Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 8

 

Ils avaient été des premiers à gagner lataverne ; mais il n’y avait pas dix minutes qu’ils y étaient,qu’on vit arriver, à la suite les uns des autres, quelques groupescomposés de gens qui avaient fait partie du rassemblement. Parmieux étaient M. Dennis et Simon Tappertit, qui tous deux, maissurtout le premier, saluèrent Barnabé de la manière la pluscordiale, en le félicitant de la prouesse qu’il avait faite.

« Et nom d’un chien, dit Dennis enplantant dans un coin son gourdin avec son chapeau dessus, et ens’attablant avec eux, ça me fait grand plaisir d’y penser. Quelleoccasion ! Mais non, on l’a laissée passer sans rien faire. Mafoi ! je ne sais plus ce qu’on attend. De ce temps-ci lepeuple n’a plus d’âme. Voyons, apportez-nous quelque chose à boireet à manger. Décidément je suis dégoûté de l’humanité.

– Sous quel rapport ? demandaM. Tappertit, qui venait d’éteindre l’ardeur de sa physionomiedans cinq ou six pots de bière. Est-ce que vous ne regardez pas çacomme un joli commencement, maître Dennis ?

– Qu’est-ce qui me dit que cecommencement là n’est pas aussi la fin ? répliqua le bourreau.Quand ce militaire a été abattu, nous pouvions prendre Londres.Mais non, nous restons là à bayer aux corneilles… le juge de paix…ah ! que j’aurais voulu lui mettre une balle de pistolet danschaque œil, pour mieux lui faire tourner la prunelle, quand il adit aux gens : « Mes enfants, si vous voulez me donnervotre parole de vous disperser, je vais congédier la troupe. »Alors, voilà mes gaillards qui poussent un hourra, qui jettent àleurs pieds les atouts qu’ils ont dans la main, et qui filent commeune meute docile de petits chiens qu’ils sont. Ah ! dit lebourreau, du ton d’un profond dégoût, je rougis de honte d’être lesemblable de pareilles créatures ; j’aurais mieux aimé naîtrebœuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.

– Vous n’auriez toujours pas risquéd’avoir un caractère plus désagréable qu’à présent, répliqua SimonTappertit, en sortant avec une majesté superbe.

– Ne comptez pas là-dessus ;j’aurais du moins des cornes dont je ne ménagerais pas les fameuxhéros qui nous honorent ici de leur compagnie ; je ne feraisd’exception que pour ces deux-là, montrant Hugh et Barnabé, pour larésolution qu’ils ont montrée seuls aujourd’hui. »

Après cette justice douloureuse rendue à leurcourage, M. Dennis chercha quelque consolation dans son rosbiffroid et dans un cruchon de bière, mais sans détendre les plis desa triste et sombre figure, dont ces distractions solides etliquides augmentèrent plus qu’elles ne dissipèrent, par leurinfluence, l’expression sinistre.

La compagnie présente, si durement diffaméepar Dennis, n’aurait pas été en reste de récrimination, peut-êtremême en serait-on venu aux coups, s’ils n’avaient pas été tous sifatigués et si découragés. La plus grande partie d’entre euxétaient encore à jeun ; ils avaient tous énormément souffertde la chaleur, et dans les cris, les efforts violents, l’excitationde la journée, un bon nombre avaient perdu la voix et presque laforce de se tenir. Ils ne savaient plus que faire ; ilscraignaient les suites de ce qu’ils avaient fait ; ilssentaient bien qu’après tout ils avaient échoué dans leur plan, etqu’ils n’avaient guère fait qu’empirer les affaires. Si bien que,de ceux qui étaient venus à la Botte, en moins d’une heureil y en eut beaucoup de partis ; et les plus honnêtes, lesplus sincères, se promirent bien de ne plus jamais recommencerl’expérience qu’ils avaient faite le matin. Quelques autresrestèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s’en retourneraprès chez eux, tout démoralisés. D’autres enfin, qui n’avaient pasmanqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu derendez-vous, s’en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine deprisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dansles rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu’au chiffre dela cinquantaine, tout au moins ; et leurs amis, faibles decorps, et de sens rassis, sentirent si bien s’en aller leurénergie, sous l’influence de ces nouvelles décourageantes, qu’àhuit heures du soir il n’y restait plus que Dennis, Hugh etBarnabé, Encore étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans lasalle, quand ils furent réveillés par l’entrée de Gashford.

