Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 9

 

Malgré les espérances que Gashford avait puconcevoir de ces préliminaires violents, qui avaient si bien l’airde prendre tournure en effet, les choses n’allèrent pas plus loinpour le moment. La troupe fut mandée de nouveau, elle fit encoreune demi-douzaine de prisonniers, et la foule se dispersa derechef,après une courte échauffourée, sans qu’il y eût eu de sang répandu.Au milieu de leurs transports et de leur ivresse, ils n’avaientpourtant pas encore rompu tout frein, ni bravé ouvertement legouvernement et les lois. Ils gardaient encore quelque chose deleur respect habituel pour l’autorité que la société avait commiseau soin de sa conservation ; et, si des mesures opportuneseussent rétabli plus tôt la majesté du pouvoir, le secrétaire enaurait été pour ses peines ; il ne lui restait plus qu’àdigérer ses désappointements.

À minuit, les rues étaient vides ettranquilles, et, sauf qu’il y avait dans deux quartiers de la villeun monceau de murs chancelants et un amas de décombres, à la placeoù le soleil s’était couché la veille sur un riche et magnifiqueédifice, tout avait son aspect ordinaire. Les catholiques bourgeoisou marchands, en assez grand nombre dans la Cité et ses faubourgs,n’avaient pas d’inquiétude pour leurs biens ou leurspropriétés ; peut-être même n’avaient-ils pas vu avec unegrande indignation le tort qu’on leur avait déjà fait en pillant etdétruisant leurs églises. Une foi sincère dans le gouvernement,dont la protection leur était acquise depuis bien des années, etune confiance en apparence bien fondée dans les bons sentiments etle jugement de la grande masse de leurs concitoyens, avec lesquels,malgré leur différence d’opinions religieuses, ils vivaient tousles jours sur le pied de l’intimité, de l’affection, de l’amitié,les rassuraient contre le renouvellement des excès commis laveille. Ils étaient convaincus qu’il ne fallait pas plus rendre lesvrais protestants responsables de ces outrages, qu’il n’eût étéjuste d’attribuer aux catholiques le billot, la question, le gibetet le poteau qui avaient déshonoré le règne de Marie.

La pendule allait sonner une heure, et GabrielVarden avec sa dame et miss Miggs, étaient encore assis dans lepetit salon à attendre. Le fait par lui-même n’était déjà pasordinaire. Mais la mèche languissante des chandelles tristes etcoulantes, le silence qui régnait parmi eux, et, par-dessus tout,les bonnets de nuit de madame et de sa gouvernante, montraient bienqu’il y avait longtemps qu’on était prêt à se mettre au lit, sil’on n’avait pas eu de fortes raisons d’attendre sur sa chaise bienaprès l’heure accoutumée.

À défaut d’autres preuves, on en aurait trouvéun témoignage suffisant dans la tenue de Mlle Miggs. Arrivée àcet état de sensibilité nerveuse et d’agitation du système quirésultent d’une veille prolongée, elle ne cessait de se frotter lenez et de se tortiller sur place, comme si sa chaise étaitrembourrée de noyaux de pêches qui lui rendissent à chaque instantun changement de position désirable : elle faisait de même àses paupières des frictions fréquentes, sans oublier les petitestoux, les petits gémissements, les tressaillements spasmodiques,les bâillements, les reniflements, mille autres démonstrations demême nature, qui avaient fini par tellement agacer et taquiner lapatience du serrurier, qu’après l’avoir quelque temps regardée ensilence, il éclata par cette apostrophe soudaine :

« Miggs, ma bonne fille, allez vouscoucher ; allez vous coucher. J’aimerais mieux entendre,goutte à goutte, tomber pendant une heure la pluie de vingt-cinqgouttières, ou vingt-cinq souris grignoter une croûte derrière lelambris, que de vous voir comme ça. Allez-vous coucher,Miggs : allez, vous m’obligerez.

– C’est que vous n’avez rien qui vouschiffonne, monsieur, répondit Mlle Miggs ; aussi votreproposition ne m’étonne pas du tout. Mais madame n’est pas commevous… et tant que vous ne serez pas tranquille, madame,ajouta-t-elle en se tournant vers la femme du serrurier, il meserait impossible d’aller maintenant me coucher l’esprit en paix,quand toutes les gouttières dont parlait monsieur me courraientdans le dos, avec leur eau glacée. »

Après cette déclaration, Mlle Miggs fitune foule d’efforts et de tours d’épaule pour se frotter unedémangeaison fictive dans une place imaginaire, et eut la chair depoule de la tête aux pieds, voulant par là faire entendre que lacascade en question lui dégringolait tout du long, mais que lesentiment du devoir la retenait sous cette douche cruelle, commeelle endurcirait sa patience contre toutes les autressouffrances.

Mme Varden étant trop assoupie pourpouvoir parler, et Mlle Miggs ayant dit tout ce qu’elle avaità dire, le serrurier, lui, n’eut rien de mieux à faire que desoupirer et de prendre patience comme il pourrait.

Mais quelle patience d’ange n’aurait-il pasfallu pour rester tranquille en face d’un pareil basilic ?S’il regardait d’un autre côté pour ne pas la voir, c’était encorepis ; il sentait qu’elle se frottait la joue, se tordaitl’oreille, clignait ses yeux, donnait à son nez toutes les formesles plus hétéroclites. Si elle était un moment délivrée de cespetits maux, c’est qu’elle avait le pied engourdi, ou desimpatiences dans les bras, ou une crampe à la jambe, ou quelqueautre maladie horrible qui mettait tout son être à la torture.Jouissait-elle enfin d’un moment de repos : alors, fermant lesyeux, ouvrant la bouche, on la voyait droite et roide sur sachaise ; puis elle penchait un peu la tête en avant, ets’arrêtait comme avec un ressort, crac. Puis encore la têtedescendait un tantinet ; le ressort jouait : elles’arrêtait, crac. Puis elle reprenait son assiette. L’instantd’après, la tête tombait, tombait, tombait insensiblement.Ah ! mon Dieu ! c’est fini, elle va perdrel’équilibre ; le pauvre serrurier sue sang et eau de peurqu’elle ne se fasse une bosse au front et peut-être ne se fracturele crâne : décidément il va la réveiller. Mais, non, pas dutout ; sans qu’on sache pourquoi ni comment, la voilà roide etdroite comme un I, les yeux tout grands ouverts, avec uneexpression provocante dans sa physionomie, car le sommeil ne lui arien fait rabattre de son obstination, et elle a l’air de vous diretout net : « Je puis vous donner ma parole d’honneur queje n’ai pas seulement fermé les yeux depuis la dernière fois que jevous ai regardé. »

À la fin des fins, quand l’horloge eut sonnédeux heures, on entendit un bruit à la porte de la rue, comme siquelqu’un était tombé par accident contre le marteau. AussitôtMlle Miggs, sautant sur ses pieds et frappant des mains, cria,par un singulier mélange du sacré et du profane : « Dieutout-puissant, mame, c’est le coup de marteau de Simon.

– Qui est là ? cria Gabriel.

– Moi, » répondit la voix bienconnue de M. Tappertit. Gabriel lui ouvrit la porte et le fitentrer.

