Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 40

 

Donnons un coup d’œil d’adieu à chacun desacteurs de cette petite histoire que nous n’avons pas encorecongédiés dans le cours des événements, et nous aurons fini.

Maître Haredale s’enfuit cette nuit-là même.Avant qu’on eût pu commencer les poursuites, avant même qu’on sefût aperçu de la disparition de sir John et qu’on se fût mis à sarecherche, son adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Ilalla tout droit à un établissement religieux, renommé en Europepour la rigueur et la sévérité de sa discipline et pour lapénitence inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient ychercher un refuge contre le monde : c’est là qu’il fit lesvœux qui, à partir de ce moment, l’enlevèrent à ses parents et sesamis, et qu’après quelques années de remords il fut enterré dansles sombres cloîtres du couvent.

Il se passa deux jours avant qu’on retrouvâtle corps de sir John. Aussitôt qu’on l’eut reconnu et emporté chezlui, son estimable valet de chambre, fidèle aux principes de sonmaître, disparut avec tout l’argent et les objets de prix surlesquels il put mettre la main, grâce à quoi il alla quelque partfaire le gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Ileut un véritable succès dans cette carrière distinguée, et ilaurait même fini par épouser quelque héritière, sans un malheureuxmandat d’arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d’unefièvre contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu’onappelait communément le typhus des prisons.

Lord Georges Gordon, après être restéemprisonné à la Tour jusqu’au lundi 5 février de l’année suivante,fut jugé ce jour-là à Westminster pour crime de haute trahison. Ilest vrai qu’après une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargéde cette accusation, faute de pouvoir prouver qu’il eût agité lapopulation dans des intentions déloyales et illégales. Il y avaitmême encore tant de personnes à qui ces troubles n’avaient passervi de leçon pour modérer leur faux zèle, qu’on fit, en Écosse,une souscription pour payer les frais de la défense.

Pendant les sept années qui suivirent, il setint tranquille par comparaison, grâce à l’intercession assidue deses amis ; pourtant il trouva encore, de temps en temps,l’occasion de déployer son fanatisme protestant par quelquesmanifestations extravagantes qui réjouirent fort ses ennemis ;il fut même excommunié en forme par l’archevêque de Canterbury,pour avoir refusé de comparaître comme témoin, sur la citationexpresse de la Cour ecclésiastique. Dans l’année 1788, il futpoussé par un nouvel accès de folie à composer et publier unpamphlet injurieux, écrit en termes très violents contre la reinede France. Accusé de diffamation, après avoir fait devant la courdifférentes déclarations qui n’étaient pas moins insensées, il futcondamné, et se sauva en Hollande pour échapper à la peineprononcée contre lui. Mais, comme les bons bourgmestres d’Amsterdamn’étaient pas flattés d’accueillir un pareil hôte, ils lerenvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva à Harwich dans lemois de juillet, et se dirigea de là à Birmingham, où il fit, enaoût, profession publique de la religion juive. Il y figura commeisraélite jusqu’au moment où il fut arrêté et ramené à Londres poursubir sa peine. En vertu de l’arrêt porté contre lui, il fut, aumois de décembre, jeté dans la prison de Newgate, où il passa cinqans et dix mois, obligé en outre de payer une forte amende, et defournir des garanties sérieuses de bonne conduite à l’avenir.

Après avoir adressé, au milieu de l’été del’année suivante un appel à la commisération de l’Assembléenationale en France, appel auquel le ministre anglais refusa sasanction, il s’arrangea pour subir jusqu’au bout la punition quilui était infligée ; il laissa croître sa barbe jusqu’à saceinture, et se conformant sous tous les rapports aux cérémonies desa nouvelle religion, il s’appliqua à l’étude de l’histoire, et,par occasion, à l’art de la peinture, pour lequel, dans sajeunesse, il avait montré des dispositions. Abandonné par sesanciens amis et traité, à tous égards, en prison, comme le plusgrand criminel, il y demeura gai et résigné, jusqu’au1er novembre 1793, époque où il mourut dans soncachot : il n’avait que trente-quatre ans.

