Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 10

 

L’émeute est une créature d’une existencemystérieuse, surtout dans une grande ville. D’où vient-elle et oùva-t-elle ? presque personne n’en sait rien. Elle s’assemble,elle se disperse avec la même rapidité. Il n’est pas plus facile deremonter aux différentes sources dont elle se compose qu’à celledes flots de la mer, avec laquelle elle a plus d’un trait deressemblance : car l’Océan n’est pas plus changeant, plusincertain, ni plus terrible, quand il soulève ses vagues ; iln’est pas plus cruel ni plus insensé dans sa furie.

Les gens qui étaient allés faire du tapage àWestminster le vendredi matin, et qui avaient accompli le soirl’œuvre de dévastation plus sérieuse de Duke-Street et deWarwick-Street, étaient, en général, les mêmes. Sauf quelquesmisérables de plus, que tous les rassemblements sont moralementsûrs de s’adjoindre dans une ville où il doit y avoir un plus grandnombre de fainéants et de mauvais sujets, on peut dire quel’émeute, dans ces deux rencontres, était formée des mêmeséléments. Cependant, quand elle fut dispersée dans l’après-midi,elle s’était éparpillée dans diverses directions : il n’yavait pas eu de nouveau rendez-vous donné, pas de plan conçu oumédité ; en un mot, à ce qu’ils pouvaient croire, ils s’enretournaient chacun chez eux, sans espoir de se réunir encore.

À l’enseigne de la Botte, le quartiergénéral, comme nous avons vu, des émeutiers, il n’y en avait pas,le vendredi soir, une douzaine : deux ou trois dans l’écurieet les remises, où ils passaient la nuit ; autant dans lasalle commune ; le même nombre couchés dans les lits. Le resteétait retourné dans leurs logis ou plutôt dans leurs repairesordinaires. Peut-être parmi ceux qui étaient étendus dans leschamps et les sentiers voisins, au pied des meules de foin, ou prèsdes fours à chaux, n’y en avait-il pas une vingtaine qui eussent undomicile. Mais quant aux autres réduits publics, aux loueurs, auxgarnis, ils avaient à peu près leur compte de leurs locatairesordinaires, et pas d’étrangers ; ils avaient leur totalrégulier de vice et de turpitude, auquel ils étaient accoutumés,mais pas plus.

L’expérience d’une seule soirée, cependant,avait suffi pour donner la preuve à ces chefs d’émeute, à cescatilinas de rencontre, qu’ils n’avaient qu’à se montrer dans lesrues pour voir à l’instant se réunir autour d’eux des bandes qu’ilsn’auraient pu garder rassemblées, quand ils n’en avaient plus quefaire, sans beaucoup de dangers, de peine et de frais. Une foismaîtres de ce secret, ils se sentirent la même assurance que s’ilsavaient autour d’eux un camp de vingt mille soldats, dévoués àleurs ordres. Toute la journée du samedi, ils restèrenttranquilles. Le dimanche, ils songèrent plutôt à tenir leurs gensen haleine qu’à poursuivre sérieusement, par quelque mesureénergique, l’exécution de leurs premiers projets.

« J’espère, dit Dennis, bâillant de grandcœur le dimanche matin, et se relevant sur son séant d’une botte depaille qui lui avait servi de lit pour la nuit, en même temps qu’ils’appuyait la tête dans sa main et réveillait Hugh, étendu près delui ; j’espère que maître Gashford va nous laisser faire notredimanche ; à moins qu’il ne veuille déjà nous remettre àl’ouvrage, hein ?

– Il n’aime pas à laisser languir leschoses, on peut être sûr de ça, répondit Hugh en grognant. Etpourtant je ne me sens pas bien disposé à bouger de là. Je suisroide comme un cadavre, et couvert de sales égratignures, comme sij’avais passé la journée à me battre avec des chats sauvages.

– Dame ! aussi, vous avez tantd’enthousiasme ! dit Dennis regardant avec admiration la têtemal peignée, la barbe emmêlée, les mains déchirées, la figureégratignée du farouche camarade qu’il avait là ; vous êtes unvrai démon ! vous vous faites cent fois plus de mal qu’iln’est nécessaire, par l’envie que vous avez d’être toujours enavant, et d’en faire plus que les autres.

