Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 7

 

La populace ameutée avait été tout d’aborddivisée en quatre sections ; celles de Londres, deWestminster, de Southwark et d’Écosse. Chacune de ces divisions sedécomposait elle-même en divers corps, dont la figure et lescontours, étant loin d’offrir un ensemble uniforme, présentaient aupremier coup d’œil un ordre auquel il était impossible de riencomprendre, excepté peut-être pour les chefs et lescommandants : car, pour les autres, c’était comme le plan debataille qui n’est pas fait pour être compris du simple soldat,dont l’affaire est de se faire tuer en attendant. Pourtant, il nefaudrait pas croire que ce grand corps n’eût pas une méthode à lui.Car il n’y avait pas cinq minutes qu’on avait commandé lemouvement, que déjà la masse s’était répartie en trois grandessections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnésantérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se dirigerpar détachements séparés sur la chambre des Communes.

C’est à la tête de la section qui avait pourdirection le pont de Wesminster, que lord Georges Gordon prit saplace. Il avait Gashford à sa droite et autour de lui une espèced’état-major composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduitede la seconde section, qui devait passer par Black-friars, étaitconfiée au Comité d’administration, composé de douze citoyens. Latroisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser lesrues d’un bout à l’antre pour mieux faire connaître et apprécierleur nombre aux bons bourgeois de Londres, était commandée parSimon Tappertit (assisté par quelques officiers subalternes, prisdans la confrérie des Bouledogues unis), par Dennis, le bourreau,et quelques autres.

Au commandement de :« Marche ! » chacun de ces grands corps prit lechemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait, etdans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait debeaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue,dans son développement, que, lorsque l’arrière-garde commença à semettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles enavant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtantle pas.

En tête de cette division, à la place queHugh, dans la fougue de son humeur folâtre, lui avait assignée,entre ce dangereux compagnon et le bourreau marchait Barnabé, etbien des gens qui plus tard se rappelèrent ce jour-là n’oublièrentpas non plus la figure qu’il y faisait. Étranger à toute autrepensée qu’à son extase passagère, la face animée, l’œil étincelantde plaisir, sentant à peine le poids de la grande bannière dont ilétait chargé, et ne songeant qu’à la faire briller au soleil etflotter à la brise d’été, il avançait, plus fier, plus heureux,plus exalté qu’on ne peut dire : c’était peut-être le seulcœur insouciant, la seule créature innocente de toute l’émeute.

« Que pensez-vous de ça ? luidemanda Hugh en passant au travers des rues encombrées par lafoule, et en lui faisant lever les yeux vers les fenêtres garniesde spectateurs. Les voilà tous sortis pour voir nos drapeaux et nosbanderoles. Hein, Barnabé ? Ma foi ! c’est Barnabé quiest le héros de la fête ! C’est son drapeau qui est le plusgrand, et le plus beau, par-dessus le marché ! Il n’y a rien,dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux sonttournés sur lui. Ha ! Ha ! ha !

– Ne faites donc pas tant de tapage,frère, dit le bourreau en grognant, et en lançant du côté deBarnabé un coup d’œil qui n’avait rien de flatteur. J’espère qu’ilne s’imagine pas qu’il n’y a rien à faire qu’à porter ce chiffonbleu, comme un petit garçon qui porte sa bannière à la procession.Vous êtes prêt à agir sérieusement, je suppose, hein ? C’est àvous que je parle, ajouta-t-il en poussant rudement du coudeBarnabé. Qu’est-ce que vous faites là à bayer aux corneilles ?Pourquoi ne répondez-vous pas ? »

Barnabé, en effet, n’avait d’yeux que pour sondrapeau. Pourtant, sur cette apostrophe, il promena un regardhébété du bourreau au camarade Hugh, qui dit à l’autre :

« Il ne sait pas ce que vous voulez luidire ; attendez, je vais le lui faire comprendre. Barnabé, monvieux, écoute-moi bien.

– Je vais vous écouter, dit-il enregardant autour de lui avec inquiétude ; mais je voudraisbien la voir, et je ne la vois pas.

– Voir qui ? demanda Dennis d’un tonbourru. Seriez-vous par hasard amoureux ? j’espère que non. Ilne manquerait plus que ça. Nous n’avons que faire d’amoureuxici.

– Ah ! qu’elle serait fière de mevoir comme ça ! hein ? Hugh, dit Barnabé. Comme elleserait contente de me voir à la tête de ce grand spectacle !Elle en pleurerait de joie, j’en suis sûr ; où donc peut-elleêtre ? Elle ne me voit jamais à mon avantage ; etpourtant, qu’est-ce que ça me fait d’être gai et pimpant, si ellen’est pas là pour en jouir ?

