Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 39

 

Un mois après, on était presque à la find’août, et M. Haredale se trouvait seul dans le bureau de lamalle-poste, à Bristol. Quoiqu’il ne se fût écoulé que quelquessemaines depuis sa conversation avec Édouard Chester et sa mèredans la maison du serrurier, et qu’il n’eût rien changé dansl’intervalle à sa mise ordinaire, son extérieur n’était plus dutout le même. Il avait l’air beaucoup plus vieux et plus cassé.L’agitation et l’inquiétude n’épargnent pas à l’homme les rides etles cheveux blancs ; mais le renoncement secret à nosanciennes habitudes, et la rupture des liens qui nous sont chers etfamiliers, laissent des traces encore plus profondes. Nosaffections ne sont pas aussi faciles à blesser que nospassions ; mais le coup descend plus avant, et la plaiedemande plus longtemps pour se cicatriser. Il n’était plusmaintenant qu’un homme tout à fait solitaire, et le cœur qu’ilportait avec lui n’était aussi qu’isolement et tristesse.

Il semble que la réclusion et l’exil auxquelsil s’était condamné tant d’années eussent dû lui faire paraître sasolitude actuelle moins pénible ; mais il sentait maintenantque c’était une mauvaise préparation : car elle n’avait faitqu’aiguiser sa sensibilité ; peut-être un petit tour dans lesplaisirs du monde aurait-il mieux valu. Il avait si bien compté sursa nièce pour lui tenir compagnie ; il l’avait tantaimée ; elle était devenue une part si précieuse et siimportante de son existence ; ils avaient eu en commun tant desoucis et de pensées que personne d’ailleurs n’avait partagés aveceux, que la perdre, à présent, c’était recommencer la vie. Oùtrouverait-il, pour cet essai nouveau, l’espérance et l’élasticitéde la jeunesse pour triompher des doutes, de la défiance, desdécouragements de l’âge ?

L’effort qu’il avait fait de montrer, en seséparant d’elle, un faux-semblant de gaieté et d’espérance… etc’était la veille seulement qu’ils s’étaient fait leurs adieux…l’avait encore accablé davantage. C’est sous l’empire de cessentiments qu’il allait revoir Londres pour la dernière fois :il voulait jeter encore les yeux sur les murs de leur vieux logisavant de lui tourner le dos pour toujours.

C’était un voyage qui ne ressemblait guèrealors à ce que nous voyons aujourd’hui. Pourtant Haredale en vit lafin, les plus longs voyages en ont une, et il se retrouva sur sespieds dans les rues de la métropole. Il prit une chambre àl’auberge où arrêtait la malle, et résolut, avant d’aller secoucher, de ne faire savoir à personne son arrivée, de ne pluspasser après qu’une nuit à Londres, et de s’épargner la tristessed’un adieu même avec l’honnête serrurier.

Les dispositions d’esprit auxquelles il étaiten proie en se couchant ne prêtent que trop aux écarts del’imagination, aux visions désordonnées. Il le sentait à l’horreurmême qu’il éprouva en se réveillant en sursaut de son premiersommeil, et il courut à la fenêtre pour dissiper son trouble par laprésence de quelque objet hors de sa chambre, qui n’eût pas été,pour ainsi dire, témoin de son rêve. Cependant ce n’était pas uneterreur née de son sommeil cette nuit-là même ; elle s’étaitdéjà bien des fois présentée à ses sens, sous mille formes. Ellel’avait hanté souvent au temps jadis ; elle était venue lechercher sur son oreiller, toujours et toujours. Si ce n’avait étéqu’un objet hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dansson sommeil, le retour de ce cauchemar sous son ancienne formen’aurait éveillé chez lui qu’une sensation de crainte momentanée,qui aurait passé sitôt qu’il aurait ouvert les yeux. Mais cettevision était impitoyable ; elle ne voulait pas le quitter,elle résistait à tout. Quand il refermait les paupières, il lasentait voltiger près de lui. À mesure qu’il s’enfonçait toutdoucement dans le sommeil, il savait qu’elle prenait de la force etde la consistance, et qu’elle revenait graduellement à sa formerécente ; quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme,en s’évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d’unecrainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans l’étatde veille étaient impuissants.

Le soleil avait déjà paru, avant queM. Haredale eût pu secouer ces impressions. Il se leva tard,mais fatigué, et resta renfermé tout le jour. Il avait envied’aller ce soir-là rendre sa dernière visite à son vieux manoir,parce que c’était le temps où il avait l’habitude d’y faire unepetite tournée, et qu’il était bien aise de le revoir sous l’aspectqui lui était le plus familier. À l’heure qui lui permettait d’yarriver avant le coucher du soleil, il quitta donc l’auberge et setrouva au détour de la grande rue.

Il n’avait encore fait que quelques pas, etmarchait tout pensif au travers de la foule bruyante, quand ilsentit une main sur son épaule, et reconnut, en se retournant, undes garçons de l’auberge, qui lui dit : « Pardon,monsieur, mais vous avez oublié votre épée.

– Pourquoi me la rapportez-vous ?demanda-t-il en étendant la main, sans reprendre encore son arme audomestique, mais en le regardant d’un air troublé et agité.

– Je suis bien fâché, dit l’homme,d’avoir désobligé monsieur, je vais la remporter. Monsieur avaitdit qu’il allait faire un petit tour à la campagne, et qu’il nereviendrait pas de bonne heure ; or, comme les routes ne sontpas trop sûres pour un voyageur seul attardé après la brune, etque, depuis les troubles, ces messieurs prennent encore plusqu’auparavant la précaution de ne pas se hasarder sans armes dansdes endroits écartés, nous avons pensé, monsieur, qu’étranger à cepays, vous aviez cru peut-être nos routes plus sûres qu’elles nesont ; mais après cela, peut-être qu’au contraire vous lesconnaissiez bien et que vous avez sur vous des armes àfeu… »

Il prit l’épée, et l’attachant à son côté, ilremercia le domestique et continua son chemin.

On se rappela longtemps après qu’il fit toutcela d’une manière étrange et d’une main si tremblante que legarçon resta à le regarder pendant qu’il poursuivait sa route,incertain s’il ne devait pas le suivre pour le surveiller. On serappela longtemps après qu’on l’avait entendu arpenter à grands passa chambre au fort de la nuit ; que les domestiques s’étaiententretenus le lendemain matin de sa pâleur et de sa minefiévreuse ; qu’enfin, lorsque le garçon qui lui avait portéson épée était revenu à l’auberge, il avait dit à un de sescamarades qu’il avait encore comme un poids sur l’estomac de toutce qu’il avait observé dans ce court intervalle, et qu’il avaitpeur que le gentleman n’eût l’intention de se détruire et qu’on nele vît jamais revenir en vie.

M. Haredale, à peu près sûr que sontrouble avait attiré l’attention du domestique, en se rappelantl’expression de ses traits quand ils s’étaient quittés, hâta lepas, gagna une place de fiacres, et monta dans le meilleur, aprèsavoir fait prix avec le cocher pour le conduire sur la routejusqu’au sentier qui conduisait chez lui à travers champs, et pourattendre son retour auprès d’une maison de plaisance qui setrouvait à une portée de fusil loin de là. Il ne tarda pas àarriver à sa destination, et descendit pour faire le reste duchemin à pied. Il passa si près du Maypole qu’il pouvait en voir lafumée monter au-dessus des arbres, pendant qu’une bande de pigeons…sans doute de ses vieux habitants avant l’incendie… déployantgaiement leurs ailes pour retourner au colombier, lui cachait lavue du ciel. « La vieille maison va me rajeunir, dit-il enregardant de ce côté, et il y aura là un gai foyer sous son toitcouvert de lierre. C’est toujours une consolation de penser quetout n’est pas ruines dans le voisinage. Je serai bien aise d’avoirau moins un tableau moins morne et moins sombre où reposer monesprit. »

Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas ducôté de la Garenne. Quelle belle soirée, claire, calme,silencieuse ! pas un souffle de vent pour agiter les feuilles,rien que les sonnettes monotones des agneaux qui tintaient dans lacampagne, et, par intervalles, le beuglement lointain du bétail oul’aboiement des chiens du village. Le ciel était rayonnant de lagloire adoucie d’un soleil couchant ; sur la terre, comme dansl’air, régnait un profond repos. Telle était l’heure à laquelle ilarriva à ce manoir abandonné qui avait été si longtemps sa demeure,et il se mit à regarder pour la dernière fois ses murs noircis parla flamme.

Les cendres du feu le plus ordinaire donnenttoujours à l’âme une émotion mélancolique, car elles portent enelles un souvenir de quelque chose qui a été vivant et animé, etqui n’est plus maintenant qu’une inerte, froide et odieusepoussière, une image de mort et de destruction, qui attire malgrénous notre sympathie. Mais combien sont plus tristes encore lesrestes épars d’une maison qui fut la nôtre, consumée parl’incendie, le renversement du grand autel domestique, où les plusmauvais d’entre nous célèbrent quelquefois le culte secret du cœur,et où les meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accomplide tels actes d’héroïsme que, s’ils étaient enregistrés dansl’histoire, ils forceraient les temples les plus orgueilleux del’antiquité, avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devanteux !

Il s’arracha à ses méditations profondes pourse promener à pas lents autour de la maison. Il commençait à fairenoir. Il avait déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand ilpoussa une exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi.Appuyé dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, etcontemplant les ruines avec une expression de plaisir… de plaisirsi vif que, malgré son indolence habituelle, la surveillance qu’ilsavait si bien exercer sur ses traits, sa joie éclatait sur sonvisage, libre de toute contrainte et de toute réserve… oui, devantHaredale, sur sa propre terre, et triomphant encore comme il avaittriomphé de toutes les infortunes, de toutes les contrariétés deson ennemi, se tenait l’homme au monde dont l’autre pouvait lemoins supporter la présence, n’importe où, mais surtout là.

Quoique son sang se révoltât contre cet homme,quoique sa rage bouillonnât si violemment dans son âme, qu’ill’aurait volontiers frappé roide mort, il eut assez de puissancesur lui-même pour se retenir et passa sans dire un mot, sans jeterun coup d’œil de son côté. Oui, et il allait continuer, il ne seserait même pas retourné, car il voulait résister au diable quitroublait sa cervelle par d’affreuses tentations (et ce n’était pasun effort facile), si cet imprudent ne l’avait pas lui-même engagéà s’arrêter ; et cela avec une voix de compassion affectée quile rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute lapatience qu’il avait voulu garder malgré son angoisse… la pluspoignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.

Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence,tout ce qui peut aider à contenir la rage et le courroux d’un hommestimulé par la vengeance, tout cela s’envola au moment même où ilse retourna. Et pourtant il lui dit lentement et avec le plus grandcalme… beaucoup plus de calme qu’il n’en avait jamais mis à luiparler : « Pourquoi m’avez-vous adressé laparole ?

– Pour vous faire remarquer, dit sir JohnChester avec son flegme habituel, le drôle de hasard qui nous faitrencontrer ici.

– Oui, c’est un hasard étrange.

– Étrange ! c’est la chose la plusremarquable et la plus singulière du monde. Je ne monte jamais àcheval le soir. Voilà des années que cela ne m’est arrivé. C’estune fantaisie qui m’a passé, je ne puis m’expliquer comment, par latête, au beau milieu de la nuit dernière… Comme ceci estpittoresque !… »

Il lui montrait en même temps la maisondémantelée, et ajustait son lorgnon pour mieux voir.

« Vous ne vous gênez pas pour admirervotre œuvre. ».

Sir John laissa retomber son lorgnon, penchale visage du côté d’Haredale avec un air des plus courtois, commepour lui demander une explication, et en même temps il secouaitlégèrement la tête, comme s’il se disait à lui-même :« Il faut que cet animal soit devenu fou. »

« Je vous répète que vous ne vous gênezpas pour admirer votre œuvre.

– Mon œuvre ! dit sir John enregardant autour de lui d’un air souriant. Mon ouvrage, àmoi !… je vous demande pardon… réellement je vous demandepardon, mais…

– Sans doute, vous voyez bien ces murs.Vous voyez bien ces chevrons chancelants ; vous voyez bien detous les côtés le ravage du feu et de la fumée. Vous voyez bienl’esprit de destruction qui s’est déchaîné ici… n’est-cepas ?

– Mon bon ami, répondit le chevalier,réprimant doucement d’un signe de sa main la fougue d’Haredale,certainement je le vois. Je vois tout ce dont vous me parlez là,quand vous vous mettez de côté et que vous ne m’en dérobez pas lavue. J’en suis bien fâché pour vous. Si je n’avais pas eu leplaisir de vous rencontrer ici, je crois même que je vous auraisécrit pour vous le dire. Mais vous ne supportez pas ça aussi bienque je m’y serais attendu… veuillez m’excuser, mais je trouve que…vraiment j’attendais mieux de vous. »

Il tira sa tabatière, et, s’adressant à lui del’air supérieur d’un homme qui, à raison de son caractère plusélevé, se sentait le droit de faire à l’autre une leçon de morale,il continua ainsi :

« Car enfin, vous êtes philosophe, voussavez… et de cette secte de philosophes austères et rigides quisont bien au-dessus des faiblesses de l’humanité en général. Vousêtes si loin de toutes les frivolités de ce monde ! vous lesregardez du haut de votre sérénité, et vous les raillez avec uneamertume très émouvante : je vous ai entendu le faire.

– Et vous m’entendrez encore !

– Merci ! Voulez-vous que nousfassions un petit tour de promenade en causant ? car voilà leserein qui tombe un peu fort. Non ! eh bien ! comme ilvous plaira. Seulement, je suis fâché d’être obligé de vous direque je n’ai plus qu’un petit moment à vous donner.

– Plût à Dieu que vous ne m’en eussiezpas donné du tout ! Plût à Dieu, je le dis de toute mon âme,que vous fussiez allé au paradis (si l’on peut proférer un pareilmensonge), plutôt que de venir ici ce soir !

– Mais non, répondit sir John…certainement vous ne vous rendez pas justice ; vous n’êtes pasd’une compagnie très agréable, mais je ne voudrais pas aller siloin pour vous éviter.

– Écoutez-moi ! ditM. Haredale, écoutez-moi.

– Vous allez railler ?

– Non, je vais détailler toute votreinfamie. Vous avez pressé et sollicité de faire votre ouvrage unagent capable, mais qui par caractère, par essence plutôt, n’estqu’un traître, et qui vous a trahi malgré la sympathie mutuelle quivous rapprochait tous deux, comme il a trahi tous les autres ;par allusions, par signes, par mots détournés qui ne signifientrien quand on les répète, vous avez mis Gashford à l’œuvre… à cetteœuvre que vous voyez là devant nous. Toujours grâce à cesallusions, à ces signes, à ces mots détournés qui ne signifientrien quand on les répète, vous l’avez encouragé à satisfaire lahaine mortelle qu’il me porte, et que, Dieu merci, je me flatted’avoir méritée. Vous l’avez encouragé à la satisfaire par le raptet le déshonneur de ma fille. Vous l’avez fait. Je le lis sur votrefigure, cria-t-il en la montrant brusquement et en faisant un pasen arrière : vous le niez, mais vous ne pouvez le nier que parun mensonge. »

Il avait la main sur la garde de sonépée ; mais le chevalier, avec un sourire de mépris, luirépliqua aussi froidement qu’auparavant.

« Vous remarquerez, monsieur, s’il vousreste assez de jugement pour le faire, que je ne me suis pas donnéla peine de rien nier. Je ne vous crois pas assez de discernementpour lire dans les physionomies, à moins que ce ne soit dans cellesqui sont aussi grossières que votre langage, et, autant que je puisme le rappeler, vous n’avez jamais eu ce don ; autrement, jeconnais une figure où vous auriez pu lire plutôt l’indifférence,pour ne pas dire le dégoût. Je parle là d’un temps bien éloigné denous… mais vous me comprenez.

– Dissimulez tant que vous voudrez, iln’en est pas moins vrai que vous le niez. Que ce soit un désaveuclair ou équivoque, exprimé ou sous-entendu, ce n’en est pas moinsun mensonge : car, enfin, puisque vous dites que vous ne leniez pas… l’admettez-vous ?

– Vous avez vous-même, répondit sir John,laissant le cours régulier de sa parole couler tout uniment commes’il n’avait pas été effleuré par le moindre mot d’interruption,vous avez vous-même proclamé le caractère da gentleman en question(je crois que c’était à Westminster) dans des termes qui medispensent de faire à ce personnage plus ample allusion. Peut-êtreaviez-vous de bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n’ensais rien. Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous ledécriviez, et qu’il vous eût fait, à vous ou à tout autre, desdéclarations qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sapropre sûreté, ou par la tentation de l’argent, ou par le désir des’amuser, ou par toute autre considération… tout ce que je puisdire de lui, c’est que ceux qui l’emploient ne peuvent échapper aureproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes sifranc vous-même, que vous voudrez bien, j’espère, excuser aussichez moi un peu de franchise.

– Encore une fois, sir John, vous nem’échapperez pas, cria M. Haredale ; chacun de vos mots,de vos regards, de vos gestes, est calculé pour faire croire que ceque je vous reproche n’était point de votre fait. Eh bien !moi, je vous dis que c’est le contraire, que c’est vous qui avezpratiqué l’homme dont je parle, et votre malheureux fils (Dieu luipardonne !), pour leur faire faire cette besogne. Vous parlezde dégradation et de bassesse de caractère ; mais nem’avez-vous pas dit un jour que c’était vous qui aviez achetél’absence du pauvre idiot et de sa mère, quand j’ai découvertdepuis ce que j’avais déjà soupçonné, que vous étiez allé seulementpour les tenter, et que vous les aviez trouvés partis ? C’està vous que je fais remonter les insinuations perfides que la mortde mon frère n’avait profité qu’à moi, ainsi que toutes lesattaques odieuses et les calomnies secrètes qui en ont été lasuite. Il n’y a pas un acte de ma vie, depuis cette premièreespérance que vous avez changée en deuil, en désolation, où je nevous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix et moi. Entout et partout vous avez toujours été le même, un sans cœur, unhypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et dernière fois jevous jette ces accusations à la face, et je vous repousse avecmépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal etfaux. »

En même temps il leva son bras et lui frappala poitrine d’un coup si rude, que l’autre chancela. Sir John nefut pas plus tôt remis de cet outrage, qu’il tira son épée, jeta auloin le fourreau et son chapeau, et se précipitant sur sonadversaire, lui porta au cœur une botte désespérée qui l’auraitcouché sans vie sur le gazon, s’il n’avait pas opposé à sa fureurune parade vive et sûre.