– Pour ce qui est de ça, répliqua Hugh,rejetant en arrière ses cheveux épars et lançant un coup d’œil à laporte de l’écurie où ils étaient couchés, en voilà un là qui mevaut bien. Qu’est-ce que je vous avais promis ? Quand je vousdisais qu’il en valait une douzaine à lui tout seul, et pourtantvous n’aviez pas confiance en lui ! »

M. Dennis, encore endormi et plié endeux, releva son menton dans sa main, pour imiter l’attitude deHugh, et lui dit en regardant aussi dans la direction de laporte :

« C’est vrai, c’est vrai, frère, vous leconnaissiez bien. Mais qui supposerait jamais, à voir ce garçon-là,qu’il pût faire de telles prouesses ? Quel dommage, frère,qu’au lieu de prendre un peu de repos, comme nous, pour se préparerà faire des nouveaux efforts en faveur de notre honorable Cause, ils’amuse à jouer au soldat comme un bambin ! Et voyez doncaussi comme il est propre, continuait M. Dennis, qui n’avaitpas du tout de raison de se sentir quelque sympathie pour les gensdélicats sur cet article ; comme on voit bien son imbécillitéjusque dans cet excès de propreté ! à cinq heures du matin, ilétait déjà à la pompe, quand tout le monde aurait parié qu’ildevait être assez fatigué d’avant-hier, pour avoir encore besoin dedormir à cette heure-là. Mais pas du tout ; je me suis éveilléseulement une minute ou deux, et il était déjà à la pompe. Etencore, il fallait le voir planter sa plume de paon dans sonchapeau, quand il a eu fini de se laver ! Ah ! je suisbien fâché que ce soit un esprit si borné ; mais quevoulez-vous ? le meilleur d’entre nous a sesdéfauts. »

Le sujet de ce dialogue et de cette conclusionproclamée d’un ton de réflexion philosophique n’était autre, commes’en doutent bien nos lecteurs, que Barnabé, qui, son drapeau enmain, se tenait en faction au soleil devant la porte éloignée, sepromenant quelquefois de long en large et chantonnant sur l’air ducarillon que faisaient entendre les cloches des églises voisines.Mais qu’il se tint tranquille, les deux mains appuyées sur la hampede son drapeau, ou qu’il le mit sur son épaule, pour monter lagarde d’un pas grave et mesuré, le soin avec lequel il avaitarrangé sa pauvre toilette, son port droit et fier, montraienttoute l’importance qu’il attachait au poste qu’on lui avait confié,et l’orgueil qu’il en ressentait dans son âme. De l’endroit où Hughet son camarade étaient étendus dans l’ombre obscure du hangar,Barnabé, avec la soleil, et le carillon pacifique du dimanche qu’ilaccompagnait de la voix, formait un charmant tableau de genre,auquel la porte servait de cadre, comme l’obscurité de l’écurie luiservait du fond. Ce tableau avait un pendant : c’était celuiqu’ils représentaient de leur côté, se vautrant, comme des animauximmondes, dans leur fumier et leur corruption sur leur litière.Eux-mêmes, ils en sentaient le contraste ; ils regardèrentquelques moments sans rien dire, et d’un air un peudouteux :

« Ah ! dit Hugh à la fin, avec ungrand éclat de rire, le drôle de corps que ce Barnabé ! il n’yen a pas un parmi nous qui puisse en faire autant, sans dormir,boire ni manger, comme lui. Quant à ce que vous disiez qu’il joueau soldat, c’est moi qui l’ai mis là en faction.

– Alors c’est que vous aviez une raisonpour ça, et une bonne, je gage, répliqua Dennis en montrant toutesses dents à force de rire et jurant comme un païen. Pourquoi doncça, frère ?

– Dame ! vous savez, lui dit Hugh ense rapprochant de lui sur sa paille, que notre noble capitaine delà-bas était joliment dedans hier matin, et puis encore, comme vouset moi, un peu plus en train hier au soir. »

Dennis regarda dans ce coin où Simon Tappertitgisait enfoncé dans une botte de foin, ronflant comme une toupie,et remua la tête en signe d’assentiment.

« Et notre noble capitaine, continuaHugh. encore avec un éclat de rire, notre noble capitaine et moinous avons fait pour demain le plan d’une expédition éclatante… etprofitable.

– Encore les papistes ? demandaDennis en se frottant les mains.

– Oui, contre les papistes ; contreun papiste au moins avec qui plusieurs d’entre nous, et moi tout lepremier, nous avons un vieux compte à régler.

– Ce n’est pas cet ami de maître Gashforddont il nous parlait chez moi, hein ? dit Dennis, bouillant deplaisir et d’impatience.

– Justement, c’est lui-même.

– Ah ! que c’est bien votreaffaire ! cria M. Dennis en lui donnant une poignée demain ; à la bonne heure ! Vengeons-nous, tue, assomme, etcela marchera deux fois plus vite. Eh bien après ? contez-moicela.

– Ha ! ha ! ha ! Lecapitaine, ajouta Hugh, a envie de profiter de cela pour enleverune femme dans la bagarre, et… Ha ! ha ! ha !… moiaussi. »

M. Dennis fit la grimace à cette partiede plan qu’on lui communiquait ; en principe général, il nevoulait pas entendre parler de femmes. C’étaient des créatures sipeu sûres et si glissantes, qu’il n’y avait pas à y faire lemoindre fond, et qu’on ne les trouvait jamais du même avis,vingt-quatre heures durant. Il en avait encore bien plus long àdire là-dessus ; mais il préféra demander à Hugh le rapportqu’il pouvait y avoir entre l’expédition proposée et la faction deBarnabé, posé en sentinelle à la porte de l’écurie. Voici ce queson camarade lui répondit avec mystère :

« Voyez-vous, les gens à qui nous avonsenvie de rendre visite étaient de ses amis, il n’y a pas bienlongtemps, et, du caractère que je lui connais, je suis sûr etcertain que, s’il croyait que. nous allions leur faire du mal, bienloin de nous aider, il se tournerait contre nous. C’est pour celaque je lui ai persuadé (je le connais de longue main) que lordGeorges l’a choisi de préférence pour garder ici la place demain ennotre absence, et que c’est un grand honneur pour lui. Voilàpourquoi il monte en ce moment la garde, fier comme un Artaban.Ha ! ha ! Qu’en dites-vous ? Si je suis un démon, jene suis toujours pas un étourdi. »

M. Dennis se confondit en compliments etajouta :

« Mais pour ce qui concerne l’expéditionelle-même ?

– Quant à ça, dit Hugh, vous enconnaîtrez tous les détails de la bouche du grand capitaine, et dela mienne, ensemble ou séparément ; car justement le voilà quis’éveille. Allons ! sus ! Cœur de Lion ! Ha !ha ! Bon courage, et buvez encore un petit coup. Encore dupoil de la chienne qui vous a mordu, capitaine ! Demandez àboire au garçon. J’ai là sous mon lit assez de tasses et dechandeliers d’or et d’argent pour payer votre écot, capitaine,quand vous boiriez le vin à tonneaux. » Et en même temps,dérangeant la paille, il montrait une place où la terre avait étéfraîchement remuée.

M. Tappertit reçut de très mauvaise grâceces encouragements joyeux ; deux nuits de ribote ne l’avaientpas accommodé : son esprit n’était guère moins fatigué que soncorps, qui ne pouvait seulement pas se tenir sur ses jambes.Cependant avec l’assistance de Hugh il parvint à gagner, enchancelant, la pompe où il se rafraîchit la gorge d’un bon verred’eau fraîche, et la tête et la figure d’une bonne douche deliquide à la glace, avant de commander un grog au lait et au rhum.Grâce à cet innocent breuvage, accompagné de biscuits et defromage, il se réconforta l’âme. Cela fait, il se mit à son aise,par terre entre ses deux compagnons, qui ne s’étaient pas épargnésà boire de leur côté et, se mit en devoir d’éclairer M. Dennissur les détails du projet annoncé pour le lendemain.

Leur conversation fut assez longue et leurattention assez soutenue pour qu’on pût voir l’intérêt manifestequ’ils prenaient au sujet. Il fallait aussi qu’il ne fût pastoujours d’un caractère bien attristant, ou qu’il fût du moinsenjolivé par des scènes plaisantes, car ils riaient souvent à gorgedéployée, jusqu’à faire sauter Barnabé sous les armes, toutscandalisé de leur légèreté. Cependant ils ne l’inviteront pas àvenir les rejoindre, avant qu’ils eussent bien bu, bien mangé etfait un bon somme pendant plusieurs heures : c’est-à-dire pasavant le crépuscule. Ils l’informèrent alors qu’ils allaient faireune petite démonstration dans les rues, seulement pour unir lesgens en éveil, parce que c’était dimanche soir, et qu’il fallaitbien au public un peu de divertissement ; qu’il était libre deles accompagner s’il voulait.

Sans autres préparatifs, si ce n’est qu’ilsemportèrent des gourdins et mirent à leur chapeau une cocardebleue, ils commencèrent à battre les rues ; et, sans autredessein prémédité que de faire tout le mal qu’ils pourraient, ilsles parcoururent au hasard. Bientôt leur nombre s’étant accru, ilsse divisèrent en deux bandes, et, après s’être donné rendez-vousdans les champs voisins de Welbeck-Street, ils traversèrent laville dans toutes les directions. Le corps le plus considérable,celui qui s’augmenta avec la plus grande rapidité, était celui dontHugh et Barnabé faisaient partie. Celui-là prit son chemin du côtéde Moorfield, où il y avait une riche chapelle à l’usage dequelques familles catholiques bien connues qui habitaient dans levoisinage.

Pour commencer, ils s’attaquèrent auxrésidences de ces familles, dont ils brisèrent les portes et lesfenêtres. Ils détruisirent le mobilier, ne laissant que les quatremurs, emportant avec soin, pour leur usage, tous les outils et lesengins de destruction qu’ils rencontrèrent, tels que marteaux,fourgons, haches, soies, et autres instruments de ce genre. Ungrand nombre d’émeutiers les passaient dans des ceinturons qu’ilsse faisaient avec une corde, un mouchoir, ou tout ce qu’ilstrouvaient de bon pour cela sous leurs mains ; et ilsportaient ces armes improvisées aussi ostensiblement qu’un sapeurdu génie qui va déblayer le champ de bataille. Pas le moindredéguisement, pas la moindre dissimulation, et même, ce soir-là,très peu d’excitation et de désordre. Dans les chapelles, ilsarrachèrent et emportèrent jusqu’à la pierre de l’autel, les bancs,les chaires, les chaises, les dalles mêmes ; dans les maisonsparticulières, ils mirent en pièces jusqu’aux lambris et jusqu’auxescaliers. Cette petite fête du dimanche fut par eux accompliecomme une tâche qu’ils s’étaient donnée et qu’ils voulaient faireen conscience. Il n’aurait pas fallu cinquante hommes bien résoluspour leur faire tourner le dos. Une simple compagnie de soldats lesaurait dispersés comme la paille au vent ; mais il n’y avaitpersonne pour les empêcher, pas d’autorité pour les réprimer, ou,pour mieux dire, n’était la terreur des victimes qui fuyaient àleur approche, personne ne faisait à eux plus d’attention que sic’étaient des ouvriers à la tâche, faisant leur travail régulier etlégal avec beaucoup de décence et de tenue.

Ils marchèrent de même, avec ordre, au lieu durendez-vous, allumèrent de grands feux dans les champs, et, gardantseulement ce qu’il y avait de plus précieux dans leur butin, ilsbrûlèrent le reste. Les ornements sacerdotaux, les images dessaints, de riches étoffes et de belles broderies, la garniture del’autel et le trésor de la sacristie, tout devint la proie desflammes, qui bientôt éclairèrent le pays alentour. Pendant cetemps-là ils dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour deces feux jusqu’à s’en rendre malades, sans être un seul momenttroublés par personne dans ces exercices édifiants.

Quand l’attroupement quitta le théâtre dudésordre et enfila Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, quiavait été témoin de toute leur conduite, et marchait d’un pasfurtif le long du trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant defront avec lui, sans avoir l’air de le connaître ni de lui parler,lui glissa ces mots dans l’oreille :

« Eh bien ! maître, est-cemieux ?

– Non, dit Gashford, c’est toujours lamême chose.

– Qu’est-ce que vous demandez donc ?dit Hugh. La fièvre ne commence pas par son paroxysme ; elleva pas à pas.

– Ce que je demande, dit Gashford en luipinçant le bras de manière à lui laisser imprimée dans la chair lamarque de ses ongles, ce que je demande, c’est que vous mettiezquelque méthode dans votre besogne, imbéciles que vous êtes !Vous ne pouvez pas nous faire d’autres feux de Saint-Jean qu’avecdes planches ou des chiffons de papier ? Vous n’êtes passeulement en état de nous faire tout de suite un incendie engrand ?

– Un peu de patience, notre maître !dit Hugh. Je ne vous demande que quelques heures et vousverrez ; vous n’aurez qu’à regarder le ciel demain soir, sivous voulez voir une aurore boréale. »

Là-dessus il recula d’un pas, pour reprendreson rang près de Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui lesyeux, ils avaient déjà l’un et l’autre disparu dans la foule.

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