– Bon ! voilà-t-il pas un beaucéladon ! s’écria M. Dennis avec le plus suprême dédain.Ah çà ! est-ce que vous croyez que nous prenons dansl’Association des amoureux pour faire du sentiment ?

– Ne vous tourmentez pas, frère, lui ditHugh. C’est de sa mère qu’il parle.

– De sa quoi ? dit M. Dennisavec un abominable juron.

– De sa mère.

– Et vous croyez que je suis venu memêler à cette division-ci, que je suis venu prendre part à ce jourmémorable pour entendre des petits garçons appeler leursmamans ! répondit en grondant M. Dennis avec le plusprofond dégoût. L’idée d’une maîtresse, c’était déjà assezennuyeux ; mais une maman ! »

Et il en eut si mal au cœur, qu’il cracha parterre sans pouvoir ajouter un mot.

« Barnabé a raison, cria Hugh avec unegrimace. Mais je vais vous dire, mon garçon ; regardez-moibien, mon brave. Si elle n’est pas ici pour vous admirer, c’est quej’ai eu soin d’elle : je lui ai envoyé une demi-douzaine degentlemen, chacun avec un beau drapeau bleu, quoique pas si beau demoitié que le vôtre, pour la mener, en grande cérémonie, à unemaison magnifique, tout ornée de banderoles d’or et d’argent, et demille autres choses plaisantes à voir, où elle va attendre que voussoyez revenu, et où je vous réponds qu’elle ne manque de rien.

– Ah ! vraiment ? dit Barnabé,la figure rayonnante de plaisir. Voilà qui me réjouit ! À labonne heure, mon bon Hugh !

– Bah ! ce n’est rien en comparaisonde ce que nous allons voir, reprit Hugh en clignant de l’œil àDennis, qui regardait avec un grand étonnement son nouveaucompagnon d’armes.

– Comment ! est-ce vrai ?

– Oh mais, rien du tout. De l’argent, deschapeaux à cornes avec des plumets, des habits rouges brodés d’or,tout ce qu’il y a de plus beau au monde, maintenant et jamais, toutcela est à nous, si nous promettons à ce noble gentleman, lemeilleur gentleman de la terre, de porter nos drapeaux pendantquelques jours sans les perdre : nous n’avons pas plus que çaà faire.

– Quoi ! pas plus que ça ? criaBarnabé avec des yeux animés, en serrant de toutes ses forces lahampe de son étendard. Je vous réponds, alors, que ce n’est pas moiqui perdrai le mien. Laissez faire, il est en bonnes mains. Vous meconnaissez, Hugh : n’ayez pas peur que personne me leprenne.

– Voilà qui est bien parlé, criaHugh ; ha ! ha ! noblement parlé. Je reconnais làmon intrépide Barnabé, avec qui j’ai tant de fois sauté et fait destours. Je savais bien que je ne me trompais pas sur son compte…Est-ce que vous ne voyez pas, ajouta-t-il à l’oreille de Dennis,vers lequel il s’était rapproché, que ce garçon-là est imbécile, etqu’on peut lui faire faire tout ce qu’on voudra si on sait leprendre ? Sans bêtise, savez-vous qu’il vaut douze hommes àlui tout seul ? vous n’avez qu’à essayer. Laissez-moi faire,vous verrez bientôt s’il peut nous être utile ou non. »

M. Dennis reçut ces explications avec dessignes de tête et des clignements d’yeux qui annonçaient sacomplète édification ; et, à partir de ce moment, il changeade ton avec Barnabé. Hugh, mettant son doigt à son nez pour luirecommander d’être discret, retourna prendre sa première place, etils avancèrent en silence.

