Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 38

 

Cette après-midi, après avoir fait un sommepour se reposer de ses fatigues ; après s’être rasé, habillé,rafraîchi des pieds à la tête ; après avoir dîné et s’êtrerégalé d’une pipe, d’un petit extra de Toby, d’une sieste dans legrand fauteuil, et d’une causerie familière avec Mme Vardensur tout ce qui venait de se passer, sur tout ce qui se passait,sur tout ce qui allait se passer, dans la sphère de leurs intérêtsdomestiques, le serrurier s’assit à la table de thé dans le petitparloir de derrière, l’homme le plus vermeil, le plus à son aise,le plus gai, le plus cordial, le plus satisfait de tous les bonsvieux gaillards d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.

Il était là assis, avec son œil rayonnant fixésur Mme Varden ; sa figure respirait la joie, et sonvaste gilet semblait sourire dans chaque pli : je vous assureque son humeur joviale lui perçait par tous les pores et luimontait sous la table tout le long de ses gros mollets :c’était un spectacle à faire tourner en douce crème debienveillante satisfaction jusqu’au vinaigre même de lamisanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme quidécorait la salle de fleurs pour faire plus d’honneur à Dolly et àJoseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que labouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant leplus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamaisbouilloire n’a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur latable, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais devraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui tenaientde larges parapluies. On avait encore, pour tenter l’appétit dujeune couple, mis en évidence un jambon clair, transparent, juteux,garni de feuilles de laitue verte toute fraîche et de concombreodorant, le tout posé sur une table dressée dans le demi-jour, etcouverte d’une nappe blanche comme de la neige. C’était poursatisfaire leur friandise qu’on avait répandu avec tant deprofusion des confitures, des marmelades, des gâteaux frisés etd’autres menues pâtisseries, dont on ne fait qu’une bouchée, avecdes petits pains nattés, du pain de ménage, des flûtes de pain bisou blanc : c’étaient eux dont la jeunesse rajeunissait aussiMme Varden, qui se tenait là toute droite, avec sa robe àfleurs ponceau sur un fond blanc ; bien tirée à quatreépingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi vermeillesque les joues, la cheville bien prise, toute riante et de bellehumeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir… Il était là assis,le serrurier, au milieu de tous ces délices et de bien d’autres,comme le soleil qui leur communiquait leur éclat ; le centredu système, entouré de ses satellites ; la source de lalumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche quiégayaient toute la maison.

Et Dolly donc ! ce n’était plus du toutla Dolly que vous connaissez. Il fallait la voir entrer, brasdessus bras dessous avec Joe ; il fallait voir comme elle sedonnait du mal pour ne pas en avoir l’air honteuse du tout, dutout ; comme elle faisait semblant de ne pas tenir le moins dumonde à s’asseoir à côté de lui à table ; comme elle câlinaitle serrurier en lui disant deux mots à l’oreille, pour lui demandertrêve de plaisanteries ; comme ses couleurs allaient etvenaient dans une petite agitation de plaisir continuelle, qui luifaisait faire tout de travers, et cela d’une manière si charmanteque tout n’en allait que mieux… vraiment ! je ne suis pasétonné que le serrurier dît à sa femme, quand ils se retirèrentpour aller se coucher, qu’il serait resté là vingt-quatre heures desuite à regarder la chose sans se lasser.

Et les souvenirs encore, dont ils serégalèrent tout le long du thé, jusque bien avant dans lasoirée ! L’air jovial dont le serrurier demandait à Joe s’ilse rappelait cette nuit d’orage au Maypole, où il commença à courirà la recherche de Dolly !… Les éclats de rire de toute lacompagnie, à propos de la nuit où elle était allée en soirée dansla chaise à porteur !… La malice avec laquelle ils raillaientsans pitié Mme Varden d’avoir mis là, à cette même fenêtre,les fameuses fleurs à la belle étoile !… La peine queMme Varden eut d’abord à prendre part au rire général qu’on sepermettait à ses dépens, et l’éclatante revanche qu’elle prit parsa belle humeur… Les déclarations confidentielles de Joe sur lejour précis, l’heure exacte où il s’était aperçu pour la premièrelois qu’il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolly fit enrougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle, sur lemoment où elle avait découvert qu’elle ne voyait pas Joe de mauvaisœil… Quel fonds inépuisable de conversation animée !

Et puis, il y avait tant à dire de la part deMme Varden sur ses doutes, sur ses alarmes maternelles, surses soupçons prudents ! car il paraît, au dire deMme Varden, que rien n’avait jamais échappé à sa pénétrationet à son extrême sagacité. Comme si elle ne s’était pas tenue aucourant tout du long ! Comme si elle n’avait pas vu ça dupremier coup ! Comme si elle ne l’avait pas toujoursprédit ! Comme si elle n’avait pas été la première à s’enapercevoir, même avant les amoureux ! Elle ne s’étaitpeut-être pas dit en elle-même, car elle se rappelait ses propresexpressions : « Le jeune Willet observe trop notre Dollypour que je ne l’observe pas lui-même ? » Oh ! quesi ! elle l’avait joliment observé, et elle avait remarqué unefoule de petites circonstances (qu’elle énumérait l’une aprèsl’autre) si excessivement minutieuses, que personne, excepté elle,n’en pouvait tirer aucune induction, même maintenant. En un mot, ilparaît que, depuis le commencement jusqu’à la fin, elle avaitmontré une habileté infinie, auprès de laquelle la tactique dugénéral le plus consommé n’était que de la Saint-Jean.

Naturellement, la nuit où Joe avait monté àcheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et oùMme Varden avait insisté pour qu’il retournât chez lui, ne futpas non plus passée sous silence… pas plus que le soir où Dollys’était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme…pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujoursun modèle de prudence et de vigilance, l’avait trouvée toute tristeet toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n’oublia rien, ettoujours, d’une manière ou d’une autre, on en revint à cetteconclusion, que l’heure d’à présent était l’heure la plus heureusede leur vie ; que, par conséquent, tout s’était passé pour lemieux, et qu’on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leurbonheur.

Pendant qu’ils étaient dans le feu de laconversation, ne voilà-t-il pas un coup saisissant qui se faitentendre dans la rue à la porte de la boutique, qu’on avait tenuefermée toute la journée pour n’être pas dérangés ! Joeconnaissait trop son devoir pour permettre à personne d’allerouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour yaller.

En vérité, il serait par trop étrange que Joeeût oublié le chemin de la porte ; et quand même, elle étaitma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu’il ne lui fûtpas facile de s’y tromper. Cela n’empêcha pas que Dolly, peut-êtreparce qu’elle était sous l’influence de cette agitation d’esprit àlaquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu’ellecraignait, comme il n’avait qu’un bras, qu’il ne fût pas en état del’ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d’autres raisons), seprécipita derrière lui. Et ils s’arrêtèrent si longtemps dans lecorridor… je suppose que c’était parce que Joe la suppliait de nepas s’exposer au froid du courant d’air (en juillet) qui allaitinfailliblement entrer par la porte, quand elle s’ouvrirait… que lecoup fut répété d’une manière plus saisissante encore que lapremière fois.

« Est-ce que personne ne va ouvrir cetteporte ? cria le serrurier. Faut-il que j’y aillemoi-même ? »

Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans leparloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes ; etJoe ouvrit avec un bruit terrible et d’autres démonstrationssuperflues, pour faire voir l’empressement qu’il y mettait.

« Eh bien ! dit le serrurier en levoyant reparaître, qu’est-ce que c’est donc, Joe ? qu’est-cequi vous fait rire ?

– Rien, monsieur, voilà que ça vient.

– Comment ? ça vient ! Quiest-ce qui vient ? »

Mme Varden, aussi embarrassée que sonmari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif auregard de son mari, qui semblait lui demander une explication.Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pourmieux voir la porte, qu’il contempla les yeux tout grands ouverts,avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclatasur sa joviale figure.

Au lieu de voir apparaître immédiatement uneou plusieurs personnes, on ne fit qu’entendre divers sonsremarquables, d’abord dans l’atelier, puis après dans le petitcorridor qui le séparait du parloir, comme si c’était quelquecoffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu’on apportât, avecun déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteurde la charge. Enfin, après qu’on eut fait bien des efforts, bienheurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte futenfoncée comme d’un coup de bélier ; et le serrurier,regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse,releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s’écria d’une voixprofondément consternée :

« Le diable m’emporte si ce n’est pasMiggs qui revient ! »

La jeune demoiselle dont il venait deprononcer le nom n’eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissantlà un tout petit garçon et une très grande caisse dont elle étaitaccompagnée, et s’avançant avec tant de précipitation que sonchapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignitles mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l’un àgauche et l’autre à droite, leva les yeux dévotement vers leplafond, et versa un ruisseau de larmes.

« Toujours la même histoire ! criale serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cettejeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un véritablerabat-joie ; il n’y a pas moyen de lui échapper.

– Oh ! mon maître ! oui ma’ame,cria Miggs : je ne peux pas réprimer ici mes sentiments dansces heureux moments de réconciliation générale, Oh ! monsieurVarden, que de bénédictions dans notre famille ! que depardons pour les injures ! comme c’est bon etaimable ! »

Le serrurier promenait ses yeux de sa femme àDolly, de Dolly à Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcilstoujours relevés et sa bouche toujours ouverte. Quand il en vint àles porter sur Miggs, ils y restèrent… fascinés.

« Quand on pense, cria Miggs dans unaccès de joie frénétique, que M. Joe et la chèreMlle Dolly sont réellement revenus bien ensemble, après toutce qui s’est dit et fait de contraire ! Quand on les voitassis là, auprès l’un de l’autre, lui et elle, si gracieux et toutà fait aimables et avenants ! Et moi qui ne savais pas ça etqui n’étais seulement pas là pour leur préparer leur thé !Oh ! c’est bien dépitant ; mais c’est égal, ça me donnedes sensations bien agréables tout de même. »

Soit en serrant ses mains, soit dans uneextase de joie pieuse, Mlle Miggs, en ce moment, fit claquerl’un contre l’autre ses patins, comme une paire de cymbales ;après quoi elle répéta, de son plus doux accent :

« Madame n’a pas pu croire sansdoute…Oh ! Dieu du ciel ! aurait-elle pu lecroire ?… que sa bonne Miggs, qui l’a soutenue dans toutes sesépreuves, et qui a si bien compris son caractère, du temps que lesautres, avec les meilleures intentions du monde, mais avec desprocédés si rudes, donnaient des assauts continuels à sasensibilité… Non, elle n’a pas pu croire que Miggs irait la planterlà ? Elle n’a pas pu croire que Miggs, toute domestiquequ’elle est, car je sais bien que service d’autrui n’est pas unhéritage, oubliât jamais qu’elle avait été l’humble instrumentqui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et quec’était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur et dela patience d’agneau de sa maîtresse ? Elle n’a pas pu croireque Miggs ne fût pas susceptible d’attachement ? Elle n’a paspu croire que Miggs ne fût sensible qu’à sesgages ? »

À tous ces interrogatoires adressés avec uneéloquence plus pathétique les uns que les autres, Mme Vardenne répondit pas un mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider parcette circonstance, se tourna vers le petit garçon qu’elle avaitamené pour l’aider (c’était l’aîné de ses neveux et nièces… le filsde sa propre sœur mariée… il était né dans la cour du Liond’Or, n° 27, et il avait été élevé à l’ombre même du secondcordon de sonnette à main droite du chambranle de la porte), et,tout en faisant abus de son mouchoir de poche pour essuyer sasensibilité, elle s’adressa à lui pour le prier, à son retour chezses parents, de consoler sa tante de la perte qu’elle faisait de sanièce, en leur faisant un récit fidèle de l’accueil qu’elle avaitreçu au sein de cette famille, avec laquelle iceux et susditsparents n’ignoraient pas qu’elle avait incorporé ses affections lesplus chères ; de leur rappeler qu’il ne fallait rien moins quele sentiment impérieux de son devoir et son dévouement à son vieuxmaître et à madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeuneM. Joe, pour refuser l’invitation pressante que ses parents,comme il pouvait en porter témoignage, lui avaient faite decoucher, boire et manger chez eux à perpétuité, sans aucun frais niredevance ; enfin de l’aider à monter son coffre, puis de s’enretourner chez lui directement avec sa bénédiction et sesinjonctions absolues de mêler à ses prières du soir et du matin levœu exprimé au Tout-Puissant de faire de lui un jour un serrurier,ou un M. Joe, et d’avoir Mme Varden et Mlle Dollypour parentes et pour amies.

Ayant enfin terminé cette admonition, bieninutile, à vrai dire, car nous sommes obligé d’avouer que le jeunegentleman au profit duquel elle était destinée, n’y fit pas lamoindre attention, toutes ses facultés mentales étant, à ce qu’ilparaît, pour le moment, absorbées dans la contemplation desfriandises étalées sur la table… Mlle Miggs signifia à lacompagnie en général de ne pas se tourmenter, qu’elle allaitrevenir tout à l’heure ; et, avec l’aide de son neveu, elle seprépara à porter sa garde-robe au haut de l’escalier.

« Ma chère, dit le serrurier à sa femme,est-ce que c’est là votre désir ?

– Mon désir ! répondit-elle. Je suisétonnée… je suis surprise de son audace. Qu’elle déguerpisse d’ici,et promptement. »

Miggs, en entendant cela, laissa tomberlourdement le bout de sa malle, fit un reniflement bruyant, secroisa les bras, vissa le coin de sa bouche et cria, sur une gammeascendante : « Ho ! miséricorde ! » troisfois bien distinctes.

« Vous entendez ce que dit votremaîtresse, ma belle enfant, reprit le serrurier. Je crois que vousferez bien de vous en aller. Tenez ! prenez ça en mémoire devotre ancien service dans la maison. »

Mlle Miggs empoigna le billet de banquequ’il avait pris dans son portefeuille pour le lui donner ;elle le mit en dépôt dans sa petite bourse de cuir rouge, qu’elleenfonça dans sa poche (mettant à découvert, par la même occasion,une portion considérable de quelque vêtement de dessous, enflanelle, et montrant plus de bas de coton noir qu’on n’al’habitude d’en laisser voir en public), puis elle remua la tête enregardant Mme Varden et en répétant :

« Ho ! miséricorde !

– Voici, ma chère, la seconde fois, si jese me trompe, que vous nous avez dit ça, fit observer leserrurier.

– Les temps sont changés, à ce qu’ilparaît, ma’ame, s’écria Miggs en redressant la tête. Il paraît quevous pouvez vous passer de moi, maintenant. Vous n’avez plus besoinde moi pour les tenir en bride. Il ne vous faut plus personne àgronder, ou à vous servir de souffre-douleur, ma’ame, à ce que jevois. Je suis charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vousen fais mon compliment, bien sûr. »

Là-dessus elle fit une belle révérence, ettenant sa tête bien droite, l’oreille tournée du côté deMme Varden, et l’œil sur le reste de la compagnie, à mesurequ’elle adressait à l’un ou à l’autre quelque allusion spécialedans ses réflexions, elle continua ainsi :

« Oui, bien sûr, je suis enchantée devous voir tant d’indépendance pour le quart d’heure, quoique je nepuisse pas m’empêcher en même temps de vous plaindre, ma’ame,d’avoir été réduite à tant de soumission, faute d’avoir làquelqu’un pour vous soutenir… hé ! hé ! hé ! vousdevez joliment souffrir (surtout quand on pense à tout le mal quevous disiez toujours de M. Joe), de finir par l’avoir pourgendre. Et je m’étonne que Mlle Dolly aussi puisse se remettreavec lui, après toutes ses allées et venues avec le carrossier. Ilest vrai que j’ai entendu dire que le carrossier a réfléchi à lachose… hé ! hé ! hé !… et qu’il a confié à un jeunehomme de ses amis, qu’il n’était pas si bête que de se laissermettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu’elle et toutesa famille faisaient pour l’attirer. »

Ici elle s’arrêta pour attendre une réplique,et, n’en recevant pas, elle reprit sa course :

« J’ai aussi entendu dire, ma’ame, qu’ily avait des dames dont toutes les maladies n’étaient que dessimagrées, et qu’elles savent tomber évanouies, roides commemortes, toutes les fois que la fantaisie leur en prend. Vous pensezbien que ce n’est pas moi qui ai jamais rien vu de pareil de mespropres yeux… non, non. Hé ! Hé ! hé ! ni lesbourgeois non plus… non, non. Hé ! hé ! hé ! J’aiencore entendu des voisins faire la remarque qu’il y a quelqu’un deleur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud d’homme, qui estallé un jour à la pêche pour en rapporter une femme, et qui n’aattrapé qu’un pied de nez. Vous pensez bien que moi,personnellement, je n’ai jamais, que je sache, rencontré cettepersonne-là, ni vous non plus, ma’ame… non, non ! Je medemande qui ce peut être… qu’en dites-vous, ma’ame ? Je suissûre que vous n’en savez pas plus long que moi. Oh ! peut-êtreque si. Hé ! Hé ! hé ! »

Autre pause de Miggs, attendant encore uneréplique. La réplique ne vient pas, et alors elle est tellementgonflée de dépit et de douleur qu’elle se sent prête à éclater.

« Cela me fait bien plaisir de voir rireMlle Dolly, cria-t-elle en riant elle-même du bout des dents.J’aime beaucoup à voir rire les gens… et vous aussi, n’est-ce pas,ma’ame ! Cela vous a toujours fait plaisir de voir les gens debonne humeur, n’est-ce pas, ma’ame ? Aussi avez-vous toujoursfait tout ce que vous pouviez pour entretenir ces dispositionsfolâtres, n’est-ce pas, ma’ame ? Ce n’est pourtant pas qu’il yait tant de quoi rire, au bout du compte… qu’en dites-vous,ma’ame ! Ce n’est pas le Pérou, après avoir tant fait sarevêche quand elle n’était encore qu’une poupée, après avoir tantdépensé de toilette et d’affiquets, ce n’est déjà pas le Pérou degagner à la loterie un pauvre diable de pioupiou, et manchot,encore, n’est-ce pas, ma’ame ! Hé ! hé ! ce n’estpas moi, toujours, qui voudrais d’un mari manchot. Je voudrais, aumoins, qu’il eût ses deux bras. Deux bras, ce n’est pas de trop,quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout de sesmoignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là devantnotre porte. »

Mlle Miggs allait ajouter, et avait mêmedéjà commencé, qu’à tout prendre, un balayeur était encore un partiplus sortable qu’un pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens nepeuvent plus choisir, il faille bien qu’ils prennent ce qu’ilstrouvent, et encore qu’ils se regardent comme bien heureux ;mais comme ses vexations et son chagrin étaient de cette natureamère qui vous tourne sur le cœur sans pouvoir se soulager par desmots, et qui s’exalte jusqu’à la folie, faute d’être alimentée parla contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, etéclata en une tempête de larmes et de sanglots.

Réduite à cette extrémité, elle tomba surl’infortuné neveu, en veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignéede cheveux qui lui resta dans la main, elle lui déclara qu’ellevoudrait bien savoir s’il voulait la faire encore attendre làlongtemps à se faire insulter, s’il avait ou non l’intention del’aider à remporter sa malle, et s’il trouvait plaisir à entendrevilipender sa famille ; je vous fais grâce d’une fouled’autres questions semblables. Victime de ces provocationshumiliantes, le petit garçon qui, tout ce temps-là, avait été,petit à petit, poussé à la révolte par la vue d’un croquet surlequel il ne pouvait pas mettre la main, s’en alla pleind’indignation, laissant sa tante se démener à son aise avec samalle pour tâcher de le suivre.

Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, depousser, on réussit à gagner la porte de la rue. Et là,Mlle Miggs, tout essoufflée de cet effort, épuisée d’ailleurspar ses sanglots et ses larmes, s’assit sur sa propriété pour ycuver sa douleur, jusqu’à ce qu’elle pût enjôler quelque autrejeunesse pour l’aider jusque chez elle.

« Il n’y a pas de quoi s’occuper de ça,Marthe, il n’y a que de quoi rire, dit le serrurier à l’oreille desa femme, en la suivant à la fenêtre et en lui essuyant les yeuxavec bonhomie. Qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pasd’aujourd’hui que vous avez reconnu vos torts. Allons ! encoreun petit verre de Toby, ma chère. Dolly va nous chanter une petitechanson, et cette interruption ne fera qu’ajouter à notregaieté. »

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