Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 33

 

Un mois s’est écoulé… Nous sommes dans lachambre à coucher de sir John Chester. À travers la fenêtreentr’ouverte, le jardin du Temple paraît vert et agréable. Lapaisible rivière, égayée par des bateaux et des barques, sillonnéepar le battement des rames, étincelle au loin. Le ciel est clair etbleu, et l’air suave de l’été pénètre doucement dans la chambre,qu’il remplit de ses parfums. La ville même, cette ville de fumée,est radieuse. Ses toits élevés, ses clochers, ses dômes,ordinairement noirs et tristes, ont pris une teinte de gris clairqui est presque un sourire. Toutes les vieilles girouettes dorées,les boules, les croix qui surmontent les édifices, brillent ànouveau au gai soleil du matin, et bien haut, au-dessus de tous lesautres, domine Saint-Paul, montrant sa crête majestueuse d’orbruni.

Sir John était en train de déjeuner dans sonlit. Son chocolat et sa rôtie étaient placés près de lui sur unepetite table. Des livres et des journaux étaient étalés sur lecouvre-pied, et, s’interrompant tantôt pour jeter un coup d’œil desatisfaction tranquille autour de sa chambre rangée dans un ordreparfait, tantôt pour contempler d’un air indolent le ciel azuré, ilcontinuait de manger, de boire et de lire les nouvelles, en hommequi sait savourer les douceurs de la vie élégante.

La joyeuse influence du matin semblaitproduire quelque effet, même sur son humeur toujours uniforme. Sesmanières étaient plus gaies qu’à l’ordinaire, son sourire plusserein et plus agréable, sa voix plus claire et plus animée. Ildéposa le journal qu’il venait de lire, se renfonça dans sonoreiller de l’air d’un homme qui s’abandonne au cours d’une foulede charmants souvenirs, et, après un moment de repos, s’adressa àlui-même le monologue suivant :

« Et mon ami le Centaure, qui suit lestraces de sa petite maman ! cela ne m’étonne pas, Et sonmystérieux ami, M. Dennis, qui prend le même chemin !cela ne m’étonne pas non plus. Et mon ancien facteur, ce jeuneimbécile de Chigwell, avec ses allures indépendantes ! cela mefait infiniment de plaisir. Il ne pouvait rien lui arriver de plusheureux. »

Après s’être soulagé de ces réflexions, ilretomba dans le cours de ses pensées souriantes, auxquelles il nes’arracha plus que pour finir son chocolat, qu’il ne voulait paslaisser refroidir, et pour tirer la sonnette afin qu’on lui enapportât encore une tasse.

La tasse arrivée, il la prit des mains de sondomestique, et lui dit, en le congédiant avec une affabilitécharmante : « Bien obligé, Peak. »

« C’est une circonstance bienremarquable, se dit-il d’un ton nonchalant, en jouanttranquillement avec sa petite cuiller, qu’il ne s’en est fallu derien que mon ami l’imbécile s’échappât de là. Par bonheur (ou,comme on dit dans le monde, par un cas providentiel), le frère demilord le maire s’est trouvé juste à point à l’audience avecd’autres juges de paix campagnards, dont la tête épaisse n’a purésister à la curiosité d’aller voir ça. Car, bien que le frère demilord le maire eût décidément tort, et donnât par sa dépositionstupide une nouvelle preuve de sa parenté avec ce drôle depersonnage, en déclarant que la tête de mon ami était très saine,et qu’à sa connaissance il avait parcouru la province avec savagabonde mère pour y proclamer des sentiments révolutionnaires etséditieux, je ne lui en suis pas moins obligé d’avoir porté delui-même ce témoignage. Ces créatures idiotes font quelquefois desobservations si étranges et si embarrassantes, qu’en vérité il n’ya rien de mieux à faire que de les pendre, pour le repos de lasociété. »

Le juge de paix campagnard avait en effettourné les chances contre le pauvre Barnabé, et décidé les doutesqui faisaient pencher la balance en sa faveur. Grip ne se doutaitguère de la responsabilité qui pesait sur lui dans cetteaffaire.

« Cela fera un trio singulier, dit sirJohn, s’appuyant la tête sur sa main et dégustant son chocolat, untrio très curieux. Le bourreau en personne, le Centaure etl’imbécile. Le Centaure ferait un excellent sujet d’autopsie dansl’amphithéâtre de chirurgie et rendrait grand service à la science,j’espère qu’ils n’auront pas manqué de le retenir d’avance… Peak,je n’y suis pas, vous sentez : pour personne, excepté lecoiffeur. »

Cette recommandation à son domestique futprovoquée par un petit coup à la porte, que Peak se dépêcha d’allerouvrir. Après un chuchotement prolongé de demandes et de réponses,il revint, et, au moment où il venait de fermer soigneusementderrière lui la porte de la chambre, on entendit tousser un hommedans le corridor.

« Non, c’est inutile, Peak. dit sir John,levant la main pour lui faire signe qu’il pouvait s’épargner lapeine de lui rendre compte de son message : je n’y suis pas,je ne puis pas vous entendre. Je vous ai déjà dit que je n’y étaispas, et ma parole est sacrée. Vous ne ferez donc jamais ce que jevous commande ? »

N’ayant rien à répondre à un ordre sipéremptoire, l’homme allait se retirer, quand le visiteur qui luiavait valu ce reproche, impatient d’attendre, apparemment, cognaplus fort à la porte, en criant qu’il avait à communiquer à sirJohn Chester une affaire urgente, qui n’admettait point de retard.« Faites-le entrer, dit sir John. Mon brave homme, ajouta-t-ilquand la porte fut ouverte, comment pouvez-vous vous introduire sifamilièrement et d’une manière si extraordinaire dans lesappartements particuliers d’un gentleman ? Comment pouvez-vousvous manquer ainsi à vous-même, et vous exposer au reproche méritéde vous montrer si mal élevé ?

– L’affaire qui m’amène, sir John, n’estpas ordinaire, je vous assure, répondit la personne à quis’adressait ce mauvais compliment ; et si je n’ai pas suiviles règles de la politesse ordinaire pour me présenter devant vous,j’espère que vous voudrez bien me le pardonner, par cetteconsidération.

– À la bonne heure ! Nous verronsbien, nous verrons bien, reprit sir John, dont le visages’éclaircit aussitôt qu’il eut vu celui de son visiteur, et quireprit tout à fait son sourire avenant. Je crois que nous noussommes déjà vus quelque part ? ajouta-t-il de son tonséduisant ; mais, réellement, je ne me rappelle plus votrenom.

– Je m’appelle Gabriel Varden.

– Varden ? Ah ! oui,certainement. Varden, reprit sir John en se donnant une tape sur lefront. Mon Dieu ! comme ma mémoire devient quinteuse !Certainement, Varden… M. le serrurier Varden. Vous avez unecharmante femme, monsieur Varden, et une bien belle fille !Ces dames se portent bien ?

– Oui, monsieur, très bien ; je vousremercie.

– J’en suis charmé. Rappelez-moi à leursouvenir quand vous allez les revoir, et dites-leur que je regrettebien de ne pouvoir être assez heureux pour leur faire moi-même lescompliments dont je vous ai chargé pour elles. Eh bien !demanda-t-il après un moment de silence de l’air le plus mielleux,qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Disposez de moi, nevous gênez pas.

– Je vous remercie, sir John, dit Gabrielavec un peu de fierté ; mais ce n’est pas pour vous demanderune faveur que je viens ici, c’est simplement pour une affaire…particulière, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil du côté dudomestique, qui restait là à regarder… une affaire trèspressante.

– Je ne vous dirai pas que votre visiten’en est que plus agréable pour être désintéressée, et que vousn’eussiez pas été également le bienvenu si vous aviez eu à medemander quelque chose, car je me serais estimé heureux de vousrendre service ; mais enfin, soyez le bienvenu dans tous lescas… Faites-moi le plaisir, Peak, de me verser encore un peu dechocolat, et de ne pas rester là. »

Le domestique se retira et les laissaseuls.

« Sir John, dit Gabriel, je ne suis qu’unouvrier, et je n’ai jamais été autre chose de ma vie ; si jene sais pas bien vous préparer à entendre ce que j’ai à vous dire,si je vais tout droit au but, un peu brusquement, si je vous donneun coup qu’un gentleman vous aurait mieux ménagé ou au moins adoucimieux que moi, j’espère que vous me saurez toujours gré del’intention : car j’ai bien le désir d’y mettre du soin et dela discrétion, et je suis sûr que, de la part d’un homme tout rondcomme moi, vous prendrez l’intention pour le fait.

– Monsieur Varden, répliqua l’autre, sansêtre en rien déconcerté par cet exorde, je vous prie de vouloirbien prendre une chaise. Je ne vous offre pas de chocolat, vous nel’aimez peut-être pas ? À la bonne heure ! Ce n’est pasun goût primitif.

– Sir John, dit Gabriel, qui avaitreconnu par un salut l’invitation à lui faite de s’asseoir, sansvouloir en profiter ; sir John… » Il baissa la voix ets’approcha plus près de lui… « J’arrive tout droit deNewgate.

– Dieu du ciel ! s’écria sir John,se mettant bien vite sur son séant dans son lit ; de Newgate,monsieur Varden ! Il n’est pas possible que vous ayezl’imprudence de venir de Newgate. Newgate, où il y a des typhus deprison, des gens en guenilles, des va-nu-pieds, tant hommes quefemmes, et un tas d’horreurs ! Peak, apportez le camphre,vite, vite. Ciel et terre ! mon cher monsieur Varden, ma bonneâme ! est-il vraiment possible que vous veniez deNewgate ? »

Gabriel, sans répondre, regardait seulement ensilence, pendant que Peak, qui venait d’entrer à propos avec lesupplément de chocolat tout chaud, courait ouvrir un tiroir, etrapportait une bouteille dont il aspergeait la robe de chambre deson maître, et toute la literie ; après quoi il en arrosa leserrurier lui-même, à pleines mains, et décrivit autour de lui uncercle de camphre sur le tapis. Cela fait, il se retira denouveau ; et sir John, appuyé nonchalamment sur son oreiller,tourna encore une fois sa face souriante du côté de sonvisiteur.

« Vous me pardonnerez, j’en suis sûr,monsieur Varden, de m’être montré si ému tout de suite, dans votreintérêt comme dans le mien. J’avoue que j’en ai été saisi, malgrévotre exorde délicat. Voulez-vous me permettre de vous demander lafaveur de ne pas approcher davantage ?… Réellement, est-ce quevous venez de Newgate ? »

Le serrurier inclina la tête.

« Vrai… ment ! Eh bien ! alors,monsieur Varden, toute exagération et tout embellissement à part,dit sir John d’un ton confidentiel, en savourant son chocolat, quelgenre d’endroit est-ce que Newgate ?

– C’est un endroit bien étrange, sirJohn, répondit le serrurier. Un endroit d’un genre bleu triste etbien affligeant. Un endroit étrange, où l’on voit et où l’on entendd’étranges choses ; mais il ne peut pas y en avoir de plusétranges que celles dont je viens vous entretenir. C’est un casurgent. Je suis envoyé ici…

– Ce n’est toujours pas… de laprison ? Non, non, ce n’est pas possible.

– Si, de la prison, sir John.

– Mais mon bon, mon crédule, mon braveami, dit sir John en posant sa tasse pour rire aux éclats, envoyépar qui donc ?

– Par un homme du nom de Dennis… qui,après en avoir tant pendud’autres depuis des années, sera demain lui-même un pendu. »répondit le serrurier. Sir John s’était attendu… il en était mêmesûr dès le commencement… qu’il lui dirait que c’était Hugh quil’avait envoyé, et il tenait là-dessus sa réponse prête. Mais cequ’il entendait là lui causa un degré d’étonnement que, pour lemoment, malgré son habileté à composer son visage, il ne puts’empêcher de laisser percer dans ses traits. Cependant il eutbientôt dissimulé ce léger trouble, et dit du même tonléger :

« Etqu’est-ce que le gentleman veut de moi ? Ma mémoire peut bienencore me faire défaut, mais je ne me souviens pas d’avoir jamaiseu le plaisir de lui être présenté, ou de le compter au nombre demes amis personnels, je vous assure, Varden.

– Sir John,répondit le serrurier gravement, je vais vous répéter, aussiexactement que je pourrai, dans les termes mêmes dont il s’estservi, ce qu’il désire vous communiquer, et ce qu’il faut que voussachiez, sans perdre un instant. »

Sir John Chesters’installa dans une position plus moelleuse encore et regarda sonvisiteur avec une expression qui semblait dire : « Voilàun brave homme bien amusant ; il faut que je l’entendejusqu’au bout. »

« Peut-êtreavez-vous vu dans le journal, dit Gabriel, en montrant celui quesir John avait sous la main, que j’ai déposé comme témoin contrecet homme dans son procès, il y a déjà quelques jours, et que cen’est pas sa faute si j’ai vécu assez pour être à même de dire ceque j’avais vu ?

– Peut-être ! cria sir John. Commentpouvez-vous dire peut-être ? Mon cher monsieur Varden, vousêtes un héros, et vous méritez bien de vivre dans la mémoire deshommes. Rien ne peut surpasser l’intérêt avec lequel j’ai lu votredéposition, et avec lequel je me suis rappelé que j’avais leplaisir de vous connaître un peu… J’espère bien que nous allonsfaire publier votre portrait !

– Ce matin,monsieur, dit le serrurier, sans faire attention à ces compliments,ce matin, de bonne heure, on m’a apporté de Newgate un message dela part de cet homme, qui me priait d’aller le voir, parce qu’ilavait quelque chose de particulier à me communiquer. Je n’ai pasbesoin de vous dire que ce n’est pas un de mes amis, et que je nel’avais même jamais vu avant le siège de ma maison par lesinsurgés. »

Sir John s’éventadoucement avec le journal, en faisant un signe de tête pourtémoigner de son assentiment.

« Cependant,reprit Gabriel, je savais, par le bruit public, que le mandatd’exécution pour le mettre à mort demain était arrivé la nuitdernière à la prison, et le regardant comme un homme in extremis,je cédai à sa demande.

– Vous êtesun vrai chrétien, monsieur Varden, dit sir John ; et cetteaimable qualité de plus redouble le désir que je vous ai déjàexprimé de vous voir prendre une chaise.

– Il m’a dit,continua Gabriel, en regardant avec fermeté le chevalier, qu’ilm’avait envoyé chercher parce qu’en sa qualité d’exécuteur deshautes œuvres, il n’avait ni ami ni camarade au monde, et parcequ’il croyait, d’après la manière dont il m’avait vu déposer enjustice, que je devais être un homme loyal, qui agirait franchementet fidèlement avec lui. Il ajouta qu’étant évité par chacun de ceuxqui connaissaient sa profession, même par les gens du plus basétage et de la plus misérable condition, et voyant, quand il étaitallé rejoindre les rebelles, que ceux auxquels il s’était associéne s’en doutaient pas (et je crois qu’il m’a dit vrai, car il avaitlà pour camarade un pauvre imbécile d’apprenti que j’avais depuislongtemps à la boutique), il s’était bien gardé de leur livrer sonsecret, jusqu’au moment où il avait été pris et mené enprison.

– C’est trèsdiscret de la part de M. Dennis, fit observer sir John avec unléger bâillement, quoique toujours avec la plus extrême affabilitémais… à l’exception de votre manière admirable et lucide de narrer,contre laquelle je n’ai rien à dire… ce n’est pas autrementintéressant pour moi.

– Lorsque,poursuivit le serrurier sans se laisser intimider par cesinterruptions auxquelles il ne faisait seulement pas attention…lorsqu’il fut mené en prison, il y trouva pour camarade de chambréeun jeune homme nommé Hugh, un des chefs de l’émeute, qui avait ététrahi et livré par lui. D’après quelques paroles échappées à cemalheureux dans le cours de la conversation vive qu’ils échangèrenten se retrouvant, il découvrit que la mère de Hugh avait subi lamême mort que celle qui leur était à tous deux réservée… Le tempsest bien court, sir John. »

Le chevalier posason éventail de papier, remit sa tasse sur la table près de lui,et, à l’exception du sourire qui perça dans le coin de sa bouche,il regarda le serrurier d’un œil aussi assuré que le serrurier leregardait lui-même.

« Voicimaintenant un mois qu’ils sont en prison. De fil en aiguille, lebourreau a bientôt reconnu, par leurs conversations, en comparantles dates, les lieux, les circonstances, que c’était lui-même quiavait exécuté la sentence prononcée contre cette femme par la loi.Tentée par le besoin, comme tant d’autres, elle s’était laisséentraîner au délit fatal de passer de faux billets de banque. Elleétait jeune et belle, et les industriels qui emploient des hommes,des femmes et des enfants à ce trafic, jetèrent les yeux sur ellecomme sur une personne faite pour réussir dans leur commerce, etprobablement pour ne pas éveiller de longtemps les soupçons. Ilss’étaient bien trompés : elle fut arrêtée du premier coup, etcondamnée à mort pour son début. Elle était Bohémienne denaissance, sir John… »

Peut-êtren’était-ce que l’effet d’un nuage qui obscurcit le soleil enpassant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier ; maisil devint d’une pâleur mortelle. Cela ne l’empêcha pas de soutenird’un œil ferme l’œil du serrurier, comme auparavant.

« Elle étaitBohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et elle avaitl’âme haute, indépendante ; raison de plus, avec sa bonne mineet ses manières distinguées, pour intéresser quelques-uns de cesgentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux noirs :on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi, si elleavait voulu seulement leur dire quelques mots de son histoire. Maiselle n’y consentit jamais, elle s’obstina dans son silence. On eutmême des raisons de soupçonner qu’elle attenterait à sa vie. On lamit en surveillance nuit et jour, et, à partir de ce moment, ellen’ouvrit plus la bouche. »

Sir John étenditla main vers sa tasse, mais le serrurier l’arrêta enchemin :

« Excepté,ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle rompit lesilence pour dire d’une voix ferme, qui ne fut entendue que de sonexécuteur, lorsque toute créature vivante s’était retirée pourl’abandonner à son sort : « Si j’avais là une dague dansles doigts, et qu’il fût à portée de mes mains, je la luienfoncerais dans le cœur, même en ce moment suprême ! – Àqui ça ! demanda l’autre. – Au père de mon garçon, »dit-elle. »

Sir John retira samain, et, voyant que le serrurier s’était tu, il lui fit signe avecla plus tranquille politesse et sans aucune émotion apparente, decontinuer.

« C’était lepremier mot qui lui fût échappé depuis le commencement, qui pûtfaire soupçonner qu’elle eût aucun attachement sur la terre.« Et l’enfant, est-il vivant ? demanda-t-il.– Oui, » répondit-elle. Il lui demanda où il était, quelétait son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui.« Je n’en ai qu’un : c’est qu’il puisse vivre et grandirdans une ignorance absolue de son père, pour que rien au monde nepuisse lui apprendre ce que c’est que douceur et pardon. Quand ilsera devenu un homme, je m’en fie au dieu de ma tribu pour le fairerencontrer avec son père, et me venger par mon fils. » Il luifit encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien.Encore, d’après le récit du bourreau, n’est-ce pas à lui qu’ellesemblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là,les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seulefois. »

Sir John prit uneprise de tabac, en regardant d’un air approbateur une éléganteesquisse représentant la Nature sur muraille, et, relevant les yeuxvers le visage du serrurier, il lui dit d’un air de courtoisieprotectrice.

« Vous alliezremarquer, monsieur Varden …

– Que jamais,répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter par tous cessemblants et n’en gardait pas moins son ton ferme et son regardassuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui ; pas uneseule fois, sir John, et que c’est comme cela qu’elle mourut. Lui,il l’eut bientôt oubliée ; mais, quelques années après, unhomme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme elle, ungaillard au teint brun et basané, une espèce d’enragé. Et, pendantqu’il était en prison, en attendant l’exécution, comme il avait vubien des fois le bourreau avant d’être arrêté. Il lui sculpta sonportrait sur sa canne, comme pour montrer qu’il bravait la mort, etpour faire voir à ceux qui l’approchaient le peu de souci qu’ilavait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit sa canne entre lesmains, en lui disant que la femme dont il lui avait parlé avaitdéserté sa tribu pour aller trouver un gentleman, et que, se voyantensuite abandonnée par son séducteur et répudiée par ses anciennescamarades, elle avait fait le serment, dans son orgueil irrité, dene jamais plus demander aide ni secours à personne, quelle que fûtsa misère. Il ajouta qu’elle avait tenu parole jusqu’au derniermoment, et que le rencontrant dans les rues, même lui, qui, à cequ’il paraît, l’avait autrefois tendrement aimée, elle avait faitun détour pour échapper à sa vue, et qu’il ne l’avait plus revuedepuis, que le jour où, se trouvant dans un des fréquentsrassemblements de Tyburn, avec quelques-uns de ses rudescompagnons, il était devenu presque fou, en la voyant, mais sous unautre nom, parmi les criminels dont il était venu contempler lamort. Là donc, debout sur la même planche où elle avait figuréavant lui, il raconta tout cela au bourreau, et lui dit le vrai nomde la femme, qui n’était connu que de sa tribu et du gentleman pourl’amour duquel elle avait abandonné les siens… Ce nom, sir John, ilne veut plus le dire qu’à vous.

– Qu’àmoi ! s’écria le chevalier s’arrêtant dans le geste de portersa tasse à ses lèvres, d’une main ferme comme un roc, et courbanten l’air son petit doigt, pour déployer à son avantage la splendeurd’une bague de diamant dont il était orné. Qu’à moi !… moncher monsieur Varden. À quoi bon, je vous prie, me choisir toutexprès pour me faire cette confidence, quand il avait sous sa mainun homme aussi digne que vous de toute saconfiance ?

– Sir John,sir John, répondit le serrurier, demain à midi ces hommes-là serontmorts, Écoutez le peu de mots que j’ai encore à vous dire, etn’espérez pas me tromper. Car je ne suis, il est vrai, qu’un hommesimple et humble de condition, tandis que vous, vous êtes ungentleman de haut rang et de grand savoir ; mais la véritém’élève à votre niveau, et je sais que vous devinez où j’en veuxvenir, et que vous êtes convaincu que Hugh le condamné est votrefils.

– Parexemple ! dit sir John, en le raillant d’un ton badin ;je ne suppose pas que ce gentleman sauvage, qui est mort sisubitement, soit allé jusque-là.

– C’est vrai,reprit le serrurier, car elle lui avait fait prêter serment,d’après un rite connu seulement de ces gens-là, et que les plusdétestables parmi eux respectent comme sacré, de ne point direvotre nom ; seulement, il avait sculpté sur sa canne un dessinfantastique où l’on voyait quelques lettres, et quand le bourreaula reçut de ses mains, l’autre lui recommanda particulièrement,s’il devait jamais rencontrer plus tard le fils de la Bohémienne,de ne pas oublier l’endroit désigné par ces lettres.

– Quelendroit ?

– Chester. »

Le chevalieracheva sa tasse de chocolat avec l’air d’y trouver un plaisirinfini, et s’essuya soigneusement les lèvres sur sonmouchoir.

« Sir John,dit le serrurier, voilà tout ce qu’il m’a dit ; mais, depuisque ces deux hommes ont été laissés ensemble, en attendant la mort,ils ont conféré ensemble très intimement. Allez les voir, allezentendre ce qu’ils peuvent vous dire de plus. Voyez ce Dennis. ilvous apprendra ce qu’il n’a pas voulu me confier à moi-même. Vousqui tenez maintenant le fil dans les mains, si vous voulez quelqueconfirmation de tous ces faits, rien ne vous est plusaisé.

– Ah çà,qu’est-ce donc, mon cher, mon bon, mon estimable monsieurVarden ? car, en vérité, malgré moi, je ne puis pas me fâchercontre vous, dit sir John Chester en se relevant de son oreiller ets’appuyant sur son coude ; qu’est-ce donc que tout celasignifie ?

– Je vousprends pour un homme, sir John, et je suppose que cela signifiequ’il faut réveiller quelque affection naturelle dans votrecœur ; qu’il faut tendre tous vos nerfs et déployer toutes les facultés et l’influencedont vous pouvez jouir en faveur de votre misérable fils et del’homme qui vous a révélé son existence. Au moins devez-vous, jesuppose, aller voir votre fils, pour lui inspirer l’horreur de soncrime et le sentiment du danger qui le menace : car pour lemoment il y est insensible. Jugez de ce qu’a dû être sa vie, par ceque je lui ai entendu dire, que si je réussissais à vous dérangerle moins du monde, ce ne serait que pour faire hâter sa mort, sivous en aviez le pouvoir, parce qu’elle vous répondrait de sonsilence ! – Et est-il possible, mon bon monsieur Varden,dit sir John d’un ton de doux reproche, est-il réellement possibleque vous ayez vécu jusqu’à l’âge que vous avez, et que vous soyezresté assez simple et assez crédule pour venir trouver un gentlemand’un caractère bien connu, avec une pareille mission, de la part dequelques misérables poussés à bout par le désespoir, et qui serattacheraient à un fétu ? Dieu du ciel ! ah, fidonc ! fi donc ! »

Le serrurierallait répliquer, mais l’autre l’arrêta.

« Sur toutautre sujet, monsieur Varden, je serai charmé… de converser avecvous ; mais je dois à ma dignité d’ajourner cette question àun autre moment.

– Réfléchissez-y bien, monsieur, quand je vaisêtre parti, répondit le serrurier ; réfléchissez-y bien.Quoique vous ayez trois fois, depuis quelques semaines, mis à laporte votre fils légitime, M. Édouard, vous pouvez avoir letemps, vous pouvez avoir des années devant vous pour faire votrepaix avec celui-là, sir John ; mais ici vous n’avez plus quedouze heures : c’est bientôt passé, et après cela ce serafini.

– Je vousremercie beaucoup, répliqua le chevalier en envoyant de sa maindélicate un baiser en forme d’adieu au serrurier, je vous remerciede votre avis ingénu. Je regrette seulement, mon brave homme,quoique vous soyez d’une simplicité charmante, que vous n’ayez pasavec cela un peu plus de connaissance du monde. Je n’ai jamais étéplus contrarié qu’en ce moment d’être interrompu par l’arrivée demon coiffeur. Que Dieu vous bénisse ! Bonjour. N’oubliez pas,je vous prie, ma commission auprès de ces dames, monsieur Varden.Peak, conduisez M. Varden jusqu’à la porte. »

Gabriel ne ditplus rien ; il rendit seulement à sir John un signe d’adieu,et le quitta. Comme il sortait de la chambre, la figure de sir Johnchangea, et le sourire stéréotypé fit place à une expression égaréeet inquiète. Comme celle d’un acteur ennuyé, épuisé par le rôledifficile qu’il vient de jouer. Il se leva de son lit avec unsoupir pénible, et s’enveloppa dans sa robe de chambre.

« Ainsi ellea tenu parole, dit-il, elle a fidèlement exécuté sa menace. Jevoudrais pour beaucoup n’avoir jamais vu cette sombre figure… Ilétait facile d’y lire du premier coup toutes ces conséquences.C’est une affaire qui ferait un bruit terrible, si elle reposaitsur un témoignage plus honnête ; mais celui-là, avec tous lesanneaux rompus qui empêchant de renouer la chaîne, je peuximpunément le braver … C’est extrêmement désagréable d’être le pèred’une créature si grossière. Pourtant je lui avais donné un bonavis, je lui avais bien dit qu’il se ferait pendre. Qu’aurais-je pufaire de plus si j’avais su le secret de notre parenté ? carenfin, combien y a-t-il de pères qui n’en font pas même autant pourleurs bâtards !… Vous pouvez faire entrer le coiffeur,Peak. »

Le coiffeur entra,et, dans sir John Chester, dont la conscience accommodante futbientôt tranquillisée par les nombreux exemples que lui fournissaitsa mémoire à l’appui de sa dernière réflexion, il retrouva le mêmegentleman séduisant, élégant, imperturbable, qu’il avait vu laveille, l’avant-veille et toujours.

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