Il était de deux à trois heures del’après-midi quand les trois grandes divisions se trouvèrentréunies à Westminster, et formant une masse formidable, poussèrentensemble un hourra terrible. Ce n’était pas seulement pour annoncerleur présence, c’était surtout un signal, pour ceux qui étaientchargés de ce soin, qu’il était temps de prendre possession descorridors des deux chambres, de tous les accès qui y aboutissaient,ainsi que des escaliers de la galerie. Ce fut aux escaliers queDennis et Hugh, toujours avec leur disciple au milieu d’eux, seprécipitèrent tout droit, Barnabé ayant remis son drapeau à un deleurs camarades, chargé de garder ce dépôt à la porte. Pressés parderrière par ceux qui les suivaient, ils se trouvèrent emportéscomme une vague jusqu’à la porte même de la galerie, d’où il étaitimpossible de revenir sur ses pas, quand on en aurait eu envie, àraison de la multitude qui obstruait les passages. On dit souventpar une expression familière, en parlant d’une grande foule, qu’onaurait pu marcher dessus, tant elle était serrée. C’est justementce qui se fit : car un petit garçon qui s’était trouvé, je nesais comment, dans la bagarre, et qui était en grand danger d’êtreétouffé, grimpa sur les épaules d’un homme près de lui, et courutsur les chapeaux et les têtes des gens jusqu’à la rue voisine,traversant dans sa course toute la longueur des deux escaliers etune longue galerie. Au dehors les rangs n’étaient pas moinsépais : car un panier jeté dans la foule fut ballotté de têteen tête, d’épaule en épaule, et, tournant comme un toton surlui-même, disparut au loin, sans être tombé par terre une seulefois.

Dans cette vaste cohue, il y avait bien par-cipar-là quelques honnêtes fanatiques ; mais la plus grandepartie se composait de l’écume et du rebut de Londres, de genstarés, de bandits, encouragés par un mauvais code de lois pénales,par de mauvais règlements dans les prisons, par une organisation depolice détestable, si bien que les membres des deux chambres duParlement qui n’avaient pas eu la précaution de se rendre de bonneheure à leur poste étaient obligés de faire le coup de poing pourpénétrer dans ces masses et se faire faire un passage.

On arrêtait, on brisait leurs voitures, on enarrachait les roues, on réduisait les glaces en atomes depoussière, on enfonçait les panneaux ; les cochers, leslaquais, les maîtres, étaient enlevés de leurs sièges et roulésdans la boue ; lords, évêques, députés, sans distinction depersonnes ou de partis, recevaient des coups de pied, desbourrades, des bousculades, passaient de main en main par tous lestraitements les plus injurieux ; et, quand ils finissaient pararriver à l’assemblée, c’était avec leurs habits en loques, leursperruques arrachées, qu’ils s’y présentaient sans voix et sanshaleine, tout couverts de la poudre qu’on avait fait tomber deleurs cheveux sur toute leur personne, à force de les battre et deles secouer. Il y eut un lord qui resta si longtemps dans les mainsde la populace, que les pairs en corps résolurent de faire unesortie pour le reprendre, et se disposaient réellement à exécuterleur dessein, lorsque heureusement il apparut au milieu d’eux toutcouvert de boue et tout meurtri de coups, à peine reconnaissableaux yeux de ses meilleurs amis. Le bruit et le vacarme ne faisaientque croître de moment en moment. L’air était plein de jurons, dehuées, de hurlements ; l’émeute furieuse mugissait sans cesse,comme un monstre enragé qu’elle était, et chaque insulte nouvelledont elle se rendait coupable enflait encore sa furie.

À l’intérieur, l’aspect des choses étaitpeut-être encore plus menaçant. Lord Georges, précédé d’un hommequi faisait porter sur un crochet une immense pétition à travers lecouloir jusqu’à la porte de la chambre, où deux huissiers vinrentla recevoir et la déplier sur la table disposée pour la soutenir,était venu de bonne heure occuper sa place, avant même que leprésident fit la prière. Ses partisans avaient profité de ce momentpour remplir en même temps, comme nous avons vu, le couloir et lesavenues. Les membres n’étaient donc plus seulement arrêtés enpassant dans les rues, mais on sautait sur eux jusque dans les mursmêmes du parlement, pendant que le tumulte, au dedans et au dehors,couvrait la voix de ceux qui voulaient prendre la parole. Ils nepouvaient pas seulement délibérer sur le parti que leur conseillaitla prudence dans une pareille extrémité, ni s’animer les uns lesautres à une résistance noble et ferme. Chaque fois qu’il arrivaitun membre, les habits en désordre et les cheveux épars, cherchant àpercer, à son corps défendant, la foule du couloir, on était sûrd’entendre pousser un cri de triomphe, et, au moment où la porte dela chambre entr’ouverte avec précaution pour le faire entrer,laissait jeter à la foule un regard rapide sur l’intérieur, ils endevenaient plus sauvages et plus farouches, comme des bêtes fauvesqui ont vu leur proie, et ils faisaient contre les battants duportail une poussée à rompre les serrures et les verrous dans leursgâches et à ébranler jusqu’aux solives du plafond.

La galerie des étrangers, placée immédiatementau-dessus de la porte de la chambre, avait été fermée par ordre àla première nouvelle des troubles, et par conséquent elle étaitvide. Seulement lord Georges allait s’y asseoir de temps en tempspour être plus à portée d’aller au haut de l’escalier qui yaboutissait, pour répéter au peuple ce qui se faisait àl’intérieur. C’est sur cet escalier qu’étaient postés Barnabé, Hughet Dennis. Il y avait deux montées de marches, courtes, hautes,étroites, parallèles l’une à l’autre, et conduisant aux deuxpetites portes communiquant avec un passage bas qui ouvrait sur lagalerie. Entre elles deux était une espèce de puits ou de jour sansvitres pour faire circuler l’air et la lumière dans le couloir, quipouvait bien avoir de dix-huit à vingt pieds de profondeur.

Sur un de ces petits escaliers, non pas celuioù se montrait en haut, de temps en temps, lord Georges, maisl’autre, se tenait Gashford, le coude appuyé sur la rampe, la têteposée sur sa main, avec l’expression d’astuce qui lui étaitfamilière. Chaque fois qu’il changeait le moins du monde cetteattitude, ne fût-ce que pour remuer doucement le bras, vous étiezsûr d’entendre un redoublement de cris furieux, non seulement là,mais dans le couloir au-dessous, où il faut croire qu’il y avait unhomme en vedette à examiner constamment ses moindresmouvements.

« À l’ordre ! cria Hugh d’une voixde stentor qui domina l’émeute et le tumulte, en voyant apparaîtrelord Georges sur l’escalier. Des nouvelles ! milord apportedes nouvelles ! »

Le bruit n’en continua pas moins, malgré cela,jusqu’à ce que Gashford se fût retourné. Aussitôt le plus profondsilence régna, même parmi le peuple qui encombrait les passages audehors ou les autres escaliers, et qui n’avait pu rien entendre,mais qui n’en reçut pas moins le signal de se taire avec unemerveilleuse rapidité.

« Messieurs, dit lord Georges très pâleet très agité, soyons fermes ! On parle ici d’ajourner, maisil ne nous faut pas d’ajournement. On parle de prendre notrepétition en considération pour mardi prochain, mais il faut qu’onla mette en délibération tout de suite. On montre des dispositionspeu favorables au succès de notre cause, mais il fautréussir ; nous le voulons !

– Il faut réussir ; nous levoulons ! » répéta la foule en écho.

Alors, au milieu de leurs cris et de leursapplaudissements, il les salua, se retira, et, presque tout desuite, revint sur ses pas. Sur un second geste de Gashford, le plusprofond silence se rétablit à l’instant.

« J’ai bien peur, dit-il, que, pour cettefois-ci, nous n’ayons pas lieu, messieurs, d’espérer justice duparlement. Mais il nous la faut, nous nous retrouverons ; nousdevons placer notre confiance dans la Providence, et elle béniranos efforts. »

Comme ce discours était un peu plus modéré quel’autre, il ne fut pas reçu avec la même faveur. Le bruit etl’exaspération étaient à leur comble, lorsqu’il revint encore leurdire qu’on venait de donner l’alarme à plusieurs milles à laronde ; qu’aussitôt que le roi allait apprendre la force deleur rassemblement, il était hors de doute que Sa Majesté enverraitdes ordres particuliers pour les satisfaire ; enfin, ilcontinuait cette harangue anodine, irrésolue et languissante,lorsqu’on vit tout à coup apparaître deux gentlemen à la porte, oùil se terrait ; ils passèrent devant lui et, descendant une oudeux marches, regardèrent le peuple avec assurance.

La hardiesse de cette démarche les prit audépourvu. Mais ils furent bien plus déconcertés encore lorsque l’unde ces gentlemen, se tournant vers lord Georges, lui dit d’une voixcalme et recueillie, mais assez haut pour que tout le monde pûtbien l’entendre :

« Voulez-vous me faire le plaisir de direà ces gens-là, milord, que c’est moi qui suis le général Conway,dont ils ont entendu parler ; que je suis opposé à leurpétition et à toute leur conduite dans cette affaire, ainsi qu’à lavôtre ? Veuillez bien leur dire aussi que je suis militaire,et que je saurai protéger la liberté de la chambre le sabre enmain. Vous savez, milord, que nous sommes tous armés iciaujourd’hui ; vous savez que le passage pour aborder lachambre est étroit, et vous n’ignorez pas qu’il y a pour ledéfendre des gens déterminés, qui feront tomber sans vie plus d’undes votres, si vous les laissez persévérer. Faites attention à ceque vous allez faire.

– Et moi, milord Georges, dit l’autregentleman, s’adressant à lui de même, j’ai besoin de vous dire,moi, le colonel Gordon, votre proche parent, que s’il y a, danscette foule qui nous assourdit de ses cris, un homme, un seul hommequi franchisse le seuil de la chambre des Communes, je donne ici maparole d’honneur qu’au même instant je passerai mon sabre autravers, non pas de son corps, mais du vôtre. »

Là-dessus, ils remontèrent les marches àreculons, le visage toujours tourné vers la foule, prirent le noblelord mal inspiré par ses ardeurs religieuses, chacun par un bras,l’entraînèrent par le corridor et fermèrent la porte, qu’onentendit à l’instant barricader en dedans.

Tout cela fut si vite fait, et la mine quefaisaient les deux gentlemen, qui n’étaient pas de jeunes fous,était si brave et si résolue, que, ma foi, les gens de l’émeuten’étaient pas fiers et se regardaient les uns les autres d’un airtimide et chancelant. Il y en avait déjà qui se retournaient ducôté des portes. Quelques autres encore, moins hardis, criaientqu’il n’y avait plus qu’à s’en aller, et demandaient qu’on leurlivrât passage, la confusion et la panique s’accrurent rapidement.Gashford parlait tout bas avec Hugh.

« Eh bien ! cria ce dernier detoutes ses forces, pourquoi donc vous en aller là-bas, vousautres ? Où pouvez-vous donc être mieux qu’ici ? unebonne poussade contre cette porte et une autre en même temps à laporte d’en bas, et le tour est fait. Allons, hardi ! Quant àla porte en dessous, laissez reculer ceux qui ont peur, et que ceuxqui n’ont pas peur rivalisent à qui passera le premier.Tenez ! vous allez voir. »

Au même instant, il s’élança par-dessus larampe dans le couloir au-dessous, et il n’était pas relevé sur sesjambes, que Barnabé était à ses côtés. Le second chapelain etquelques membres des Communes, qui étaient là à supplier le peuplede se retirer, se retirèrent précipitamment. Et aussitôt, poussantun grand cri, la foule se jeta des deux côtés pêle-mêle contre lesportes, pour assiéger en règle la chambre.

En ce moment, où un second effort allait lesmettre en face de leurs ennemis sur la défensive à l’intérieur, etfaire inévitablement couler le sang dans une lutte désespérée, onvit la foule par derrière lâcher pied, sur le bruit qui circula debouche en bouche, qu’un messager était allé par eau chercher destroupes, qui, déjà se formaient en lignes dans les rues. Lapopulace, qui n’était pas curieuse de soutenir une charge dans lesétroits passages où elle était bloquée, se mit à s’en aller avecautant d’impétuosité qu’elle était venue. Barnabé et Hugh furententraînés dans le courant, et là, à force de jouer des coudes, delutter à coups de poings, de piétiner sur ceux qui tombaient enfuyant ou d’être piétinés à leur tour, ils finirent, eux et lamasse dont ils étaient entourés, par s’écouler petit à petit dansla rue, où débouchait justement en toute hâte un gros détachementde gardes à pied et de gardes à cheval, balayant devant eux laplace avec tant de rapidité, qu’il semblait que la populace fondaitsur leurs pas.

Au commandement de :« Halte ! » la troupe forma ses rangs à travers larue. Les émeutiers, haletants et épuisés à la suite de leursderniers efforts pour se tirer de peine, en firent autant, maisd’une manière irrégulière et désordonnée. L’officier qui commandaitla force armée vint à cheval en toute hâte dans l’espace qui lesséparait, accompagné d’un magistrat et d’un huissier de la chambredes Communes, auxquels deux cavaliers s’étaient empressés de prêterleur cheval. On lut le Riot Act[1]mais pas unhomme ne bougea.

Au premier rang des insurgés se tenaientBarnabé et Hugh. Quoiqu’un avait jeté dans les mains de Barnabé,quand il sortit dans la rue, son précieux drapeau, qui, roulémaintenant tout autour de la hampe, avait l’air d’une canne degéant, à voir comme il la portait haute et ferme, en se tenant surses gardes. Si jamais homme, dans la sincérité de son âme, se crutengagé dans une juste cause, et se sentit résolu à rester fidèle àson chef jusqu’à la mort, c’était bien le pauvre Barnabé, inféodé àlord Georges Gordon.