Il y a bien des gens qui ont fait dans lemonde plus brillante figure et qui ont laissé une renommée pluséclatante, sans avoir jamais témoigné autant de sympathie pour lesmalheureux et les nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à sesfunérailles. Les prisonniers déplorèrent sa perte etl’accompagnèrent de leurs regrets : car, avec des moyensbornés, sa charité était grande, et, dans la distribution qu’ilfaisait parmi eux de ses aumônes, il ne considérait que leursbesoins, sans distinction de secte ou de symbole religieux. Il y a,dans les hauts parages de la société, bien des esprits supérieursqui pourraient apprendre à cet égard quelque chose, même de cepauvre cerveau fêlé de lord qui est mort à Newgate.

Jusqu’au dernier moment, le brave John Gruebyne déserta pas son service. Il n’y avait pas vingt-quatre heuresque son maître était à la Tour, qu’il vint près de lui pour ne plusle quitter jusqu’à la mort.

Lord Gordon eut encore des soins constants etdévoués dans la personne d’une jeune fille juive d’une grandebeauté, elle s’était attachée à lui par un sentiment demi religieuxet demi romanesque, mais dont le caractère vertueux et désintéresséparait avoir défié le soupçon des censeurs les plus téméraires.

Gashford, naturellement, l’avait abandonné. Ilsubsista quelque temps du trafic qu’il fit des secrets de sonmaître, mais tout a un terme, et, quand il eut épuisé son fonds,son commerce ne pouvant plus lui rapporter rien, il se procura unemploi dans le corps honorable des espions et des mouchards auservice du gouvernement. En cette qualité, comme tous lesmisérables de son espèce, il traîna sa honteuse et pénibleexistence, tantôt à l’étranger, tantôt en Angleterre, et enduralongtemps toutes les misères d’un pareil poste. Il y a dix ou douzeans… tout au plus… un vieillard maigre et hâve, maladif et réduitau dernier état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je nesais dans quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à faitinconnu. Il avait pris du poison. On ne put avoir aucunrenseignement sur son nom : on découvrit seulement, d’aprèscertaines notes du carnet qu’il portait dans sa poche, qu’il avaitété secrétaire de lord Georges Gordon, à l’époque des fameusesémeutes…

Bien des mois après le rétablissement del’ordre et de la paix, quand on n’en parlait déjà plus dans laville ; qu’on ne disait plus, par exemple, que chaque officiermilitaire entretenu aux frais de Londres pendant les dernierstroubles avait coûté pour la table et le logement quatre livressterling quatre shillings par jour, et chaque simple soldat deuxshillings, deux pence et un demi penny ; bien des mois aprèsqu’on avait oublié même ces détails intéressants et que tous lesBouledogues-Unis avaient été jusqu’au dernier, ou tués, ouemprisonnés ou transportés, M. Simon Tappertit, ayant ététransféré de l’hôpital à la prison, et de là devant la Cour, futrenvoyé gracié, avec deux jambes de bois. Dépouillé des membres quifaisaient sa grâce et son orgueil, et déchu de sa haute fortunepour tomber dans la condition la plus humble et la plus profondemisère, il se décida à retourner boiteux chez son ancien maître,pour lui demander quelque soulagement. Grâce aux bons conseils et àl’aide du serrurier, il s’établit décrotteur et ouvrit boutique encette qualité sous une arcade voisine des Horse-Guards. Comme c’estun quartier central, il eut bientôt une nombreuse clientèle, et,les jours de lever du roi, il est prouvé qu’il a eu jusqu’à vingtofficiers, à demi-solde qui faisaient queue pour se faire cirerleurs bottes. Son commerce reçut même une telle extension que, dansle cours des temps, il entretint jusqu’à deux apprentis, sanscompter qu’il prit pour femme la veuve d’un chiffonnier éminent,ci-devant à Milbank.