« Oh ! vous voilà donc ici ?dit le secrétaire. Je ne m’attendais guère à vous trouver là.

– Et où donc voulez-vous que nous soyons,maître Gashford ? répondit Dennis en se mettant sur sonséant.

– Oh ! nulle part, nulle part,répliqua-t-il de l’air le plus doucereux. Les rues sont pleines decocardes bleues, je pensais que vous étiez peut-être plutôt par là.Je suis bien aise de voir que non.

– En ce cas, vous avez donc des ordres ànous transmettre, notre maître ? dit Hugh.

– Des ordres ! oh ! ciel !non. Je n’en ai pas le moindre, mon brave garçon. Quels ordresvoulez-vous que j’aie à vous donner ? vous n’êtes pas à monservice.

– Mais, maître Gashford, fit observerDennis, nous appartenons à la Cause, n’est-ce pas ?

– La Cause ! répéta le secrétaire,en le regardant comme s’il ne savait pas ce que l’autre voulait luidire. Il n’y a pas de Cause. La Cause est perdue.

– Perdue !

– Mais certainement. Est-ce que vous n’enavez pas entendu parler ? La pétition a été rejetée à lamajorité de cent quatre-vingt-douze contre six. C’est une affairefinie. Nous aurions aussi bien fait de ne pas nous donner tant demal. Si ce n’était ça et la contrariété de milord, je n’y penseraisseulement plus. Qu’est-ce que ça me fait, dureste ? »

En même temps, il avait pris un canif dans sapoche, mis son chapeau sur ses genoux, et s’occupait à découdre lacocarde bleue qu’il avait portée tout le jour, en fredonnant uncantique qui avait été en faveur dans la matinée, et en paraissantla caresser avec une espèce de regret.

Ses deux acolytes se regardaient l’un l’autre,puis le regardaient à son tour, ne sachant trop comment poursuivrela conversation sur ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coupsde coude et des coups d’œil échangés avec M. Dennis, sehasarda à lui prendre la main pour lui demander pourquoi il ôtaitce ruban de son chapeau.

« Parce que, dit le secrétaire enrelevant les yeux avec un sourire qui pouvait bien passer pour unegrimace, parce que, de porter ça pour rester tranquille, ou deporter ça pour dormir, ou de porter ça pour se sauver, c’est unemauvaise farce. Voilà tout, mon ami.

– Qu’est-ce que vous vouliez donc quenous fissions, notre maître ? cria Hugh.

– Rien, répliqua Gashford en haussant lesépaules, rien du tout. Quand milord s’est vu insulter et menacerparce qu’il venait auprès de vous, moi, je suis trop prudent pouravoir désiré que vous fissiez quelque chose. Quand les militairessont venus vous écraser sous les pieds de leurs chevaux, j’auraisété bien fâché que vous fissiez quelque chose. Quand l’un d’eux aété renversé par une main hardie, et que j’ai vu la confusion et lacrainte sur tous leurs visages, j’aurais été bien fâché que vousfissiez quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vousn’avez rien fait. C’est là le jeune homme qui a eu si peu deprudence et tant de hardiesse ! Ah ! j’en suis bien fâchépour lui.

– Fâché ! notre maître, criaHugh.

– Fâché ! maître Gashford, répétaDennis.

– Je suppose qu’on vienne à afficherdemain une proclamation promettant une cinquantaine de livressterling, ou quelque misère de ce genre, à celui quil’arrêtera ; je suppose même qu’on y comprenne aussi un autrehomme qui s’est jeté dans le couloir du haut de l’escalier, ditGashford, ce ne serait pas encore la peine de faire quelquechose.

– Nom d’un tonnerre ! notre maître,cria Hugh en sautant sur son banc. Qu’est-ce que nous avons doncfait pour que vous nous parliez comme ça ?

