Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 34

 

En s’en allant tout doucement de chez sir JohnChester, le serrurier ralentit encore son pas sous les arbres quiombrageaient l’entrée, avec une sorte d’espérance qu’on allaitpeut-être le rappeler. Il était revenu déjà sur ses pas, ets’arrêtait encore au détour de la rue, quand l’horloge sonna douzefois. Douze heures, tintement solennel ! non pas seulement enpensant à demain, mais il savait que c’était le glas funèbre del’assassin, il l’avait vu passer dans la rue encombrée par lafoule, au milieu des imprécations de la multitude ; il avaitremarqué sa lèvre frémissante et ses membres tremblants ; lacouleur plombée de sa face, son front gluant, son œil égaré… lacrainte de la mort qui absorbait chez lui toute autre pensée, etqui lui dévorait sans pitié le cœur et la cervelle. Il avaitremarqué son regard errant, en quête de quelque espérance, et nerencontrant, de quelque côté qu’il se tournât, que le désespoir. Ilavait vu cette créature agitée par son crime, pitoyable et désolée,conduite avec sa bière à côté d’elle dans la charrette jusqu’augibet. Il savait que jusqu’à la fin il était resté inflexible,obstiné ; que, dans la terreur sauvage de sa condition, ils’était plutôt endurci qu’attendri à l’égard de sa femme et de sonfils ; que ses dernières paroles avaient été des paroles demalédiction contre eux, comme étant ses ennemis.

M. Haredale avait résolu d’y aller, pours’assurer par ses yeux du dénoûment. Il n’y avait que le témoignagede ses sens qui pût satisfaire cette soif ardente de vengeance quile tenait en haleine depuis tant d’années. Le serrurier le savait,et, quand les cloches eurent cessé leur carillon, il courut à sarencontre.

« Quant à ces deux hommes, lui dit-il enarrivant, je ne peux plus rien faire. Que le ciel ait pitiéd’eux !… Hélas ! je ne peux rien faire pour eux ni pourd’autres. Mary Rudge aura un gîte, et elle est assurée d’un amifidèle qu’elle retrouvera au besoin. Mais Barnabé… le pauvreBarnabé… le bon Barnabé… quel service puis-je lui rendre ? Ily a bien des hommes dans leur bon sens, Dieu me pardonne !cria l’honnête serrurier en s’arrêtant dans une cour étroite qu’ilstraversaient, pour passer sa main sur ses yeux humides, que je merésignerais plus facilement à perdre que Barnabé. Nous avonstoujours été bons amis ; mais je ne savais pas, non je n’aijamais su jusqu’à ce jour combien j’aimais ce garçon-là. »

Il n’y avait pas grand monde dans la ville quipensât à Barnabé ce jour-là, si ce n’est comme à l’acteur principaldu spectacle qu’on allait donner au peuple le lendemain. Mais,quand toute la population y aurait songé, pour souhaiter de voirépargner sa vie, il n’y en avait pas un parmi eux qui l’eût faitavec un zèle plus pur, ni avec une plus grande sincérité de cœurque la bon serrurier.

Barnabé devait mourir. Il n’y avait plusd’espérance. Ce n’est pas le moindre des maux qui résultent decette punition suprême et terrible, la peine de mort, qu’elleendurait les cours de ceux qui ont affaire à elle, et fait deshommes les plus aimables d’ailleurs, les êtres les plusindifférents à la grande responsabilité qui pèse sur eux :souvent même ils ne s’en doutent pas. On avait prononcé la sentencequi condamnait à mort Barnabé. On la prononçait, tous les mois,pour des crimes plus légers. C’était une chose si ordinaire, qu’ily avait bien peu de personnes que cet arrêt épouvantable fittressaillir, ou qui se donnassent la peine d’en discuter lalégitimité. Cette fois encore, cette fois surtout, où la Loi avaitété outragée d’une manière si flagrante, il fallait assurer,disait-on, « la dignité de la Loi. » Le symbole de sadignité, gravé à chaque page du Code criminel, c’était la potence,et Barnabé devait mourir.

On avait essayé de le sauver. Le serrurieravait porté pétitions sur pétitions, mémoires sur mémoires, de sespropres mains à la source des grâces. Mais la source des grâcesn’était pas, comme dans la Bible, la fontaine de miséricorde, etBarnabé devait mourir.

Depuis le commencement, sa mère ne l’avait pasquitté un moment, excepté la nuit ; et, en la trouvant à sescôtés, il était content comme toujours. Ce jour-là, qui devait êtrele dernier pour lui, il fut plus animé et plus fier qu’il nel’avait encore été ; et, quand elle laissa tomber de ses mainsle saint livre qu’elle venait de lui lire tout haut, pour luisauter au cou, il s’arrêta dans le soin empressé qu’il prenait derouler un morceau de crêpe autour de son chapeau, tout surpris desangoisses de sa mère. Grip proféra un faible croassement, moitiéencouragement, à ce qu’on pouvait croire, moitié remontrance ;mais il n’eut pas le cœur d’aller plus loin, et retomba brusquementdans un profond silence.

Pendant qu’ils étaient là sur le bord de cegrand golfe, au delà duquel personne ne peut voir l’Océan, leTemps, qui allait bientôt lui-même se perdre dans le vaste abîme del’Éternité, roulait avec eux comme un puissant fleuve qui enfle etprécipite son cours à mesure qu’il approche de la mer. C’est àpeine si le matin était arrivé, ils étaient restés assis à causerensemble comme dans un rêve, et déjà venait le soir. L’heureredoutable de la séparation, qui, hier encore, semblait siéloignée, allait sonner.

Ils marchaient ensemble dans la cour descondamnés, sans se quitter l’un l’autre, mais sans parler. Barnabétrouvait que la prison était un séjour pénible, lugubre, misérable,et espérait le lendemain comme un libérateur qui allait l’arracherà ce lieu de tristesse pour le conduire vers un lieu de lumière etde splendeur. Il avait une idée vague qu’on s’attendait à le voirse conduire en brave… qu’il était un homme d’importance, et que lesgeôliers seraient trop contents de le surprendre à verser deslarmes. À cette pensée, il foulait la terre d’un pied plus ferme,en recommandant à sa mère de prendre courage et de ne plus pleurer.« Sentez ma main, lui disait-il, vous voyez bien qu’elle netremble pas. Ils me traitent d’imbécile, ma mère, mais ils verront…demain. »

Dennis et Hugh étaient dans la même cour. Hughsortit de sa cellule en même temps qu’eux, s’étirant les membrescomme s’il venait de dormir. Dennis était assis sur un banc dans uncoin, son menton enfoncé dans ses genoux, et il se balançait dehaut en bas, comme une personne qui souffre des douleursatroces.

La mère et le fils restèrent d’un côté de lacour, et ces deux prisonniers de l’autre, Hugh marchait à grandspas de long en large, jetant de temps à autre un regard farouchevers le ciel brillant d’un jour d’été, puis se retournant, aprèscela, pour regarder la muraille.

« Pas de sursis ! pas desursis ! Personne ne vient. Nous n’avons plus que la nuit, àprésent, disait Dennis d’une voix faible et gémissante en setordant les mains. Croyez-vous qu’ils vont m’accorder mon sursis cesoir, camarade ? Ce ne serait pas la première fois quej’aurais vu arriver des sursis la nuit. J’en ai vu qui n’arrivaientqu’à cinq, six et même sept heures du matin. Ne pensez-vous pasqu’il me reste encore quelque bonne chance, n’est-ce pas ?Dites-moi que oui, dites-moi que oui, jeune homme, criait lamisérable créature avec un geste suppliant, implorant Barnabé, ouje vais devenir fou.

– Il vaut mieux être fou ici que dans sonbon sens. Tu n’as qu’à devenir fou, lui dit Hugh.

– Mais dites-moi donc ce que vous enpensez. Comment ! quelqu’un ne me dira pas ce qu’il en pense,continuait le malheureux, si humble, si misérable, si abject, quela Pitié en personne aurait tourné le dos en voyant tant debassesse sur la figure d’un homme. Ne me reste-t-il plus unechance ? pas une seule chance favorable ? N’est-il pasvraisemblable qu’ils ne tardent tant que pour me faire peur ?N’est-ce pas que vous le croyez ? Oh ! ajoutait-il avecun cri perçant, en se tordant toujours les mains, personne ne veutdonc me consoler !

– C’est vous qui devriez montrer le plusde courage, et c’est vous qui en montrez le moins, dit Hugh ens’arrêtant devant lui. Ha ! ha ! ha ! voyez-vous lebourreau, quand c’est à son tour !

– Vous ne savez pas ce que c’est, vous,criait Dennis, qui se tordait en deux tout en parlant ; moi,je le sais. Comment ! je pourrais être exécuté !moi ! moi ! en venir là !

– Et pourquoi pas ? dit Hugh,rejetant de côté ses mèches de cheveux pour mieux voir son anciencollègue de révolte. Que de fois, avant de connaître votre état,vous ai-je entendu parler de ça, de manière à en faire venir l’eauà la bouche ?

– Je suis toujours le même ; j’enparlerais encore de même, si j’étais encore bourreau. C’en est unautre que moi qui hérite de mon opinion, à l’heure qu’il est. C’estbien ce qui m’afflige le plus. Il y a quelqu’un, à présent, quim’attend avec impatience pour m’exécuter. Je sais bien par moi-mêmece qui en est.

– Il n’a pas longtemps à attendre, ditHugh en reprenant sa promenade. Vous n’avez qu’à vous dire celapour vous tranquilliser. »

Quoiqu’un de ces deux hommes étalât dans sesparoles et son attitude l’immobilité la plus absolue, et quel’autre, dans chaque mot, dans chaque geste, fît preuve d’unelâcheté si abjecte, que c’était humiliant de le voir, il étaitdifficile de dire quel était celui des deux qui présentait lespectacle le plus repoussant et le plus dégoûtant. Chez Hugh,c’était le désespoir obstiné d’un sauvage attaché au poteaufuneste, le bourreau, au contraire, était réduit à l’état d’unchien qu’on va noyer, et qui a déjà la corde au cou. CependantM. Dennis aurait pu dire, car il le savait bien parexpérience, que ce sont là les deux formes les plus ordinaires chezles patients qui vont sauter le pas. Telle est, en gros, la bellerécolte du grain semé par la Loi, qu’on regardait généralementcette moisson comme une chose toute naturelle.

Il y avait cependant des points par lesquelsils se ressemblaient tous. Le cours errant et fatal de leurspensées, qui les ramenait à des souvenirs subits de chosesanciennes dans le passé, depuis longtemps oubliées, sans relationsentre elles… le vague besoin, qui les tourmentait sans cesse, dequelque chose d’indéfini que rien ne pouvait leur donner… la fuiteailée des minutes qui formaient des heures, comme par enchantement…la venue rapide de la nuit solennelle… l’ombre de la mort plananttoujours sur eux, dont cependant l’obscurité ténébreuse n’empêchaitpas les détails les plus communs et les plus triviaux de surgir aumilieu de l’horreur dont ils étaient frappés, pour les forcer à lescontempler… l’impossibilité de conserver leur esprit, quand ils yeussent été disposés, dans un état de pénitence et de préparationdernière, ou même de le tenir fixé sur toute autre chose quel’image hideuse qui fascinait toutes leurs facultés, voilà cequ’ils avaient tous de commun ; il n’y avait de différence quedans les signes extérieurs.

« Allez nous chercher le livre que j’ailaissé là dedans… sur votre lit, dit-elle à Barnabé en entendantsonner l’heure. Embrassez-moi d’abord. »

Il regarda son visage et vit bien dans sestraits que le moment était venu. Après s’être tenus longtemps dansles bras l’un de l’autre, il s’arracha de ceux de sa mère, en luirecommandant de ne pas bouger avant son retour. Il ne fut pas longà revenir, car il avait été rappelé par un cri déchirant… Mais elleétait partie.

Il courut à la porte de la cour, pour regarderau travers. Il vit qu’on l’emportait. Elle lui avait dit que soncœur se briserait. Hélas ! plût à Dieu !

« Ne croyez-vous pas, lui dit Dennis enpleurnichant et en se traînant jusqu’à lui, pendant qu’il était làdebout, le pied enraciné dans le sol, à regarder la muraille nue etvide ; ne croyez-vous pas qu’il me reste encore quelquechance ? C’est une fin si terrible ! une fin si terriblepour un homme comme moi ! Ne croyez-vous pas qu’il se trouveraquelque chance, je ne dis pas pour vous, mais pour moi ?Parlez bas, que celui-là (montrant Hugh) ne nous entende pas :c’est un tel garnement !

– Allons, dit le gardien, qui venait defaire sa ronde en dedans et en dehors avec les mains dans sespoches, et qui bâillait comme s’il s’ennuyait à mourir, allons, mesgars, il est temps de rentrer !

– Non, pas encore, cria Dennis ; pasencore : il s’en faut d’une heure.

– Dites donc… il parait que votre montrea bien changé d’allure, reprit le gardien ; j’ai vu le tempsoù elle avançait : elle a maintenant le défaut contraire.

– Mon ami, criait la misérable créatureen tombant à genoux, mon cher ami, car vous avez toujours été moncher ami, il faut qu’il y ait quelque méprise. Il y a, j’en suissûr, quelque lettre égarée, quelque messager qui aura été arrêté enroute. Qui sait s’il n’est pas tombé de mort subite ? J’ai vucomme cela, une fois, un homme tomber roide mort dans la rue ;je l’ai vu de mes yeux, et même il avait des papiers dans sa poche.Envoyez demander. Que quelqu’un aille aux informations. Il n’estpas possible qu’ils veuillent me pendre ; c’est tout à faitimpossible… Mais si, j’y pense, ils veulent me pendre, reprit-il ense relevant sur ses pieds avec un cri d’angoisse. Ils veulent mependre par surprise, et c’est pour cela qu’ils retiennent la grâcequ’on m’a faite. C’est un complot contre ma vie, ils veulent que jela perde. »

Et poussant un autre hurlement, il tomba parterre dans une crise de nerfs.

« Voyez-vous le bourreau, quand c’est sontour ! répéta Hugh, pendant qu’on emportait son camarade.Ha ! ha ! ha ! Courage, brave Barnabé ! ça nenous fait rien à nous. Votre main. D’ailleurs ils font bien de nousretirer du monde : car, s’ils nous relâchaient, nous ne lestiendrions pas quittes à si bon marché, hein ? Encore unepoignée de main ; on ne meurt qu’une fois. Si vous vousréveillez la nuit, vous n’avez qu’à vous bercer avec ce gairefrain, et vous retomberez tout de suite la tête sur l’oreiller,Ha ! ha ! ha ! »

Barnabé jeta encore un coup d’œil par lagrille de la cour, qui était vide maintenant. Puis il regarda Hughenjamber hardiment le pas qui conduisait à son cachot. Ill’entendit crier bravo ! et partir d’un grand éclat de rire enfaisant tourner son chapeau au-dessus de sa tête. Alors, il s’enalla lui-même, comme un somnambule, aussi insensible à la crainteou au chagrin, et se jeta sur sa paillasse, écoutant l’heurequ’allait sonner l’horloge.

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