Il vécut avec cette dame (qui l’assistait dansson négoce) sur le pied de la plus douce félicité domestique,entaillée seulement de quelques uns de ces petits orages passagersqui ne servent qu’à éclaircir l’atmosphère des ménages et à enégayer l’horizon. Il arriva quelquefois, par exemple, dans cesbouffées de mauvais temps, que M. Tappertit, jaloux dumaintien de ses prérogatives, s’oublia jusqu’à corriger la dame àcoups de brosse, de bottes et de souliers ; pendant que saménagère (mais il faut lui rendre la justice que c’était seulementdans des cas extrêmes) se vengeait en lui emportant ses jambes eten le laissant exposé dans la rue aux huées des petits polissons,qui ne prennent jamais tant de plaisir qu’à mal faire.

Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêvesd’établissement matrimonial ou autres, par la faute d’un mondeingrat, qui ne méritait pas ses regrets, tourna à l’aigre comme dupetit-lait. Elle finit par devenir si acide, pinçant, cognant,tordant toute la journée les cheveux et le nez de la jeunesse de lacour du Lion d’Or, que, par un consentement unanime, elle futexpulsée de ce sanctuaire, et voulut donner la préférence à quelqueautre localité bénie du ciel, pour la régaler de sa présence. Il setrouva justement qu’en ce moment les justices de paix de Middlesexfirent savoir, par des affiches officielles, qu’il leur fallait unporte-clefs femelle pour le Bridewell[8] du comté,et désignèrent l’heure et le jour du concours des aspirantes.Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut choisie d’emblée ethors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes, et immédiatementrevêtue de l’emploi qu’elle ne cessa d’exercer jusqu’à sa mort,c’est-à-dire plus de trente ans durant, mais hélas ! toujourscélibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua que cettedemoiselle, inflexible d’ailleurs et revêche pour tout le troupeaude femmes dont elle était le pasteur, n’était jamais plus méchantequ’avec celles qui pouvaient avoir quelque prétention à la beauté,et, comme preuve de son indomptable vertu et de sa chasteté sévère,ne faisait jamais quartier à celles qui avaient tenu une conduitelégère ; elle leur tombait sur le corps à la premièreoccasion ; elle n’avait même pas besoin d’occasion du toutpour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions utileset de son cru, qu’elle mettait en pratique avec cette classe demalfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité, il ne fautpas oublier l’art d’infliger un coup fourré des plus traîtres dansles reins, tout près de l’épine dorsale, avec la garde d’une clefqu’elle tenait toujours en main pour cet usage. Elle étaitégalement brevetée pour une manière de marcher par accident (quandelle était munie de ses bons patins ferrés) sur celles qui avaientde petits pieds. Nous recommandons ce procédé comme extrêmementingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.

Vous pouvez être sûrs qu’il ne se passa paslongtemps avant que Joe Willet et Dolly Varden fussent bien etdûment mari et femme, et, avec une somme bien ronde sur la Banque(car le serrurier ne se fit pas prier pour donner à sa fille unebonne dot), ils rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrsaussi qu’il ne se passa pas longtemps avant qu’un gros rougeaud depetit garçon fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypoleet à piétiner avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il nese passa pas non plus de longues années avant qu’on vît une grosserougeaude de petite fille, et puis un autre rougeaud de petitgarçon, et puis une pleine troupe de petites filles et de petitsgarçons : de manière que vous pouviez aller à Chigwell quandvous voulez, vous étiez, toujours sûr d’y voir, ou dans la rue duvillage, ou sur la pelouse, ou folichonnant dans la cour de laferme… oui-da, de la ferme, c’en était une à présent aussi bienqu’une taverne… tant de petits Joe et de petites Dolly, qu’on n’ensavait pas le compte. Et tout ça ne fut pas long ; mais, parexemple, il se passa du temps avant que Joe parût avoir seulementcinq ans de plus, ni Dolly non plus, ni le serrurier non plus, nisa femme non plus : car la gaieté et le contentement sont defameux embellisseurs et de fameux cosmétiques, je vous en réponds,pour conserver la bonne mine.

Il se passa bien du temps aussi avant qu’il yeut dans toute l’Angleterre une auberge de village comme leMaypole. C’est même encore une grande question de savoir si, àl’heure qu’il est, il y en a une pareille, ou s’il y en aurajamais. Il se passa bien du temps aussi… car, jamais, c’est tropdire… avant qu’on cessât de montrer au Maypole un intérêt toutparticulier pour les soldats blessés, ou que Joe oubliât de lesfaire rafraîchir, par souvenir de ses anciennes campagnes ; ouavant que le sergent en tournée de recrutement manquât d’y donnerun coup d’œil de temps en temps, ou avant qu’ils fussent las, l’unou l’autre, de parler sièges et batailles, et du causer desrigueurs du temps et du service, et de mille choses qui intéressentla vie du soldat. Quant à la grande tabatière d’argent que le roiavait envoyée à Joe de sa propre main, pour récompenser sa conduitedans les émeutes, quel est l’hôte qui descendit une seule fois auMaypole sans y mettre le doigt et le pouce, et en retirer unegrande prise, quand même il n’aurait jamais respiré auparavant unatome de tabac, et qu’il aurait dû se donner des convulsions àforce d’éternuer ? Pour ce qui est du distillateur cramoisi,quel est l’homme qui a vécu dans ce temps-là et qui ne l’a jamaisvu au Maypole, aussi à son aise dans la belle chambre que s’ilétait chez lui ? Et pour ce qui est des fêtes, des baptêmes,des galas de Noël et de la célébration des anniversaires denaissance, de mariage, je ne sais pas de quoi, ou au Maypole ou àla Croix d’Or… si vous n’en avez pas entendu parler, vous n’avezdonc entendu parler de rien.

M. Willet Senior, s’étant fourré dansl’esprit, on ne sait par quel procède extraordinaire, que Joe avaitenvie de se marier, et qu’en sa qualité de père il ferait bien dese retirer dans la vie privée, pour mettre son fils à même de vivreà son aise, choisit pour résidence un petit cottage à Chigwell. Ony élargit l’âtre ; on agrandit la cheminée pour lui ; ony pendit le chaudron à la crémaillère, et surtout on y planta, dansle petit jardin devant la porte de la façade, un petit mai pourrire, de manière qu’il se trouva tout de suite chez lui. C’est là,dans sa nouvelle habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et SalomonDaisy venaient régulièrement tous les soirs, et que, dans le coinde la cheminée, ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant,faisant un somme tout de même qu’au temps jadis. Comme on découvritpar hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l’airde se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe luiprocura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivaitrégulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommationde viande, de liquide et de tabac. À mesure qu’il avança en âge,cette passion redoubla d’ardeur, et son plus grand plaisir étaitd’enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades,une somme fabuleuse, impossible à payer jamais ; et la joiesecrète qu’il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu’onle voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d’œilà son tableau, et revenir avec l’expression de la satisfaction laplus vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise quelui avaient faite les insurgés, et resta dans la même conditionmentale jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de seterminer brusquement la première fois qu’il vit son petit-fils, carce spectacle parut frapper son esprit de l’idée qu’il était arrivéà Joe quelque miracle d’une nature alarmante. Heureusement, unesaignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira delà ; et, quoique les docteurs fussent tous d’accord, quand ileut une attaque d’apoplexie six mois après, qu’il allait mourir, etqu’ils eussent trouvé très mauvais qu’il n’en fît rien, il resta envie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encoresept ans en sus ; mais cette fois on le trouva un beau matindans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sanssouffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance enentendant la garde murmurer à l’oreille de son fils que le vieuxpapa s’en allait :

« Oui, Joseph, je m’en vais, ditM. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne. »

Et immédiatement il rendit l’esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plusconsidérable qu’on ne l’avait cru ; quoique les voisins,suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calculepar supposition les économies d’autrui, eût estimé la siennerondement. Joe, son unique héritier, devint par là un hommeconséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.