Après avoir en vain essayé de se faireentendre, le magistrat donna l’ordre de charger, et leshorse-guards se mirent à chevaucher à travers la foule, pendantqu’il galopait encore de côté et d’autre, pour exhorter le peuple àse disperser ; et, quoique les soldats reçussent des pierresassez grosses pour que quelques-uns d’entre eux fussent toutmeurtris, leurs ordres ne leur permettaient que de faireprisonniers les insurgés les plus ardents, et d’écarter les autresavec le plat de leurs sabres. En voyant les chevaux venir sur elle,la foule céda sur plusieurs points, et les gardes, profitant deleur avantage, eurent bientôt nettoyé le terrain ; cependant,deux ou trois de ceux qui marchaient à l’avant-garde, et quiétaient en ce moment presque isolés des autres par la foule où ilss’étaient engagés, poussèrent droit à Hugh et à Barnabé, que sansdoute on leur avait désignés comme les deux hommes qui s’étaientélancés d’en haut dans le couloir. Ils avançaient donc petit àpetit, donnant aux plus mutins, sur leur route, quelquesestafilades légères, qui jetaient par-ci par-là quelque blessé dansles bras de ses camarades, au milieu des gémissements et de laconfusion.

À la vue de ces figures effrayées etsanglantes, qu’il aperçut un moment devant lui, avant qu’elleseussent disparu dans la foule, Barnabé devint pâle et se sentitfaillir le cœur. Mais il n’en resta pas moins ferme à son poste,serrant dans son poing le drapeau, et tenant l’œil fixé sur lesoldat le plus voisin, avec quelques signes de tête qu’il faisait àHugh. en réponse aux conseils que ce mauvais génie lui soufflait àl’oreille.

Le soldat donna de l’éperon, fit reculer soncheval sur les gens qui le pressaient de tous côtés, distribuantavec son sabre quelques coups de manchette à ceux qui portaient lesmains sur la rêne pour arrêter son coursier, et faisant signe à sescamarades de venir à son aide, pendant que Barnabé, sans reculerd’une semelle, attendait sa venue. Plusieurs insurgés lui crièrentde se sauver, d’autres s’approchaient de lui pour le faireéchapper, quand la hampe du drapeau s’abaissa sur leurs têtes, et,le moment d’après, la selle du cavalier était vide.

Alors Hugh et lui firent demi-tour ets’enfuirent à travers la foule qui leur livra passage et le fermabien vite, pour qu’on ne vit pas par où ils s’étaient enfuis ;hors d’haleine, échauffés, couverts de poussière, ils arrivèrent aubord du fleuve sains et saufs, et montèrent dans un bateau qui leseut mis bientôt à l’abri de tout danger immédiat.

En descendant le fleuve, ils entendaientdistinctement les applaudissements du peuple, et même, supposantque peut-être ils avaient forcé par ce trait d’audace la troupe àbattre en retraite, ils restèrent un moment suspendus sur leursrames, ne sachant s’ils devaient revenir ou non. Mais la populace,en passant sur le pont de Westminster, ne tarda pas à leur assurerque le rassemblement était dispersé, et Hugh, ayant conjecturé desapplaudissements de tout à l’heure que c’était une acclamation dela multitude pour remercier le magistrat d’avoir renvoyé la forcearmée, à la condition expresse que chacun s’en retourneraittranquillement chez soi, et que, par conséquent, lui et Barnabé nepouvaient pas mieux faire que de s’en aller aussi, résolut dedescendre avec Barnabé jusqu’à Blackfriars, au bout du pont, et degagner de là l’hôtel de la Botte, où ils étaient sûrs de trouver,non seulement bon vin et bon logis, mais certainement aussiquelques camarades qui viendraient les rejoindre. Barnabé yconsentit, et ils se mirent à ramer vers Blackfriars.

Heureusement pour eux, ils arrivèrent au bonmoment. Il était temps. En entrant dans Fleet-Street, ilstrouvèrent toute la rue en révolution ; et, quand ils endemandèrent la cause, on leur dit qu’il venait de passer undétachement de horse-guards au galop, escortant à Newgate quelquesinsurgés prisonniers, qu’on allait coffrer là. Bien contentsd’avoir échappé par bonheur à cette cavalcade, ils ne perdirent pasde temps à faire plus de questions, et se rendirent à la Botteaussi vite qu’ils purent ; Hugh pourtant modérant le pas, parprudence, pour ne pas se compromettre en attirant sur euxl’attention du public.

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