En frappant sir John, Haredale avait commeépuisé sa rage, il se contentait maintenant de parer ses passesrapides sans riposter, et lui conseillait, avec une espèce deterreur frénétique peinte sur son visage, de ne pas avancer un pasde plus.

« Pas ce soir, pas ce soir,criait-il ; au nom du ciel, pas ce soir ! »

En le voyant abaisser son arme, décidé à nepoint riposter encore, sir John abaissa aussi la sienne.

« Pas ce soir ! lui cria encore sonadversaire ; profitez de mon avis.

– Vous venez de me dire (il faut que cesoit dans un moment d’inspiration), répliqua sir John d’un tondégagé, quoique à présent il eût jeté le masque pour lui montrer sahaine en face, vous venez de me dire que c’était la dernière fois.Vous pouvez en être sûr. Est ce que vous pensiez, par hasard, quej’avais oublié notre dernière entrevue ? Vous imaginez-vousque je ne me souvienne pas de chacune de vos paroles, de chacun devos regards, pour vous en demander compte ? Qui de nous deux,pensez-vous, a choisi son moment ? est-ce vous, est-cemoi ? Voyez un peu l’honnête homme avec son jargon de probité,qui, après avoir contracté avec moi un engagement pour prévenir uneunion qu’il faisait semblant de ne pas trouver à son goût,engagement tenu par moi fidèlement et à la lettre, le viole de soncôté, et saisit l’occasion de bâcler le mariage, pour sedébarrasser d’un fardeau qui lui pesait sur les bras, et jeter sursa maison un lustre mal acquis !

– J’ai agi, cria M. Haredale, avechonneur et de bonne foi. J’agis de même encore maintenant, en vousavertissant de ne pas me forcer à recommencer ce duel avec vous cesoir.

– Vous parliez tout à l’heure de mon« malheureux fils, » je crois, dit sir John avec unsourire. Le pauvre sot ! s’être laissé duper par un pareiltartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil oncle et par unepareille nièce ! vous avez bien raison de le plaindre. Mais cen’est plus mon fils : je vous fais mon compliment, monsieur,de la belle prise que vous avez faite là ; elle fait honneur àvotre ruse.

– Encore une fois, lui cria son ennemifrappant du pied dans un transport de rage, quoique vous soyezcapable de me faire renier mon bon ange, je vous conjure de ne pasvenir ce soir au bout de mon épée. Oh ! quel malheur que voussoyez venu ici ! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ?Demain nous étions séparés pour toujours.

– Puisque c’est comme ça, reprit sir Johnsans la moindre émotion, c’est fort heureux que nous nous soyonsrencontrés ce soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, voussavez, mais pourtant je vous croyais capable d’une espèce decourage brutal. Pour l’honneur de mon jugement, dans lequel j’aitoujours eu confiance, je suis fâché de voir que vous n’êtes qu’unlâche. »

Après cela, pas un mot ne fut échangé des deuxparts. Ils croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s’attaquèrentl’un l’autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis :chacun d’eux était une fine lame.

Au bout de quelques secondes, ils devinrentplus animés et plus furieux, ils se serrèrent de plus près,portèrent et reçurent des blessures légères. Ce fut immédiatementaprès en avoir attrapé une au bras que maître Haredale, sentantruisseler son sang tout chaud, fit une attaque plus vive, etplongea son épée jusqu’à la garde à travers le corps de sonadversaire.

Leurs yeux se rencontrèrent tout près l’un del’autre, quand il retira son arme fumante. Haredale passa le brasautour du mourant, qui le repoussa faiblement et tomba sur l’herbe.Là, se soulevant sur ses mains, sir John le contempla un instantavec des yeux de haine et de mépris ; mais il parut serappeler, même alors, que cette expression enlaidirait ses traitsaprès sa mort : il essaya donc de sourire, et, remuant sadroite défaillante, comme pour cacher dans son gilet son lingeensanglanté, il retomba en arrière ; il était mort… c’était làle Fantôme de la nuit passée.

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