Il se passa quelque temps avant que Barnabéput prendre le dessus du coup qu’il avait reçu, et recouvrer sasanté et son ancienne gaieté. Cependant il revint petit à petit,et, sauf qu’il ne put jamais séparer sa condamnation et sadélivrance de la supposition d’un songe terrible, il devint, àd’autres égards, plus raisonnable. À dater de son rétablissement,il eut la mémoire meilleure et plus de suite dans les idées mais unnuage obscur plana toujours sur le souvenir de son existencepremière, et ne s’éclaircit jamais.

Il n’en fut pas plus malheureux pourcela ; car il conserva toujours avec la même vivacité sonamour de la liberté et son intérêt sympathique pour tout ce qui ale mouvement et la vie, pour tout ce qui puise son être dans leséléments. Il demeura avec sa mère sur la ferme du Maypole, soignantles bestiaux et la volaille, travaillant au jardin, et donnant uncoup de main partout où il en était besoin. Il n’y avait pas danstout le pays un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à quiil n’eût donné un nom particulier. Jamais vous n’avez vu uncampagnard plus paisible de cœur, une créature plus populaire chezles jeunes comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plusheureuse que Barnabé ; et, quoique personne ne l’empêchâtd’aller courir, il ne voulut jamais La quitter, et restatoujours désormais auprès d’elle pour être sa consolation et sonbâton de vieillesse.

Une chose remarquable, c’est que, malgré cetteobscurité qui, chez lui, jetait un voile sur le passé, il allachercher le chien de Hugh, l’emmena pour en prendre soin, et qu’ilrésista à toutes les tentations de retourner jamais à Londres.Lorsque les émeutes furent plus vieilles de quelques années, etqu’Édouard revint avec sa femme et une petite famille presque aussinombreuse que celle du Dolly, apparaître un beau jour devant leporche du Maypole, Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer età sauter de joie. Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sousaucun autre prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu’onlui pût promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre lepied dans les rues : jamais il ne put même surmonter sarépugnance jusqu’à regarder du côté de la grande ville.

Grip eut bientôt repris sa bonne mine, etredevint lisse et luisant comme dans son beau temps ; mais ilresta profondément silencieux. Avait-il désappris l’art de soutenirune conversation polie à Newgate, ou bien n’avait-il pas plutôtfait vœu, dans ces temps de trouble, de suspendre, pendant un tempsdéterminé, l’exercice de ses talents ? on n’a jamais pu lesavoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant une année toutentière, il ne fit pas entendre un autre son qu’un grave etmajestueux croassement. À l’expiration de ce terme, par unebrillante matinée de beau soleil, on l’entendit interpeller leschevaux de l’écurie, au sujet de la Bouilloire, dont il a été sisouvent question dans ces pages ; et, avant que le témoin quil’avait surpris à parler pût courir en porter la nouvelle à lamaison, et déclarer, qui plus est, sur sa parole d’honneur la plussolennelle, qu’il l’avait entendu rire aux éclats, l’oiseaus’avança lui-même d’un pas fantastique jusqu’à la porte de la salleà boire, et là il se mit à crier : « Je suis undiable ! je suis un diable, moi ; je suis undiable ! »

Depuis lors, quoiqu’on ait eu des raisons decroire qu’il ne fut pas insensible à la mort de M. WilletSenior, il ne cessa pas de s’exercer et de se perfectionner dans lalangue vulgaire ; et, comme ce n’était encore qu’un bébé decorbeau quand Barnabé avait déjà les cheveux gris, il y a gros àparier qu’il parle encore à l’heure qu’il est.

FIN.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer