Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 31

 

La nuit de ce vendredi-là, car c’était levendredi de la semaine des émeutes qu’Emma et Dolly furentdélivrées, grâce à l’aide empressée de Joe et d’Édouard Chester,les troubles furent entièrement apaisés ; l’ordre et latranquillité furent rétablis dans la ville épouvantée. Mais comme,en vérité, après ce qui s’était passé, personne ne pouvait dire sice calme nouveau durerait longtemps ou si on n’était pas destiné àvoir éclater tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplirles rues de Londres de sang et de ruines, ceux qui s’étaientdérobés par la fuite au tumulte récent se tenaient encore àdistance, et bien des familles. qui n’avaient pu jusque-là seprocurer les moyens de fuir, profitaient de ce moment de répit pourse retirer à la campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiquesétaient encore fermées, et il ne se faisait guère d’affaires dansaucun des centres habituels du mouvement commercial. Cependant,malgré les prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuseclasse de la société qui voit toujours si clair dans les évènementsles plus obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde,la force armée, composée de troupes considérables, distribuée surtous les points les plus dangereux, et postée dans tous lesendroits principaux, tenait en échec les restes dispersés del’émeute. On poursuivait avec une vigueur infatigable la recherchedes perturbateurs, et s’il s’en trouvait encore parmi eux d’assezincorrigibles et d’assez téméraires pour avoir la fantaisie, aprèsles terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans lesrues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes etrésolues, qu’ils se dépêchaient de retourner s’ensevelir dans leurscachettes, ne songeant plus qu’à leur propre salut.

En un mot, l’émeute était en déroute. On avaittué à coups de fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Ily en avait en outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec desblessures graves : là-dessus, peu de jours après, on comptaitsoixante-dix ou quatre-vingts morts de plus. Il y en avait unecentaine d’arrêtés, sans compter ceux qu’on arrêtait d’heure enheure. Quant à ceux qui avaient péri victimes de l’incendie ou deleurs propres excès, le nombre en était inconnu.

Cependant il est certain qu’il y avaitbeaucoup de ces misérables qui avaient trouvé une horriblesépulture dans la cendre brûlante des feux qu’ils avaient allumés,ou qui s’étant glissés dans des caves et des celliers, soit pour yboire en secret, soit pour y panser leurs blessures, ne revirentjamais le jour. Bien des semaines après que le foyer de l’incendiene contenait plus qu’une cendre noire et froide, la bêche dufossoyeur, mise en réquisition, ne laissa point de doute à cetégard.

Pendant les quatre grands jours del’insurrection, soixante-dix maisons particulières et quatreprisons considérables avaient été détruites. La perte totale desobjets mobiliers, d’après l’estimation de ceux qui l’avaient subie,était de cent cinquante mille livres sterling. À l’estimer au plusbas, d’après l’évaluation plus impartiale de personnesdésintéressées, elle montait toujours bien à plus de centvingt-cinq mille livres. Cette perte immense fut bientôt aprèscouverte par une indemnité sur la fortune publique, en exécutiond’un vote de la chambre des Communes, la somme ayant été prélevéesur les différents quartiers de Londres, et sur le comté et lebourg de Southwark. Toutefois, lord Mansfield et lord Saville nevoulurent ni l’un ni l’autre recevoir d’indemnité d’aucungenre.

La chambre des Communes dans sa séance dumardi, avec ses portes fermées et bien gardées, avait émis unerésolution à l’effet de procéder, immédiatement après la fin desémeutes, à l’examen des pétitions présentées par un grand nombredes sujets protestants de Sa Majesté, et à leur prise en sérieuseconsidération. Pendant qu’on débattait cette question,M. Herbert, l’un des membres présents, se leva indigné et priala chambre de remarquer que lord Georges Gordon était là sur sonbanc, au-dessous de la galerie, avec la cocarde bleue, signe deralliement de la rébellion, attachée à son chapeau. Non seulementceux qui siégeaient auprès de lui l’obligèrent de l’ôter ;mais, quand il s’offrit à aller dans les rues pacifier l’émeute,rien qu’avec la vague assurance que la chambre était disposée àleur donner « la satisfaction qu’ils voulaient, »plusieurs membres se réunirent pour le retenir de force sur sonbanc. Bref, le désordre et la violence qui régnaient en vainqueursau dehors, pénétrèrent aussi dans le sénat, et là, comme ailleurs,l’alarme et la terreur étaient à l’ordre du jour, et les formesrégulières furent un moment oubliées.

Le mardi, les deux chambres s’étaientajournées au lundi suivant, déclarant impossible de continuer lecours de leurs délibérations avec la gravité et la liberténécessaires, tant qu’elles seraient entourées par la troupe armée.Mais, à présent que les révoltés étaient dispersés, les citoyensfurent assaillis par une autre crainte. En effet, en voyant lesplaces publiques et leurs lieux ordinaires de réunion remplis desoldats autorisés à faire usage à discrétion de leurs fusils et deleurs sabres, ils commencèrent à prêter une oreille avide au bruitqui circulait de la proclamation d’une loi martiale et à des conteseffrayants de prisonniers qu’on aurait vus pendus aux lanternes deCheapside et de Fleet-Street. Ces terreurs ayant été promptementdissipées par une proclamation déclarant que tous les perturbateursseraient jugés par une commission spéciale, constituée conformémentà la loi, on eut une autre alerte. Il se disait tout bas, d’un boutde la ville à l’autre, qu’on avait trouvé de l’argent français surquelques insurgés, et que ces troubles avaient été soudoyés par lespuissances étrangères, pour arriver au renversement et à la ruinede l’Angleterre. Cette sourde rumeur, entretenue par des placardsanonymes semés avec profusion, quoique dénués probablement de toutfondement, tenait sans doute à la découverte de quelques pièces demonnaie qui n’étaient point de fabrication anglaise, trouvées, avecd’autres objets volés, en fouillant les poches des rebelles, ou surles prisonniers arrêtés et les cadavres des victimes. Celan’empêcha pas que ce bruit, une fois répandu, produisit une grandesensation, et, au milieu de cette excitation générale qui disposeles gens à saisir avidement toute nouvelle alarmante, il futcolporté avec une merveilleuse activité.

Cependant, comme la tranquillité ne sedémentit pas pendant toute la journée de vendredi, puis pendanttoute la nuit, et qu’on ne fit plus de nouvelles découvertes, laconfiance commença à renaître, et les plus timides, les plusdécouragés, recommencèrent à respirer. Rien que dans Southwark, iln’y eut pas moins de trois mille habitants qui se formèrent engarde privée, pour faire dans les rues des patrouilles d’heure enheure. Les citoyens de Londres ne restèrent pas en arrière pourimiter ce bel exemple, et, selon l’habitude des gens paisibles, quideviennent d’une audace incroyable quand le danger est passé, ilétait impossible de rien voir de plus intraitable et de plus hardi.Ils n’hésitaient pas à faire subir au passant le plus robuste uninterrogatoire sévère, et menaient haut la main les petitscommissionnaires, les bonnes et les apprentis qu’ils trouvaient surleur chemin.

Quand le jour s’obscurcit pour faire place ausoir, à l’heure où les ténèbres commencèrent par se glisser dansles coins et recoins de la ville comme pour s’essayer en secret etprendre leur clan avant de s’aventurer en pleine rue, Barnabé étaitassis dans son cachot, s’étonnant du silence, et attendant en vainle bruit et les clameurs qui avaient troublé les nuits précédentes.À côté de lui était assis, la main dans la sienne, une compagnedont la présence mettait son âme en paix. Elle était pâle, bienchangée, accablée de chagrin, et elle avait le cœur biengros ; mais elle était pour lui toujours la même.

« Ma mère, dit-il après un long silence,combien de temps encore… combien de jours et de nuits… vont-ils meretenir ici ?

– Pas beaucoup, mon enfant ; pasbeaucoup, j’espère.

– Vous espérez ! c’est bon, mais cen’est pas avec des espérances que vous ferez tomber mes chaînes.Moi aussi j’espère, mais cela leur est bien égal. Gripespère ; mais qui est-ce qui se soucie deGrip ? »

Le corbeau poussa un petit cri triste etmélancolique.

« Personne, dit-il, aussi clairement quepeut parler un corbeau.

– Qui est-ce qui se soucie de Grip,excepté vous et moi ? dit Barnabé, passant la main sur lesplumes ébouriffées de l’oiseau. Il ne parle jamais ici ; il nedit pas un mot en prison. Il est là à se morfondre toute la journéedans son petit coin noir, tantôt faisant un somme, tantôt regardantle jour qui se glisse à travers les barreaux et qui brille dans sonœil, perçant comme une étincelle de ces grands feux qui viendrait àtomber dans la chambre, et qui brûlerait encore. Mais qui est-cequi se soucie de Grip ?

Le corbeau croassa encore :« Personne.

– Et à propos, dit Barnabé, retirant samain de l’oiseau pour la mettre sur le bras de sa mère, en laregardant fixement en face, s’ils me tuent, car c’est bienpossible, j’ai entendu dire qu’ils me tueraient ; quedeviendra Grip, quand ils m’auront fait mourir ? »

Le son du mot ou le courant de ses proprespensées suggéra à l’oiseau sa vieille sentence : « N’aiepas peur de mourir. » Seulement il s’arrêta au beau milieu,tira un bouchon mélancolique, et finit par un croassementlanguissant, comme s’il ne se sentait pas le courage d’allerjusqu’au bout de sa phrase, quoiqu’elle ne fût pas bien longue.

« Est-ce qu’ils lui ôteront la vie commeà moi ? dit Barnabé. Je le voudrais bien ; si lui et moiet vous nous mourions tous ensemble, il ne resterait personne pouren avoir du chagrin et de la peine, Mais ils feront ce qu’ilsvoudront, je ne les crains pas, mère.

– Ils ne vous feront pas de mal,dit-elle, d’une voix presque étouffée par ses larmes. Ils nevoudront pas vous faire de mal, quand ils sauront tout. Je suissûre qu’ils ne vous en feront pas.

– Oh ! n’en soyez pas trop sûre,cria Barnabé, qui montrait un étrange plaisir à croire qu’elle setrompait, mais que lui, il avait trop de sagacité pour tomber dansla même erreur. Ils m’ont désigné, mère, dès le commencement. Je leleur ai entendu dire entre eux quand ils m’ont amené ici la nuitdernière, et je les crois. Ne pleurez pas pour ça, mère. Ilsdisaient que j’étais hardi, et je leur ferai voir jusqu’au boutqu’ils ne se trompent pas. On peut me croire imbécile, mais cela nem’empêchera pas de mourir aussi bien qu’un autre… Je n’ai pas faitde mal, n’est-ce pas ? ajouta-t-il vivement.

– Pas devant Dieu, répondit-elle.

– Eh bien ! alors, dit Barnabé,qu’ils me fassent tout ce qu’ils voudront. Vous m’avez dit un jour,vous-même, un jour que je vous demandais ce que c’était que lamort, que c’était quelque chose qui n’était pas à craindre, quandon n’avait pas fait de mal. Ha ! ha ! mère, je suis sûreque vous pensiez que j’avais oublié cela. »

Elle était navrée de voir ce joyeux éclat derire et le ton enjoué avec lequel il lui disait ces mots. Elle leserra contre son cœur et le supplia de lui parler tout bas et de setenir tranquille, parce qu’il commençait à faire nuit, qu’ilsn’avaient plus que peu de temps à rester ensemble, et qu’elleallait être obligée de le quitter.

« Vous reviendrez demain ? ditBarnabé.

– Oui, et tous les jours, et nous ne nousséparerons plus. »

Il répliqua avec joie que c’était bien, quec’était tout ce qu’il désirait, et qu’il était sûr d’avance de saréponse. Puis il lui demanda où elle était restée depuis silongtemps, et pourquoi elle n’était pas venue le voir, pendantqu’il était un grand soldat ; et alors il se mit à luidétailler tous les plans qu’il avait formés pour qu’ils pussentdevenir riches et vivre dans l’opulence. Cependant il eut quelquesoupçon qu’elle avait du chagrin et que c’était lui qui en était encause ; il essaya de la consoler et de la distraire en luiparlant de la vie qu’ils menaient autrefois ensemble, de sesamusements et de la liberté dont il jouissait alors. Il ne sedoutait pas que chacune de ses paroles redoublait la douleur de samère, et qu’elle répandait des larmes de plus en plus amères àchaque souvenir qu’il ravivait de leur tranquillité perdue.

« Mère, dit Barnabé, quand ilsentendirent approcher l’homme qui venait fermer les cellules pourla nuit, tout à l’heure, quand je vous ai parlé de mon père, vousm’avez crié : « Chut ! » et vous avez détournéla tête ; pourquoi donc ? dites-moi pourquoi en deuxmots. Vous l’aviez cru mort. Vous n’êtes pas fâchée qu’il vive etqu’il soit revenu nous voir ? où est-il ? serait-ilici ?

– Ne demandez à personne où il est ;ne parlez de lui à qui que ce soit, répondit-elle.

– Pourquoi pas ? Est-ce parce quec’est un homme sévère et qui a la parole rude ? Car enfin, jene l’aime pas, et je ne tiens pas à me trouver seul avec lui ;mais pourquoi ne pas parler de lui ?

– Parce que je suis fâchée qu’il viveencore, fâchée qu’il soit revenu nous voir, fâchée que vous et luivous vous soyez trouvés ensemble. Parce que, cher Barnabé, j’aifait ce que j’ai pu, toute ma vie, pour vous tenir séparés.

– Séparés ! un fils et unpère ! Pourquoi ?

– Il a, lui murmura-t-elle à l’oreille,il a versé le sang ; le temps est venu de vous faire cetterévélation ; il a versé le sang d’un homme qui l’aimait bien,qui avait placé en lui sa confiance, qui ne lui avait jamais riendit ni rien fait de mal. »

Barnabé recula d’horreur, et, jetant un coupd’œil rapide sur la tache de son poignet, la cacha en frissonnantsous sa veste.

« Mais, ajouta-t-elle avec précipitation,en entendant la clef tourner dans la serrure, quoique nous devionsle fuir, ce n’en est pas moins votre père, mon cher enfant, et moi,je n’en suis pas moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie,et il la perdra. Il ne faut pas que nous y soyons pour quelquechose. Bien au contraire, si nous pouvions l’amener à se repentir,notre devoir serait de l’aimer encore. N’ayez pas l’air de leconnaître, si ce n’est comme un homme qui s’est sauvé de la prison,et, si on vous fait des questions sur son compte, ne répondez pas.Que Dieu veille sur vous toute cette nuit, cher enfant ! queDieu soit avec vous ! »

Elle s’arracha de ses bras et, quelquessecondes après, Barnabé fut tout seul. Il resta longtemps commeenraciné là, la figure cachée dans ses mains, puis il se jeta ensanglotant sur son triste lit.

Mais la lune vint tout doucement dans sagloire modeste, et les étoiles se montrèrent à travers le petitespace de la fenêtre grillée, comme, à travers l’étroite brèched’une bonne action, dans une sombre vie de crime, la face du cielrayonne pleine d’éclat et de miséricorde. Il leva la tête, regardaen l’air ce ciel tranquille qui avait l’air de sourire à la terreaffligée, comme si la nuit, plus compatissante que le jour,abaissait des regards de pitié sur les souffrances et les fautesdes hommes, et qu’elle voulût insinuer sa paix au fond du cœur deBarnabé. Un pauvre idiot comme lui, emprisonné dans son étroitecellule, se sentait élevé aussi près de Dieu, en contemplant cetteclarté si douce, que l’homme le plus libre et le plus heureux detoute cette vaste cité ; et dans sa prière, qu’il ne serappelait pas bien, dans le bout d’hymne, souvenir de son enfance,qu’il se chantonnait pour se bercer avant de s’endormir, il y avaitun souffle aussi pur pour monter vers le ciel que dans toutes leshomélies du monde, et dans l’écho des voûtes des plus vieillescathédrales.

Sa mère, en traversant une cour pour sortir,vit, à travers une porte grillée qui donnait sur une autre cour,son mari, marchant autour de l’enceinte, les mains croisées sur sapoitrine et la tête penchée. Elle demanda à l’homme qui laconduisait si elle ne pourrait pas dire un mot au prisonnier. Il yconsentit, mais en lui recommandant de se dépêcher, parce qu’ilallait fermer pour la nuit, et il n’avait plus qu’une ou deuxminutes à lui. En même temps, il ouvrit la porte et lui ditd’entrer.

La porte, en tournant, grinça bien fort surses gonds ; mais lui, il était sourd au bruit, et continuaitsa promenade circulaire dans la petite cour, sans lever la tête nichanger d’attitude le moins du monde. Elle lui parla ; mais savoix était si faible qu’elle ne pouvait se faire entendre. Enfin,elle alla au-devant de ses pas, et, quand il vint, elle étendit lamain et le toucha.

Il tressaillit et recula d’un pas, tremblantdes pieds à la tête ; mais en voyant qui c’était, il luidemanda ce qu’elle venait faire là. Sans attendre saréponse :

« Voyons ! dit-il, venez-vous merendre la vie ou me l’ôter ? m’assassiner aussi, ou mesauver ?

– Mon fils… notre fils, répondit-elle,est dans cette prison.

– Qu’est-ce que ça me fait ?cria-t-il en frappant du pied avec impatience le pavé de la cour.Je sais bien cela. Il ne peut pas plus m’aider que je ne puisl’aider. Si vous êtes venue pour me parler de lui, vous pouvez vousen aller. »

En même temps il reprit sa promenade, et semit à faire son tour dans la cour comme auparavant, d’un pasprécipité. Quand il la retrouva où il l’avait laissée, il s’arrêtapour lui dire :

« Venez-vous me rendre la vie ou mel’ôter ? Vous repentez-vous ?

– Oh ! c’est à vous qu’il fautdemander ça, répondit-elle. Voulez-vous vous repentir, pendantqu’il en est temps encore ? Quant à vous sauver, croyez bienque je n’en aurais pas le pouvoir, quand j’en aurais lecourage.

– Dites que c’est la volonté qui vousmanque, répondit-il avec un juron, en cherchant à se dégager d’elleet à passer outre. Dites que vous ne le voulez pas.

– Écoutez-moi un instant seulement,répliqua-t-elle, rien qu’un instant. Je ne fais que de releverd’une maladie dont je croyais que je ne relèverais jamais. Lesmeilleurs d’entre nous, dans des moments pareils, pensent auxbonnes intentions qu’ils n’ont pas réalisées, aux devoirs qu’ilsont laissés inachevés. Si j’ai jamais, depuis cette fatale nuit,manqué à prier Dieu pour vous envoyer le repentir avant votre mort…si j’ai manqué de vous en suggérer la pensée, même au moment oùl’horreur de votre crime était encore toute fraîche, si, ladernière fois que je vous ai vu, tout entière à la crainte quivenait de m’accabler, j’ai oublié de tomber à deux genoux pour vousadjurer de la façon la plus solennelle, au nom de celui que vousavez envoyé au ciel pour y porter témoignage contre vous, de vouspréparer à la punition qui ne pouvait manquer de vous atteindre, etqui s’approche insensiblement en ce moment même… je m’humiliedevant vous, et, dans l’agonie de mon rôle de suppliante, je vousconjure de me laisser expier ma faute.