– Rien du tout, reprit l’autre avec lemême rire. Si on vous jette en prison, si ce jeune homme (et ici ilregarda fixement la figure sérieuse et attentive de Barnabé), estarraché de nos bras et de ceux de ses amis, de gens qu’il aime peutêtre, et que sa mort mettra aussi au tombeau ; si on le plongedans un cachot jusqu’à ce qu’on l’en retire pour le pendre à leursyeux ; c’est égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que voustrouverez, comme moi, que c’est le parti le plus prudent.

– Venons-nous-en, cria Hugh, marchant àgrands pas vers la porte ; Dennis, Barnabé,venons-nous-en.

– Où cela ? quoi faire ? ditGashford, passant devant lui et s’appuyant contre la porte, pourl’empêcher de sortir.

– N’importe où ! n’importequoi ! cria Hugh. Ôtez-vous de là, notre maître, ou nousallons sauter par la fenêtre ; ça reviendra au même.Laissez-nous partir.

– Ha ! ha ! ha ! quels…quels gaillards ! dit Gashford qui tout à coup, changeant deton, prit celui d’une familiarité plaisante et railleuse. Quellesnatures inflammables ! Ah çà ! ça ne vous empêcheratoujours pas de boire un coup avant de partir ?

– Oh, non ! certainement, » ditDennis en grognant et en essuyant d’avance ses lèvres avides avecsa manche. Pas de rancune, frère ; buvons un coup avec maîtreGashford. »

Hugh essuya la sueur de son front et laissareparaître sur sa face un sourire, pendant que l’artificieuxsecrétaire riait à gorge déployée.

« Allons ! garçon, à boire, etdépêchons-nous, car il ne s’arrêtera pas ici davantage, pas mêmepour boire un coup. C’est un luron si déterminé ! dit ledoucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait par des signesde tête et des jurons qu’il marmottait entre ses dents. Une foispiqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se connaîtplus. »

Hugh balança son poing robuste en l’air, et enassena un bon coup à Barnabé dans le dos, en lui disant :« N’aie pas peur. » Après quoi ils se donnèrent unepoignée de main, Barnabé étant toujours évidemment sous l’empire dela même pensée, qu’il n’y avait pas au monde un héros aussivertueux, aussi désintéressé que lui ; ce qui faisait rireGashford encore plus fort.

« J’ai entendu dire, ajouta-t-iltranquillement, en versant dans leurs verres, à mesure qu’ils lesvidaient, autant de liqueur qu’ils en voulaient et répétant, à leurgré, cet exercice, j’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’estvrai ou si c’est faux, que les gens qui sont à flâner ce soir dansles rues, seraient assez disposés à aller démolir une ou deuxchapelles catholiques, s’ils avaient seulement des chefs. On m’amême parlé de celle de Duke-Street, aux Champs de Lincoln’s-Inn, etde celle de Warwick-Street, dans Golden-Square. Mais ce qu’on dit,vous savez…Vous n’allez pas par là ?

– Est-ce encore pour ne rien faire, monmaître ? cria Hugh. Diable ! il ne faut pas que Barnabéet moi nous allions passer par la geôle, et peut-être par lapotence. Nous allons leur en ôter la fantaisie. Ah ! on abesoin de chefs ! Allons, les amis, à l’ouvrage !

– Quel garçon impétueux ! cria lesecrétaire. Ah ! ah ! en voilà un gaillard qui n’a paspeur ! Quel feu, quelle véhémence ! C’est un bommequi… »

Mais ce n’était pas la peine d’achever saphrase : les autres s’étaient déjà précipités hors de lamaison, et ne pouvaient déjà plus l’entendre. Il s’arrêta donc aumilieu d’un éclat de rire, prêta l’oreille, ajusta ses gants,croisa ses bras derrière son dos, et, après avoir assez longtempsparcouru à grands pas la salle déserte, il dirigea sa marche ducôté de la Cité, et prit par les rues.

Elles étaient pleines de monde, car lesévénements du jour avaient fait grand bruit. Les gens qui n’étaientpas curieux de s’éloigner de chez eux étaient à leurs croisées ousur le pas de leurs portes, et l’on n’avait partout qu’un mêmesujet de conversation. Les uns racontaient que l’émeute était toutà fait dissipée ; les autres qu’elle venait derecommencer : il y en avait qui prétendaient que lord GeorgesGordon avait été envoyé sous bonne garde à la Tour ; d’autres,qu’il y avait eu un attentat contre la vie du roi, qu’on avaitrappelé la troupe, et qu’il n’y avait pas une heure qu’on avaitentendu distinctement, au bout de la ville, un feu de peloton. Àmesure que la nuit devenait plus sombre, les nouvelles devenaientaussi plus effrayantes et plus mystérieuses ; et souvent ilsuffisait d’un passant qui annonçait en courant que les agitateursn’étaient pas loin, qu’ils allaient être bientôt arrivés, pourfaire aussitôt fermer et barricader les portes, assurer lesfenêtres basses, enfin pour jeter autant de consternation etd’épouvante que si la ville venait d’être envahie par une arméeétrangère.

Gashford se promenait partout à la sourdine,écoutant, pour les répandre plus loin à son tour, ou pour lesconfirmer de son témoignage, toutes les fausses rumeurs quipouvaient servir à ses fins. Tout entier à ce soin, il venait detourner, pour la vingtième fois, le coin de Holborn, quand unetroupe de femmes et d’enfants qui se sauvaient, tout haletants etse retournant souvent pour regarder par derrière, au milieu d’unbruit confus de voix, attira son attention.

Cet indice assuré, joint à l’éclat rougeâtredont on voyait la réverbération sur les maisons d’en face, lui fitreconnaître l’approche de quelques amis ; il s’abrita unmoment dans une allée, dont il avait trouvé la porte ouverte enpassant, et, montant avec quelques autres personnes à une fenêtredu second étage, il se mit à regarder en bas la foule.

Ils avaient avec eux des torches quiéclairaient distinctement les visages des principaux acteurs decette scène. Ils venaient de démolir quelques bâtiments, on levoyait assez, et il n’était pas moins évident que c’était un lieuconsacré au culte catholique, comme le prouvaient les dépouillesqu’ils portaient en trophées, des soutanes, et des étoles avec deriches fragments des ornements de l’autel, couverts de suie, decrotte, de poussière et de plâtre. Leurs vêtements en lambeaux,leurs cheveux en désordre éparpillés autour de leurs têtes, leursmains et leurs figures écorchées et saignantes des clous rouilléscontre lesquels ils s’étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis,poursuivaient leur route en avant, furieux et hideux comme deséchappés de Bedlam. Derrière eux se pressait la foule pour lessuivre. Les uns chantaient, les autres poussaient des cris devictoire ; d’autres se querellaient ; d’autres menaçaientles spectateurs en passant ; d’autres, avec de grands éclatsde bois sur lesquels ils passaient leur rage, comme si c’eussentété des victimes vivantes, les brisaient en mille morceaux qu’ilsjetaient en l’air ; d’autres, en état d’ivresse, ne sentaientpas même les coups qu’ils avaient reçus par la chute des pierres,des briques ou de la charpente. Il y en avait un qu’on portait surun volet, en guise de civière, au milieu de la multitude ; ilétait couvert d’un drap sale, sous lequel on voyait seulement unbloc inanimé, une figure funèbre. Puis, c’étaient des visagesgrossiers qui passaient, éclairés ça et là par un bout de flambeaufumeux ; une fantasmagorie de têtes de démons, d’yeuxsauvages, de bâtons et de barres de fer dressés en l’air, quitournaient et s’agitaient sans fin. Tableau horrible où l’on voyaità la fois tant et si peu, tant de fantômes qu’on ne pouvait plusoublier de sa vie, et tant d’objets confus qu’on n’avait que letemps d’entrevoir d’un coup d’œil rapide ! Parais,disparais !

Pendant que la foule passait pour marcher àson œuvre de ruine et de colère, on entendit un cri perçant, verslequel se précipitèrent quelques personnes. Gashford était dunombre : il était descendu tout exprès. Seulement, il était enarrière du groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre.L’un de ceux qui étaient mieux placés devant lui l’informa quec’était une femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmiles émeutiers.

« Est-ce là tout ? dit lesecrétaire, se retournant comme pour rentrer chez lui. Mafoi ! cela commence à prendre tournure. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer