Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 26

 

Pendant que Newgate brûlait, la nuitprécédente, Barnabé et son père, après avoir passé de main en mainà travers la foule, s’arrêtèrent dans Smithfield, derrière lapopulace, à contempler les flammes comme des gens qui venaient dese réveiller en sursaut. Il s’écoula quelques moments avant qu’ilspussent reconnaître distinctement où ils étaient, et comment ils yétaient venus, oubliant, pendant qu’ils restaient là spectateursinactifs et nonchalants de l’incendie, qu’ils avaient dans lesmains des outils qu’on leur avait donnés pour se délivrer eux-mêmesde leurs fers.

Barnabé, tout enchaîné qu’il était, n’auraitrien eu de plus pressé, s’il avait suivi son instinct, ou qu’il eûtété seul, que de revenir se mettre aux côtés de Hugh, que sonintelligence bornée lui représentait en ce moment comme brillantd’un nouveau lustre, depuis qu’il voyait en lui son libérateur etson plus fidèle ami. Mais la terreur que son père éprouvait àrester dans les rues se communiqua bientôt à son esprit, quand ileut compris toute l’étendue de ces craintes, et lui inspira le mêmeempressement à chercher ailleurs leur salut.

Dans un coin du marché, au milieu des stallesà bétail, Barnabé s’agenouilla, et se mit à briser les fers de sonpère, en s’arrêtant de temps en temps pour lui passer sur la figureune main caressante, ou pour le regarder avec un sourire. Lorsqu’ill’eut vu se dresser, libre, sur ses pieds, et qu’il se futabandonné au transport de joie que lui causait cette vue, il se mità l’ouvrage pour son propre compte, et bientôt ses chaînes tombantavec fracas laissèrent ses membres souples et dégagés.

Quand cette tâche fut achevée, ils seglissèrent ensemble furtivement, passèrent devant des groupes degens rassemblés autour de quelque misérable, accroupi devant eux,pour le cacher aux yeux des passants mais sans pouvoir empêcherqu’on entendit retentir le bruit des marteaux, qui annonçaientassez haut qu’ils étaient aussi occupés de la même besogne. Lesdeux fugitifs se dirigèrent du côté de Clerkenwell, puis de làgagnèrent Islington, comme la sortie de Londres la plus voisine, etse trouvèrent en un moment dans les champs. Après avoir errélongtemps, ils trouvèrent dans un pâturage, près de Finchley, unmisérable hangar dont les murs étaient de pisé et le toit debroussailles et de bruyère ; c’était un abri destiné auxbestiaux, mais il était désert pour l’instant. C’est là qu’ils secouchèrent pour y passer la nuit. Ils errèrent encore de tout côté,quand le jour fut venu, et Barnabé alla seul une fois vers un petithameau à deux ou trois milles de là, pour y acheter du pain et dulait. Mais n’ayant pas trouvé de meilleur lieu de retraite, ilsrevinrent au même endroit, et s’y couchèrent encore en attendant lanuit.

Il n’y a que Dieu qui puisse dire avec quellevague idée de devoir et d’affection, avec quelle étrangeinspiration de la nature, aussi claire pour lui que pour un hommequi aurait eu l’intelligence la plus radieuse et les facultés lesplus développées ; avec quelle obscure souvenance des enfantsdont il partageait les jeux quand il était enfant lui-même, et quilui parlaient toujours de leur père, de leur amour pour lui, de sonamour pour eux ; par quelles associations de souvenirs obscursde la douleur, des larmes et du veuvage de sa mère, il soignait cethomme et veillait tendrement sur lui. Mais si vagues, si confusesque fussent ces idées qui étaient venues l’émouvoir par degrés,c’est à elles qu’il devait le chagrin qu’il montrait en regardantson visage égaré, les larmes qui inondaient ses yeux en se baissantpour l’embrasser, le soin avec lequel il l’éveillait tout contentau milieu de ses pleurs, l’abritant du soleil, l’éventant avec desbranchages, la calmant dans les sursauts de son sommeil… Ah !quel sommeil agité !… et se demandant si elle, elle nevoudrait pas bientôt les rejoindre, pour que leur bonheur fûtcomplet. Il resta assis près de lui tout le jour, l’oreille auguet, pour écouter le pas de sa mère à chaque souffle de l’air,cherchant au loin son ombre sur les herbes mollement balancées parle vent, tressant les fleurs des haies pour qu’elle en eût leplaisir quand elle arriverait, et lui aussi quand ils’éveillerait ; enfin se baissant de temps en temps pourécouter les murmures des rêves de son père, et pour s’étonner qu’ilne goûtât pas un meilleur repos dans un lieu si tranquille.

Le soleil disparut, la nuit vint et le trouvaaussi paisible, tout entier à ces pensées, comme s’il n’y avaitqu’eux au monde, et que le lourd nuage de fumée qu’on voyait deloin suspendu sur l’immense cité ne recelât ni vices, ni crimes, nivie, ni mort, ni aucun sujet d’inquiétude… comme si c’étaitseulement le vide de l’air.

Mais l’heure était enfin venue où il fallaitqu’il allât seul chercher l’aveugle (quel bonheur pour lui !)et le ramener là, en prenant grand soin qu’on ne l’épiât et qu’onne le suivît en chemin. Il écouta bien les instructions qu’ildevait observer, les répéta souvent pour être sûr de les retenir,et, après être revenu deux ou trois fois sur ses pas pour faire unesurprise à son père, en riant à cœur joie, il finit par partirsérieusement pour accomplir sa commission, en lui recommandantd’avoir soin de Grip, qu’il n’avait pas oublié d’emporter de laprison dans ses bras.

Agile et impatient de revenir, il ne fut paslong à gagner la ville ; cependant, quand il arriva, lesincendies étaient déjà allumés et insultaient aux ténèbres de lanuit avec leur éclat affreux. À son entrée dans la ville, peut-êtrece changement venait-il de ce qu’il n’avait plus là près de lui sesanciens compagnons, et qu’il n’était point chargé d’une commissionviolente ; peut-être aussi cela venait-il de la beauté de lasolitude, où il avait passé la journée, ou des pensées quil’avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d’une légionde démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastationcruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapageétourdissant, il se demandait si c’était bien là la noble cause dubon lord.

Malgré la stupeur où le plongeait cette scènesauvage, il trouva pourtant le logis de l’aveugle. Tout étaitfermé : il n’y avait personne. Il attendit longtemps, mais envain. Il finit par s’en aller, et, comme il apprit justement en cemoment-là que les soldats venaient de tirer, et qu’il devait yavoir beaucoup de morts, il se dirigea vers Holborn, où on luiavait dit qu’était le grand rassemblement ; il voulait essayerd’y rencontrer Hugh, pour lui persuader d’éviter le danger et derevenir avec lui.

S’il avait été abasourdi et dégoûté du tumultetout à l’heure, son horreur ne fit que redoubler en pénétrant dansce tourbillon de l’émeute, et lorsqu’il en eut sous les yeux ceterrible spectacle, sans y prendre part. Mais enfin, là, au beaumilieu, dominant le reste des insurgés, tout près de la maisonqu’on attaquait alors, Hugh était à cheval, appelant, animant tousles autres.

Le tumulte qui l’entourait, la chaleurétouffante, les cris, les craquements, tout cela lui faisait mal aucœur ; cependant il pénétra de force au travers de la foule,reconnu de bien des gens qui se reculaient eu poussant des bravospour le laisser passer, et il arrivait justement auprès de Hugh, aumoment où il proférait des menaces sauvages contre quelqu’un ;mais contre qui et pourquoi, l’extrême confusion de cette scène nepermettait pas à Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule seprécipita dans la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh…il fut impossible de savoir comment… tomba à terre tout de sonlong.

Barnabé était à côté de lui, quand il se remitsur ses pieds, encore tout chancelant ; heureusement pour luiqu’il fit entendre sa voix, car Hugh levait sa hache pour luifendre le crâne en deux.

« Barnabé !… vous ! Quelleétait donc la main qui m’a jeté par terre ?

– Ce n’est toujours pas la mienne.

– Qui donc est-ce ?,… je vousdemande qui c’est ? cria-t-il en vacillant et en regardantautour de lui d’un air farouche. Voyons !dépêchons-nous ! où est-il ? qu’on me le montre.

– Vous avez du mal, » lui ditBarnabé ; et, en effet, il était blessé à la tête, d’abord ducoup qu’il avait reçu, et puis d’une ruade de son cheval.« Venez-vous-en avec moi. »

En même temps il prit en main la bride, tournale cheval, et entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pourles dégager de la foule qui se précipitait de la rue dans les cavesdu négociant en vins.

« Où donc ?… où donc estDennis ? dit Hugh s’arrêtant tout court et saisissant Barnabéde son bras vigoureux. Où est-il resté tout le jour ?Qu’est-ce qu’il voulait dire en me laissant là, hier au soir, dansla prison ? Dites-moi ça… le savez-vous ? »

En faisant tourner son arme dangereuse, iltomba par terre, étendu comme un chien. Une minute après, quoiqueexalté déjà jusqu’à la frénésie par la boisson et par sa blessure àla tête, il rampa jusqu’à un courant d’eau-de-vie enflammée quicoulait dans le ruisseau, et se mit à en boire comme de l’eau.

Barnabé le tira de là et le força à serelever. Quoiqu’il ne fût capable ni de marcher ni de se tenirdebout, il se dirigea involontairement en trébuchant jusqu’à soncheval, grimpa sur son dos et s’y tint attaché. Après de vainsefforts pour dépouiller l’animal de ses harnais sonores, Barnabésauta en croupe derrière Hugh, attrapa la bride, tourna dansLeather-Lane, qui était tout près de là, et mit à un bon trot lecoursier effrayé.

Cependant, avant de sortir de la rue, ilregarda derrière lui : il regarda un spectacle tel qu’il nedevait plus s’effacer jamais, même de sa pauvre mémoire, dût-ilvivre cent ans. La maison du négociant en vins, avec unedemi-douzaine de maisons voisines, n’était plus qu’une grande etbrûlante fournaise. Toute la nuit, personne n’avait essayéd’éteindre les flammes ou d’en arrêter le progrès ; mais, pourle moment, un détachement de soldats étaient sérieusement occupés àabattre deux maisons en bois qui étaient à chaque instant en dangerde prendre feu, et qui ne pouvaient manquer, si on les laissaits’enflammer, d’étendre au loin l’incendie. La chute bruyante desmurs vacillants et des énormes pièces de charpente ; les huéeset les vociférations de la foule furieuse, la fusillade lointained’autres détachements militaires ; les regards éplorés et lescris de détresse de ceux dont les habitations étaient enpéril ; la course errante des gens effrayés qui emportaientleurs effets ; la réflexion, sur chaque partie du ciel, desflammes d’un rouge de sang qui s’élançaient dans l’air, comme si ledernier jour était enfin venu et que tout l’univers fût enfeu ; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèchesqui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels ellestombaient ; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient toutinfecter ; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés :tout cela présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu’oneût dit que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avecson repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plusjamais visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pireencore ; pire cent fois que le feu et la fumée, et même que larage insensée, impitoyable de la canaille ! Les gouttières dela rue, et chaque crevasse, chaque fissure dans les pierres de lamuraille, versaient les spiritueux enflammés, qui, bientôt endiguéspar des mains actives, débordaient sur le trottoir et la chausséeet formaient une grande mare où les gens tombaient morts pardouzaines. Ils étaient couchés par tas autour de ce lac effroyable,maris et femmes, pères et fils, mères et filles, des femmes avecdes enfants dans leurs bras ou contre leur mamelle, et là ilsbuvaient jusqu’à la mort. Pendant que les uns étaient penchés,pressant leurs lèvres sur le bord pour ne jamais relever la tête,d’autres, d’un bond, s’arrachaient à cette boisson de feu, et semettaient à danser, moitié dans les transports d’un triompheinsensé, moitié dans l’agonie d’une suffocation dévorante, jusqu’àce qu’enfin ils tombaient là, plongeant leurs cadavres dans laliqueur qui les avait tués. Eh bien ! cela même, ce n’étaitpas encore la mort la plus cruelle et la plus effrayante qu’on eûtà déplorer cette nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ilsavaient bu dans leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets,des cuviers, des souliers, on tira quelques hommes encore vivants,mais qui n’étaient qu’une flamme, des pieds à la tête. Dansl’angoisse de leurs souffrances insupportables, avides de tout cequi ressemblait à de l’eau, ils roulaient leurs corps sifflantsdans cet étang hideux, et lançaient à droite et à gauche deséclaboussures du feu liquide qui lapait tout ce qu’il rencontraitdans sa course, n’épargnant pas plus les vivants que les morts.Dans cette dernière nuit des grands troubles, car ce fut ladernière, les malheureuses victimes d’une révolte absurde devinrentelles-mêmes la cendre et la poussière des flammes qu’elles avaientallumées, et jonchèrent de leurs débris méconnaissables les rues etles places de Londres.

L’âme profondément empreinte de ce souvenirineffaçable qu’un seul coup d’œil avait suffi pour lui révéler danssa fuite, Barnabé sortit en courant de la ville qui recelait detelles horreurs ; et baissant la tête pour ne pas même voir lalueur des feux souiller le tranquille paysage qui s’étendait sousses yeux, il fut bientôt sur la route des champs paisibles.

Il s’arrêta environ à un demi-mille du hangaroù était couché son père, et faisant comprendre avec quelquedifficulté à Hugh qu’il fallait descendre là, il jeta le harnais ducheval au fond d’une mare d’eau stagnante, et abandonna l’animal àlui-même. Après cela il soutint son compagnon du mieux qu’il put,et l’emmena tout doucement du côté de leur asile.

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