– Qu’est-ce que tout ce jargon veutdire ? répondit-il rudement. Parlez donc de manière que jepuisse vous comprendre.

– Je vais le faire,répliqua-t-elle ; c’est tout ce que je désire. Accordez-moiencore un moment de patience. La main de celui qui a mauditl’assassin s’est appesantie sur nous, vous n’en pouvez douter.Notre fils, notre innocent enfant, sur lequel est tombée sa colère,avant même qu’il vînt au monde, est ici en danger de perdre la vie…il y est, conduit par votre faute, oui, Dieu le sait, par votreunique faute : car, si la faiblesse de son intelligence l’aentraîné dans ses égarements, n’est-ce pas la terrible conséquencede votre crime ?

– Si vous venez pour m’ennuyer de vosreproches et de vos criailleries de femme… marmotta-t-il entre sesdents, en essayant encore de passer.

– Non. Je viens pour autre chose, qu’ilfaut que vous entendiez. Si ce n’est pas ce soir, c’est demain. Sice n’est pas demain, ce sera un autre jour ; mais il faut quevous l’entendiez. Mon mari, il n’y a point d’espoir pour vous devous sauver de là… c’est impossible.

– Et c’est vous qui venez me direça ? » En même temps il leva sa main chargée de fers etl’en menaça. « Ah ! c’est vous ?

– Oui, dit-elle, avec une vivacitéinexprimable, c’est moi. Mais pourquoi ?

– Sans doute pour me tranquilliser danscette prison. Pour me faire passer agréablement le temps d’icijusqu’à ma mort. Pour mon bien… oui, pour mon bien sans aucundoute, dit-il en grinçant des dents et en lui adressant un sourireavec sa face livide.

– Non, ce n’est pas pour vous accabler dereproches, répliqua-t-elle ; non, ce n’est pas pour aggraverles misères et les tortures de votre situation ; non, ce n’estpas pour vous dire une seule parole amère : c’est au contrairepour vous rendre l’espérance et la paix. Mon mari, mon cher mari,avouez seulement ce crime abominable ; implorez seulement lepardon du ciel et de ceux que vous avez offensés sur la terre.Écartez seulement ces vaines pensées qui vous troublent, et qui nese réaliseront jamais, pour ne compter que sur votre repentir etvotre sincérité, et je vous promets, au nom suprême du créateur,dont vous avez détruit l’image, qu’il vous donnera aide etconsolation. Et moi, cria-t-elle en joignant les mains et en levantles yeux au ciel, je jure devant lui, devant lui qui connaît moncœur et qui peut y lire la vérité de mes paroles, je vous promets,à partir de ce moment-là, de vous aimer tendrement comme autrefois,de veiller sur vous nuit et jour durant le court intervalle quinous reste, de vous prodiguer les témoignages de ma plus fidèleaffection comme je le dois, de joindre mes prières aux vôtres pourque Dieu suspende le jugement qui menace votre tête, pour qu’ilépargne notre fils et lui permette de bénir ici son saint nom, deson mieux, le pauvre enfant, à l’air libre et à la clarté dujour. »

Il recula et fixa ses yeux sur elle, pendantqu’elle lui adressait ces prières ardentes, comme s’il était unmoment frappé de respect pour elle, et qu’il ne sût que faire. Maisla crainte et la colère prirent bientôt le dessus, et il larepoussa avec mépris.

« Allez-vous-en ! cria-t-il.Laissez-moi. Vous complotez contre moi, n’est-ce pas ? Vousvoulez me faire parler, pour aller dire que je suis bien ce qu’onsoupçonne. Malédiction sur vous et votre enfant !

– Hélas ! elle est déjà tombée surlui, la malédiction, répliqua-t-elle en se tordant les mains.

– Qu’elle y tombe plus lourdementencore ! Qu’elle tombe sur lui et sur vous tous ! Je vousdéteste tous les deux. Je n’ai plus rien à perdre. La seuleconsolation qui puisse me rester et que je me souhaite, c’est desavoir avant de mourir que la malédiction vous atteint. À présent,partez. »

Elle allait encore lui faire de doucesinstances, même après cet éclat de fureur ; mais il menaça dela frapper de sa chaîne.

« Je vous le répète, partez… je vous lerépète pour la dernière fois. Le gibet me tient dans ses griffes,et c’est un noir fantôme qui peut me porter encore à d’autresexcès. Allez-vous-en ! Je maudis l’heure où je suis né,l’homme que j’ai tué, et toutes les créatures vivantes de cemonde. »

Dans un paroxysme de rage, de terreur, decrainte de la mort, il la repoussa, pour se précipiter dans lesténèbres de sa cellule, où il se jeta pantelant sur le carreau,qu’il grattait de ses mains enchaînées. Le geôlier revint fermer laporte du cachot, et emmena ensuite la malheureuse femme.

Dans cette nuit de juin, chaude et embaumée,il y avait par toute la ville des visages heureux et des cœurs gaiset légers, qui savouraient doublement la douceur d’un sommeildepuis plusieurs jours inconnu, au milieu des horreurs qui venaientd’avoir lieu. Cette nuit-là, chacun chez soi se réjouissait enfamille ; on se félicitait les uns les autres d’avoir échappéau danger commun ; ceux qui avaient été désignés pour victimespar l’émeute, s’aventuraient à sortir dans les rues ; ceux quiavaient été pillés, allaient gagner quelque bon refuge ; mêmele pusillanime lord-maire, qui avait été cité ce soir-là devant leConseil privé pour donner des explications sur sa conduite, revintcontent, déclarant à tous ses amis qu’il avait été bien heureuxd’en être quitte pour une réprimande, et leur répétant avec la plusgrande satisfaction sa mémorable défense devant le Conseil,« qu’il avait montré dans les troubles une telle témérité decourage, qu’il avait bien cru la payer de sa vie. »

Cette nuit-là aussi, quelques agents dispersésde l’émeute furent poursuivis jusque dans leurs cachettes, etarrêtés. Dans les hôpitaux, ou sous les amas de ruines qu’ilsavaient faites, dans les fossés, dans les champs, on trouva de cesmisérables enterrés sans linceul ; plus heureux que ceux qui,pour avoir pris une part active au désordre, dans des prisonsprovisoires, reposaient en ce moment sur la paille leur têtepromise au bourreau.

À la Tour aussi, dans une chambre lugubre dontles murs épais interdisaient l’accès au moindre bourdonnement de lavie et entretenaient un silence dont les inscriptions laissées pard’anciens prisonniers sur ces témoins muets ne faisaient queredoubler l’horreur, gisait sur sa couche un homme tourmenté deremords pour chaque cruauté commise par chaque révolté,reconnaissant à présent que leur crime était son crime, et quec’était lui qui avait mis leurs vies en péril ; ne trouvant,au milieu de ces réflexions, qu’une triste consolation dans sonfanatisme, ou dans sa vocation imaginaire ; c’était lemalheureux autour de tout le mal… lord Georges Gordon.

On l’avait arrêté le soir même. « Si vousêtes sûr que c’est moi que vous voulez, dit-il à l’officier quil’attendait à la porte de chez lui avec un mandat d’amener sous laprévention de haute trahison, je suis prêt à vousaccompagner… »

Et en effet, il le suivit sans résistance. Oncommença par le conduire devant le Conseil privé, puis à la casernedes Horse-Guards, puis on l’emmena par le pont de Westminster, pouréviter l’embarras des rues, jusqu’à la Tour, sous l’escorte la plusforte qu’on eût encore vue chargée d’y conduire un prisonnierseul.

De tous ses quarante mille hommes, il ne luien restait pas un pour lui tenir compagnie. Tant amis que protégés,clients et serviteurs… il n’avait personne. Son tartuffe desecrétaire l’avait trahi et l’homme qui s’était laissé, dans safaiblesse, pousser et compromettre par tant d’intrigants uniquementoccupés de leurs intérêts personnels, se trouvait à présent seul etabandonné.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer