’en alla lentement, retournant de temps en tempsla tête, et s’arrêtant pour écouter, comme s’il était curieux desavoir s’il n’y avait pas quelqu’un par là qui l’observât. Lesombres de la nuit s’épaississaient rapidement ; il fut bientôtperdu dans leur obscurité. Cependant, ce ne fut qu’après avoirtraversé la ruelle, d’un bout à l’autre, et s’être assurée qu’ilétait parti, qu’elle rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrerla porte et la fenêtre.

« Mère, dit Barnabé, qu’est-ce que vousfaites donc ? Où est l’aveugle ?

– Il est parti.

– Parti ! cria-t-il en sursaut. Jevoulais encore lui parler. Par où est-il allé ?

– Je ne sais pas, répondit-elle en leprenant à bras-le-corps. Il ne faut pas sortir ce soir : il ya des revenants et des rêves dehors.

– Ah ! dit Barnabé, frissonnant toutbas.

– Il ne fait pas bon à bouger d’ici cesoir, et demain nous quittons la place.

– Quelle place ? Cette cabane… avecle petit jardin, mère ?

– Oui, demain matin au lever du soleil.Il nous faut aller à Londres ; tâcher de nous perdre danscette grande cohue : on nous suivrait à la trace dans touteautre ville : et puis, après cela, nous nous remettrons enroute pour aller chercher quelque nouveau gîte. »

Il ne fallait pas grands efforts de persuasionpour réconcilier Barnabé avec l’idée d’un changement. Au premiermoment il était fou de joie : le moment d’après il étaitaccablé de chagrin, en songeant qu’il allait se séparer de ses amisles chiens. Le moment d’après, il était plus enchanté quejamais ; puis il frissonnait à l’idée que sa mère lui avaitparlé de revenants pour l’empêcher de sortir ce soir, et rienn’égalait sa terreur et la singularité de ses questions. À la fin,grâce à la mobilité de ses sentiments, il surmonta sa peur, et secouchant tout habillé, pour être plus tôt prêt le lendemain, ils’endormit bientôt devant le triste feu de tourbe.

La mère ne ferma pas l’œil ; elle restaprès de lui à veiller. Chaque souffle de vent qu’elle entendait audehors retentissait à ses oreilles comme ce pas redouté qu’elleconnaissait si bien à sa porte, ou comme cette main scélérate poséesur le loquet ; cette nuit calme de l’été fut pour elle unenuit d’horreur. Enfin, Dieu merci ! le jour parut. Quand elleeut fini les petits préparatifs nécessaires pour son voyage, etfait à genoux sa prière avec bien des larmes, elle éveilla Barnabéqui, au premier appel, sauta gaiement sur ses pieds.

Son paquet d’habillements n’était pas bienlourd à porter, et Grip était plutôt un plaisir qu’une gêne. Aumoment où le soleil darda sur la terre ses premiers rayons, ilsfermèrent la porte de leur maison désormais abandonnée, etpartirent. Le ciel était bleu et clair. L’air était frais et chargéde doux parfums. Barnabé, les yeux en l’air, riait à gorgedéployée.

Mais, comme c’était un des jours qu’il avaitl’habitude de consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, leplus laid de tous, vint d’un bond à ses pieds et se mit à sauterautour de lui en signe de joie. Quand il fallut faire la grossevoix pour le faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup àBarnabé. Le chien battit en retraite, reculant d’un air moitiéincrédule, moitié suppliant ; puis, après avoir reculéquelques pas, il s’arrêta.

C’était le dernier appel d’un vieux camarade,d’un ami fidèle… repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cetteidée, et, quand il fit de la main, en secouant sa tête, à soncompagnon de plaisir et de promenade, le dernier signe d’adieu pourle renvoyer chez lui, il éclata en un torrent de larmes.

« Ah ! ma mère, ma mère, comme il vaavoir du chagrin, quand il viendra gratter à la porte et qu’il latrouvera toujours fermée ! »

Il n’était pas le seul à penser aulogis ; elle-même, on voyait bien à ses yeux noyés dans lespleurs, qu’elle ne pouvait pas l’oublier ; d’ailleurs elle nel’aurait pas voulu, ni pour lui, ni pour elle, quand on lui auraitdonné tout l’or du monde.

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