M. Simon n’était pas à son avantage. Unhomme de sa taille n’avait pas dû être à son aise dans la foule,et, comme il avait joué un rôle actif dans les parades et lesbousculades de la veille, ses habits étaient littéralement toutaplatis des pieds à la tête. Quant à son chapeau, il avait subitant de renfoncements, qu’il n’avait plus de forme du tout, et sessouliers éculés auraient plutôt passé pour des savates. Son habitflottait par morceaux autour de lui ; il avait perdu à labataille ses boucles de culotte et d’escarpins ; il ne luirestait plus qu’une moitié de cravate, et le devant de sa chemiseétait déchiré en lambeaux. Cependant, malgré tous ces désavantagespersonnels, malgré sa faiblesse, son échauffement et sa fatigue,malgré la poussière et la crotte dont il était si bien barbouilléque, s’il avait été renfermé dans une boîte, il n’aurait pas étéplus difficile de reconnaître de quelle étoffe était sa peau ;malgré tout cela, il s’avança fièrement dans le petit salon, sejeta sur une chaise, et faisant tout ce qu’il pouvait pour fourrerses mains dans ses goussets, dont la poche retournée était étaléele long de ses cuisses et pendillait comme un gland de bonnet decoton, il se mit à considérer le ménage avec une dignitésombre.

« Simon, dit gravement le serrurier,comment se fait-il que vous reveniez au logis à des heurespareilles et dans l’état où vous êtes ? Donnez-moi votreparole que vous n’êtes pas allé avec les émeutiers, et je ne vousen demanderai pas davantage.

– Monsieur, répliqua M. Tappertitavec un air de mépris, je vous trouve bien hardi de me faire unequestion pareille.

– Vous venez de boire un coup, dit leserrurier.

– En principe général, monsieur, et dansle sens le plus injurieux du mot, répliqua l’élève à son bourgeoisavec un grand calme, je vous considère comme un menteur. Mais danscette dernière supposition, je dois dire que, sans le vouloir… sansle vouloir, monsieur, vous avez mis le nez dessus.

– Marthe, dit le serrurier se retournantvers sa femme, et secouant la tête tristement, pendant que safigure ouverte dissimulait mal un sourire en présence de l’absurdepersonnage étendu devant lui, je suis sûr que l’on finira parreconnaître que le pauvre garçon ne se sera pas compromis avec lesfous et les mauvais sujets dont nous avons tant parlé, et qui ontfait ce soir tant de mal. S’il a été à Warwick-Street ou àDuke-Street cette nuit…

– Il n’a été ni à l’un ni à l’autre,monsieur, » cria M. Tappertit d’une voix élevée qui finittout à coup en une espèce de grognement sourd, répétant auserrurier, sur lequel il avait les yeux fixés : « Il n’aété ni à l’un ni à l’autre.

– J’en suis bien aise, de tout mon cœur,dit le serrurier d’un ton sérieux : car s’il y était allé, etqu’on pût l’en convaincre, voyez-vous, Marthe, votre grandeAssociation serait devenue pour lui la charrette du bourreau quimène les gens à la potence, et les laisse là les jambes en l’air.Aussi sûr que nous sommes de ce monde, vous et moi. »

Mme Varden était trop effrayée duchangement qui s’était opéré dans les manières et l’extérieur deSimon ; elle était surtout trop épouvantée des récits qui luiavaient été faits ce soir-là sur le compte des émeutiers, pourhasarder aucune réponse, ni recourir à son système ordinaire depolitique matrimoniale. Mlle Miggs se tordait les mains etpleurait.

« Il n’a pas été à Duke-Street, ni àWarwick-Street, Georges Varden, dit Simon d’un air farouche ;mais il a été à Westminster. Peut-être bien que là, monsieur, ilaura donné des coups de pied à quelque membre de la chambre et destaloches à quelque lord… Ah ! cela vous étonne ! Ehbien ! je vais vous le répéter. Il a pu en faire saignerquelques-uns du nez et donner de bonnes taloches à quelque lord.Qui sait ? ajouta-t-il en portant la main à la poche de songilet, ce cure-dent-là, et il tira un large cure-dent, qui fitpousser à la fois un cri à Miggs et à Mme Varden, c’étaitpeut-être celui d’un évêque. Voyez-vous, Georges Varden ?

– Tenez, dit le serrurier vivement,j’aimerais mieux qu’il m’en eut coûté cinq cents guinées, et quecela ne fût pas arrivé. Idiot que vous êtes, savez-vous seulementle danger que vous courez ?

– Oui, monsieur, je le sais, et je m’enfais gloire. J’y étais, et tout le monde a pu m’y voir. J’étais envue, j’étais dans les honneurs de la chose. J’en braverai lesconséquences. »

Le serrurier, réellement troublé et agité, sepromenait silencieusement de long en large, jetant de temps entemps un coup d’œil sur son apprenti ; enfin s’arrêtant devantlui :

« Croyez-moi, dit-il, allez vous coucher,ne fût-ce qu’une couple d’heures, pour vous réveiller de sensrassis et repentant. Montrez seulement du regret de ce que vousavez, fait, et nous essayerons de vous sauver de là. Si je leréveille à cinq heures, dit Varden à sa femme vers laquelle ils’était tourné brusquement, il n’aura qu’à se lever et changerd’habits ; puis après cela il pourra gagner l’escalier de laTour, et partir pour Gravesend par le chasse-marée, avant qu’on aitfait des recherches contre lui. De là il peut aisément gagnerCanterbury, où votre cousin lui donnera de l’ouvrage jusqu’à ce quel’orage soit passé. Je ne suis pas bien sûr d’agir comme il faut enle sauvant du châtiment qu’il mérite ; mais il a demeuré cheznous douze ans au moins, petit garçon ou homme fait, et je seraisdésolé qu’il finît mal, pour un jour qu’il s’est mal conduit. Allezfermer la porte de devant, Miggs, et qu’on ne voie pas votrelumière dans la rue, quand vous monterez dans votre chambre.Allons ! vite, Simon, allons nous coucher !

– Et vous supposez, monsieur, répliquaM. Tappertit avec une difficulté et une lenteur d’élocutionqui formaient un contraste parfait avec la rapidité et l’élan deson excellent maître… Et vous supposez que je suis assez bas etassez vil pour accepter votre proposition humiliante ?…Mécréant !

– Tout ce que vous voudrez, monsieur,mais allez vous coucher. Il n’y a pas une minute à perdre. Miggs,par ici la lumière.

– Oui ! oui ! allez, allez vouscoucher tout de suite, » crièrent les deux femmes à lafois.

M. Tappertit se leva sur ses jambes, et,repoussant sa chaise pour montrer qu’il n’avait pas besoin de sonassistance, il répondit en se promenant à son tour de long enlarge, mais sans pouvoir décider sa tête à se mettre d’accord dansses mouvements avec son corps.

« Qu’est-ce que vous me parliez de Miggs,monsieur ? On pourrait bien la brûler vive, votre Miggs.

– Oh ! Simon, éjacula la demoiselled’une voix défaillante ; Dieu de Dieu ! quel coup ilvient de me donner !

– Toute la famille ici, on pourrait bienla brûler vive, monsieur, reprit M. Tappertit en la regardantavec un sourire d’ineffable dédain, excepté Mme Varden, pourlaquelle je suis venu ici ce soir. Madame Varden, prenez ce morceaude papier. C’est une sauvegarde, madame, vous pourrez en avoirbesoin. »

À ces mots, il tendit à la longueur du bras unsale chiffon de papier. Le serrurier le prit, l’ouvrit, et lut cequi suit :

Tous les bons amis de notre Cause aurontgrand soin, j’espère, de respecter la propriété de tout fidèleprotestant. Je sais pertinemment que le propriétaire de céans estun solide et respectable partisan de la Cause.

Georges Gordon.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? ditle serrurier en changeant de visage.

– C’est quelque chose qui peut vousrendre service, mon jeune cadet, répliqua son apprenti, et vous neserez pas fâché de le retrouver dans l’occasion. Serrez-moi çasoigneusement, et dans un endroit où vous puissiez mettre tout desuite la main dessus, en cas de besoin. Et n’oubliez pas d’écriredemain soir à la craie, sur votre porte, pour au moins huitjours : Pas de papisme ! voilà tout !

– C’est, ma foi, une pièce authentique,dit le serrurier après examen ; je reconnais l’écriture. Il ya quelque danger là-dessous. Quel diable y a-t-il donc enjeu ?

– Un diable de feu, repartit Simon, undiable de flamme et de colère. Tâchez de vous garer de son chemin,ou vous y resterez, mon cher. Vous ne direz pas qu’on ne vous a pasaverti ; c’est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes.Adieu ! »

Mais ici les deux femmes se jetèrent au-devantde lui, surtout Mlle Miggs, qui lui tomba sur le corps avectant de ferveur qu’elle le colla contre la muraille, en leconjurant l’une et l’autre, dans les termes les plus émouvants, dene pas sortir avant d’avoir repris son bon sens ; d’entendreenfin raison, de réfléchir à ce qu’il allait faire ; deprendre un peu de repos, après quoi il serait toujours à même defaire ce qu’il voudrait.

« Quand je vous dis que je suisdécidé ! la patrie sanglante m’appelle, et j’y vais. Miggs, sivous ne vous ôtez pas de mon chemin, vous allez vous fairepincer. »

Mlle Miggs, toujours accrochée aurebelle, poussa un cri douloureux, un seul cri ; mais était-cedans les transports de son émotion, était-ce parce que son ennemivenait d’exécuter sa menace ? c’est encore un mystère.

« Allez-vous me lâcher ? dit Simon,faisant des efforts désespérés pour se dégager de la chaste, maisétouffante étreinte de l’araignée qui l’enveloppait dans ses bras.Laissez-moi m’en aller. Je vous ai assuré un sort dans notreconstitution nouvelle de la Société, un joli petit sort… là !êtes-vous contente ?

– Ô Simon ! cria Mlle Miggs, ôSimon béni ! ô mame ! si vous saviez où en sont messentiments en ce moment d’épreuve ! »

Ma foi ! ses sentiments avaient bienl’air d’être d’une nature assez turbulente. Elle avait perdu sonbonnet à la bataille, elle était à genoux sur le carreau, révélantsans pudeur aux assistants la plus étrange collection de papillotesbleues et de papillotes jaunes, de tours de cheveux suspects,d’aiguillettes, de lacets de corset, de cordons, on ne peutvraiment pas dire de quoi. Elle était pantelante, elle crispait sesmains ; on ne lui voyait que le blanc des yeux ; ellepleurait comme une Madeleine : enfin, elle montrait tous lessymptômes les plus aigus d’une grande souffrance morale.

« Je laisse ici, dit Simon se tournantvers le bourgeois, sans faire seulement attention à l’afflictionvirginale de Mlle Miggs, je laisse au premier une caissed’effets : vous en ferez ce que vous voudrez. Moi, je n’en aipas besoin. Je ne reviendrai plus ici. Vous n’avez, monsieur, qu’àchercher un ouvrier : je ne suis plus l’ouvrier que de mapatrie ; désormais voilà dans quelle partie je travaille.

– Dans deux heures d’ici vous ferez toutce que vous voudrez ; mais, pour le moment, allez vouscoucher, reprit le serrurier en se plantant devant le passage de laporte. Vous m’entendez ? allez-vous coucher.

– Oui, je vous entends, et je me moque devous, Varden, répondit Simon Tappertit. J’ai été ce soir à lacampagne, arranger une expédition qui fera tressaillir de craintevotre âme de serrurier, poseur de sonnettes. C’est une affaire quidemande toute mon énergie : laissez-moi passer.

– Si vous faites seulement mined’approcher de la porte, je vous flanque par terre : ainsivous ferez bien d’aller vous coucher !

Simon, sans rien répondre, se releva aussidroit qu’il put, et piqua une tête dans le beau milieu de lapoitrine de son vieux patron, sur quoi les voilà tous les deux dansla boutique, accrochés l’un à l’autre, les mains et les pieds sibien entortillés, qu’on aurait cru voir en peloton unedemi-douzaine de combattants pour le moins ; je crois même queMiggs et Mme Varden en comptaient douze, au milieu de leurscris perçants.

Varden n’aurait pas eu de mal à terrasser sonancien apprenti et à le réduire, pieds et poings liés. Mais il luirépugnait de le malmener dans cet état d’ivresse sansdéfense : il se contentait donc de parer, quand il pouvait,ses coups, les acceptant pour bons quand il ne pouvait pas lesparer, restant toujours entre Simon et la porte, et attendant qu’ilse rencontrât quelque occasion favorable de le forcer à faireretraite dans l’escalier et de l’enfermer sous clef dans sachambre. Mais le brave homme avait trop compté sur la faiblesse deson adversaire ; il n’aurait pas dû oublier que souvent telivrogne, qui n’a plus la force de se soutenir, n’en court pas moinscomme un lapin. Simon Tappertit, prenant le temps à propos, fittraîtreusement semblant de tomber en arrière, et, pendant quel’autre se baissait pour le ramasser, il fut, en un clin d’œil, surses jambes, passa devant lui brusquement, ouvrit la porte, dont ilconnaissait bien le truc, et se précipita dans la rue comme unchien enragé. Le serrurier s’arrêta un moment, dans l’excès de sastupéfaction, puis lui donna la chasse.

On ne pouvait pas mieux choisir le moment pourcourir ; à cette heure silencieuse les rues étaient désertes,l’air frais ; la figure qu’il poursuivait se voyait clairementà distance, fuyant comme un trait, avec une ombre longue etgigantesque sur ses talons. Mais le pauvre serrurier était un peupoussif pour espérer de vaincre à la course un jeune homme commeSimon, que la graisse n’empêchait pas de courir : ah !autrefois, à la bonne heure, il l’aurait rattrapé en un rien detemps. Aussi commençait-il à être bien distancé, et, au moment oùles premiers rayons du soleil levant vinrent éblouir GabrielVarden, au tournant d’une rue, il ne fut pas fâché d’abandonner lapartie et de s’asseoir sur une marche pour reprendre haleine.Pendant ce temps-là, Simon, sans s’arrêter une fois, fuyaittoujours avec la même rapidité dans la direction de la Botte, où ilsavait bien qu’il allait retrouver des camarades. Cette respectableauberge, déjà avantageusement connue pour avoir attiré sur ellel’œil de la police, avait même organisé pour la circonstance unesurveillance amicale, et placé des vedettes pour attendre le retourdu petit capitaine.

« Fais comme tu voudras, Simon, faiscomme tu voudras, dit le serrurier, aussitôt qu’il put recouvrerl’usage de la parole. J’ai fait ce que j’ai pu pour te sauver, monpauvre garçon ; mais je vois bien que c’est inutile, et que tute mets toi-même la corde au col. »

En même temps il branla la tête d’un airtriste et découragé, revint sur ses pas, se dépêcha de rentrer chezlui, où il trouva Mme Varden et la fidèle Miggs quiattendaient avec impatience son retour.

Or, Mme Varden, et par conséquent aussiMlle Miggs, étaient troublées par de secrets reprochesqu’elles s’adressaient en elles-mêmes. Voilà ce que c’est qued’avoir aidé et soutenu, de toutes ses forces, le commencement d’undésordre dont personne à présent ne pouvait plus prévoir lafin ! Voilà ce que c’est que d’avoir indirectement amené lascène dont elles venaient d’être témoins ! À présent, c’étaitau serrurier à triompher et à faire des reproches. Cette dernièrepensée surtout était si cruelle à Mme Varden, qu’elle en avaitl’oreille basse, et que, pendant que son mari était à la poursuitede leur ouvrier échappé, elle cachait sous sa chaise la petitemaison en brique rouge avec son toit jaune, de peur que sa vue nefournit quelque occasion nouvelle de revenir sur ce sujetpénible ; et c’est pour cela qu’elle la cachait tant qu’ellepouvait sous ses jupes.

Mais justement le serrurier avait songé à cetarticle en route, et il ne fut pas plutôt rentré, qu’il le cherchades yeux dans la chambre, et, ne le trouvant pas, demanda tout desuite où il était.

Mme Varden n’avait pas d’autre ressourceque de livrer sa tirelire, ce qu’elle fit avec bien des larmes etdes protestations que si elle avait su ça…

« Oui, oui, dit Varden, c’est trop juste.Je le sais bien. Ce n’est pas pour vous en faire reproche, machère. Mais rappelez-vous une autre fois que, de toutes lesmauvaises choses, il n’y en a pas de pires que les bonnes, quand onen fait un mauvais usage. Une méchante femme, tenez ! c’estbien méchant. Eh bien ! quand la religion fait fausse route,c’est la même chose ; mais n’en parlons plus, machère. »

Là-dessus, il laissa tomber la maisonnette debrique rouge sur le carreau, mit le talon dessus, et l’écrasa enmille morceaux. Les gros sols, les petits sols, les pièces de sixpence et les autres contributions volontaires roulèrent dans tousles coins de la chambre, sans que personne songeât à les toucherpour les ramasser.

« Voilà quelque chose, dit le serrurier,de bien facile à faire ; plût à Dieu que les autres œuvres dela même Société ne présentassent pas plus de difficultés !

– Par bonheur encore, Varden, lui dit safemme en s’essuyant les yeux avec son mouchoir, qu’en cas denouveaux troubles… j’espère bien qu’il n’y en aura pas, je lesouhaite de tout mon cœur…

– Et moi aussi, ma chère.

– Dans ce cas-là, du moins, nous avons lepapier que ce pauvre jeune homme égaré nous a apporté.

– Ah ! tiens ! c’estvrai ! dit le serrurier se retournant vivement. Où est-ildonc, ce papier ? »

Mme Varden resta toute tremblante depeur, en lui voyant prendre dans ses mains la sauvegarde, ladéchirer en mille morceaux et les jeter dans l’âtre.

« Vous ne voulez pas vous enservir ? dit-elle.

– M’en servir ! cria le serrurier.Oh ! que non ! Ils peuvent venir, s’ils veulent, nousécraser sous notre toit renversé, brûler notre maison, notre cherlogis : je ne veux pas plus de la protection de leur chef queje ne veux inscrire leur hurlement d’antipapisme sur ma porte,quand ils devraient me fusiller. M’en servir ! Qu’ilsviennent, je les en défie. Le premier qui descend le pas de maporte pour ça ne le remontera pas si vite. Que les autres fassentce qu’ils voudront, mais ce n’est pas moi qui irai mendier leurpardon ; non, non, quand on me donnerait autant d’or pesantque j’ai de fer dans ma boutique. Allez-vous coucher, Marthe. Moi,je vais descendre les volets et me mettre au travail.

– Si matin ? lui dit sa femme.

– Oui, répondit gaiement le serrurier, simatin. Ils peuvent venir quand ils voudront, ils ne me trouverontpas à me cacher et à fouiner, comme si nous avions peur de prendrenotre part de la lumière du jour, pour la leur laisser toutentière. Ainsi, bon sommeil, ma chère, et de bons rêves que je voussouhaite. »

En même temps il donna un baiser cordial à safemme, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, sans quoi ilserait l’heure de se lever avant qu’elle fût seulement couchée.Mme Varden monta l’escalier, d’une humeur douce et aimable,suivie de Miggs, qui n’était pas non plus si revêche ; mais,malgré ça, elle ne pouvait s’empêcher, tout le long du chemin,d’avoir des quintes de toux sèche, des reniflements et deshélas ! en levant les mains au ciel, comme pour dire, dans sonprofond étonnement : « C’est égal, la conduite de notremaître est bien hardie. »

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