Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 11

 

Le jour du lendemain fut annoncé au monde parde joyeux carillons et par des coups de canon tirés à la Tour. Onhissa des drapeaux sur un grand nombre de flèches des clochers dela ville. En un mot, on accomplit toutes les cérémonies d’usage enl’honneur du jour anniversaire de la naissance du roi, et chacuns’en alla vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londresétait dans un ordre parfait, et qu’il n’y eût pas encore dansquelques-uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient serallumer aux approches de la nuit pour répandre au loin ladésolation et la ruine.

Les chefs de l’émeute, rendus plus audacieuxencore par leurs succès de la nuit dernière et par le butin qu’ilsavaient conquis, retenaient fermement unies les masses de leurspartisans, et ne songeaient qu’à les compromettre assez pourn’avoir plus à craindre que l’espoir de leur pardon ou de quelquerécompense ne leur donnât la tentation de trahir et de livrer entreles mains de la justice les ligueurs les plus connus.

Il est sûr que la crainte de s’être tropavancés pour pouvoir désormais obtenir leur pardon retenait lesplus timides sous leurs drapeaux non moins que les plus braves.Beaucoup d’entre eux, qui n’auraient pas fait difficulté dedénoncer les chefs et de se porter témoins contre eux en justice,sentaient qu’ils ne pouvaient espérer leur salut de ce côté, parceque leurs propres actes avaient été observés par des milliers degens qui n’avaient pas pris part aux troubles ; qui avaientsouffert dans leurs personnes, leur tranquillité, leurs biens, desoutrages de la populace ; qui ne demanderaient pas mieux quede porter témoignage, et dont le gouvernement du roi préféreraitsans doute les déclarations à celles de tous autres. Dans cettecatégorie se trouvaient beaucoup d’artisans qui avaient laissé làleurs travaux le samedi matin ; il y en avait même que leurspatrons avaient revus prenant une part active au tumulte :d’autres se savaient soupçonnés, et n’ignoraient pas que, s’ilsrevenaient dans leurs ateliers, ils seraient remerciéssur-le-champ. D’autres enfin avaient agi en désespérés dès lecommencement, et se consolaient avec ce proverbe populaire qui ditque, pendu pour pendu, autant vaut l’être pour un mouton que pourun agneau. Tous d’ailleurs espéraient et croyaient fermement que legouvernement, qu’ils semblaient avoir paralysé, finirait, dans sonépouvante, par compter avec eux et par accepter leurs conditions.Les plus raisonnables se disaient qu’au pis-aller ils étaient tropnombreux pour qu’on pût les punir tous, et chacun aimait à croirequ’il avait autant de chances d’échapper au châtiment que personne.Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien,obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de lapauvreté, de l’ignorance, à l’amour du mal, à l’espérance du vol etdu pillage.

Il est encore à remarquer que, à partir dumoment de leur première explosion à Westminster, tout symptômed’ordre arrêté d’avance ou de plan concerté entre eux avaitdisparu. Quand ils se divisaient par bandes pour courir dans lesdifférents quartiers de la ville, c’était d’après une inspirationsoudaine et spontanée. Chacune d’elles se grossissait sur sonchemin, comme les rivières à mesure qu’elles coulent vers lamer ; chaque fois qu’il leur fallait un chef, il s’enprésentait un, qui disparaissait sitôt que l’on n’en avait plusbesoin, pour reparaître encore à la première nécessité. Le tumulteprenait chaque fois une forme nouvelle et inattendue, selon lescirconstances du moment : on voyait de braves ouvriersretournant chez eux, après une journée de travail, jeter là leursoutils pour se mêler activement à l’émeute, en un instant ;des saute-ruisseaux en faisaient autant, laissant là lescommissions dont ils étaient chargés en ville. En un mot, c’étaitcomme une peste morale qui était tombée sur Londres. Le bruit, letumulte, l’agitation, avaient pour eux un attrait irrésistible quiles séduisait par centaines. La contagion s’étendait comme letyphus. Le mal, encore à l’état d’incubation, infectait à chaqueheure de nouvelles victimes, et la Société commençait à s’alarmersérieusement de leurs fureurs.

Il était à peu près deux ou trois heures aprèsmidi, lorsque Gashford vint dans le repaire que nous avons décritau dernier chapitre, et, n’y trouvant que Dennis et Barnabé,s’informa de ce qu’était devenu Hugh.

Il était sorti, à ce que lui dit Barnabé, il yavait bien une heure, et n’était pas encore revenu.

« Dennis, dit le souriant secrétaire, desa voix la plus doucereuse, en se tenant les jambes croisées sur unbaril ; Dennis ! »

Le bourreau, se réveillant en sursaut, se mitsur son séant, et le regarda les yeux tout grands ouverts.

« Comment ça va-t-il, Dennis ? ditGashford, le saluant d’un signe de tête. J’espère que vous n’avezpas eu à vous plaindre de vos dernières expéditions,Dennis ?

– Maître Gashford, répondit le bourreau,fixant sur lui les yeux, vous avez une manière si tranquille devous dire les choses, qu’il y a de quoi faire sauter au plancher.Nom d’un chien, ajouta-t-il entre ses dents, sans détourner lesyeux, et d’un air pensif ; vous avez quelque chose de sirusé !

– De si distingué, vous voulez dire,Dennis.

– De si distingué, reprit l’autre en segrattant la tête, toujours sans quitter des yeux les traits dusecrétaire, que, quand vous me parlez, je crois entendre chacun devos mots jusque dans la moelle de mes os.

– Je suis charmé de vous voir l’ouïe sisubtile, et je m’applaudis de savoir me rendre pour vous siintelligible, dit Gashford, de son ton uniforme et invariable. Oùest votre ami ? »

M. Dennis se retourna comme s’ils’attendait à le trouver endormi sur son lit de paille ; puis,se rappelant qu’il l’avait vu sortir :

« Je ne peux pas vous dire, maîtreGashford. Je croyais qu’il devait rentrer plus tôt que ça. J’espèreque ce n’est pas encore le moment de nous mettre à la besogne,maître Gashford ?

– Mais, dit le secrétaire, je vous ledemande, comment voulez-vous que je vous dise ça, Dennis ?Vous êtes parfaitement maître de vos actions, vous savez, et vousn’en devez compte à personne, si ce n’est à la justice de temps àautre, n’est-ce pas ? »

Dennis, tout dérouté par le sang-froid demanières et de langage de son patron, reprit pourtant son assietteen lui entendant faire cette allusion à sa profession, et luimontra Barnabé en secouant la tête et en fronçant le sourcil.

« Chut ! cria Barnabé.

– Ah ! motus là-dessus, maîtreGashford, dit le bourreau à voix basse. Les préjugés populaires…vous n’y pensez jamais… Eh bien ! quoi, Barnabé ?qu’est-ce qu’il y a ? mon garçon.

– Je l’entends qui vient, répondit-il.Écoutez. Remarquez-vous ça ? c’est son pied. N’ayez pas peur,je reconnais bien son pas, et celui de son chien aussi. Tramp,tramp, pitt, patt, c’est bien ça, ils s’en viennent tous les deux,et, tenez ! Ha ! ha ! ha ! ha ! lesvoici. » Il criait joyeusement, saluant à deux mains la venuede son camarade, auquel il donna de petites tapes d’amitié sur ledos, comme si ce rude compagnon était le plus aimable des hommes.« Le voici, et il n’a pas de mal, encore ! Je suis biencontent de le voir revenu, ce vieux Hugh.

– Je veux être un renégat s’il ne me faitpas toujours un meilleur accueil que les gens raisonnables, ditHugh en lui secouant la main avec une tendresse étrange, quiressemblait à de la rage. Et vous, garçon, commentallez-vous ?

– À merveille, cria Barnabé, ôtant sonchapeau. Ha ! ha ! ha ! Et la joie au cœur, Hugh. Ettout prêt à faire ce qu’on voudra pour la bonne cause et lajustice, et à soutenir ce bon gentleman si doux et si blême, celord qu’ils ont maltraité ; n’est-ce pas, Hugh ?

– Oui, » répondit son ami, laissantaller sa main, et regardant un moment Gashford avec un changementd’expression notable avant de lui dire : « Bonjour,maître.

– Bonjour donc ! répliqua lesecrétaire en se caressant la jambe. Et puis encore bonjour etbonne année, accompagnés de beaucoup d’autres ! Vous êteséchauffé.

– Ma foi, maître, vous le seriez bienautant que moi, dit-il en s’essuyant la figure, si vous étiez venuici en courant aussi vite que moi.

– Alors vous savez les nouvelles ?En effet, j’ai supposé que vous deviez les savoir.

– Les nouvelles ? Quellesnouvelles ?

– Quoi, vous ne savez pas ? criaGashford, relevant les sourcils avec une exclamation de surprise.Est-ce possible ? Alors venez donc ; c’est moi qui vaisvous faire connaître votre honorable position, après tout.Voyez-vous là-haut les armes du roi ? lui demanda-t-il d’unair souriant, en prenant dans sa poche un papier qu’il déploya sousles yeux de Hugh.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça mefait ?

– Ça vous fait beaucoup, maisbeaucoup ; répliqua le secrétaire. Lisez-moi ça.

– Vous savez bien que, la première foisque je vous ai vu, je vous ai dit que je ne savais pas lire, ditHugh d’un air d’impatience. Au nom du diable, qu’est-ce qu’il peuty avoir là dedans ?

– C’est une proclamation émanée du roi enson conseil, dit Gashford : elle est datée d’aujourd’hui etpromet une récompense de cinq cents guinées… Cinq cents guinées,c’est bien de l’argent et une grande tentation pour certaines gens…à quiconque dénoncera la personne ou les personnes qui ont pris lapart la plus active aux démolitions de ces chapelles catholiques desamedi soir.

– Ce n’est que ça ? cria Hugh d’unair indifférent. Je le savais déjà.

– J’aurais bien dû m’en douter, ditGashford, souriant, et repliant le document. J’aurais dû devinerque votre ami vous l’avait dit.

– Mon ami ? bégaya Hugh, faisant desefforts maladroits pour simuler la surprise. Quel ami ?

– Tut, tut ! croyez-vous que je nesais pas d’où vous venez ? repartit Gashford en se frottantles mains et se donnant de petites tapes du revers de l’une contrele creux de l’autre, avec un regard de fin renard. Vous me croyezdonc bien bête ? Voulez-vous que je vous dise sonnom ?

– Non pas, dit Hugh en jetant un coupd’œil rapide du côté de Dennis.

– Il vous aura sans doute appris aussi,continua le secrétaire après une petite pause, que les émeutiersqui ont été pris (les pauvres diables !) sont traduits enjustice, et qu’il y a déjà des témoins très actifs qui ont eu latémérité de comparaître à leur charge. Entre autres… et ici ilserra les dents, comme pour étrangler quelques mots violents quilui venaient sur le bout de la langue, et se mit à parlerlentement… entre autres un gentleman qui a vu toute la scène àWarwick-Street, un gentleman catholique, un certainHaredale. »

Hugh aurait voulu l’empêcher de prononcer cenom ; mais c’était déjà fait, et Barnabé, qui l’avait entendu,s’était retourné précipitamment.

« À votre poste, à votre poste, braveBarnabé ! cria Hugh, prenant son ton le plus brusque et leplus décidé, et lui mettant dans la main son drapeau appuyé contrela muraille. Montez la garde sans perdre de temps, car nous allonspartir pour notre expédition. Allons, Dennis, levons-nous, etalerte ! Brave Barnabé, vous aurez soin de ne laisser personneretourner ma paillasse : nous savons ce qu’il y a dessous,n’est-ce pas ? À présent, maître, vivement ! Si vous avezquelque chose à nous dire, faites tôt : car le petitcapitaine, avec un détachement, est là dans les champs, quin’attend plus que nous. Vite, des mots qui parlent et des coups quiportent ! »

L’attention de Barnabé ne tint pas contre leremue-ménage du départ. Le regard d’étonnement mêlé de colère qu’onavait pu voir dans ses traits, quand il s’était retourné tout àl’heure, s’était dissipé aussi rapidement que les mots étaientsortis de sa mémoire, comme l’haleine s’efface sur un miroir poli.Alors, empoignant l’arme que Hugh venait de lui fourrer dans lamain, il alla monter fièrement sa faction à la porte, trop loind’eux pour pouvoir les entendre.

« Vous avez manqué de gâter tout, maître,lui dit Hugh. Oui, vous ! N’est-ce pas drôle ?

– Qui diable pouvait supposer qu’il eûtl’oreille si subtile ? répondit Gashford pour sejustifier.

– Subtile ! Ma foi, je ne parle pasde ses mains, vous les avez vues à l’œuvre ; mais il aquelquefois la tête même aussi subtile que vous et moi, dit Hugh.Dennis, nous devrions être partis. On nous attend ; je suisvenu vous le dire. Donnez-moi mon bâton et mon baudrier. Un petitcoup de main, notre maître ; passez-moi ça par-dessusl’épaule, et bouclez-le par derrière, s’il vous plaît.

– Leste comme toujours ! dit lesecrétaire en lui ajustant son fourniment.

– C’est qu’il faut être lesteaujourd’hui. Nous avons à faire une besogne un peu leste.

– Est-ce vrai ? est-ce vrai ?dit Gashford avec un air si innocent, que l’autre, le regardantpar-dessus l’épaule d’un air courroucé, lui répliqua :

– Est-ce vrai ? Vous le savez bien, quec’est vrai. Comme si vous ne saviez pas mieux que personne que lapremière précaution à prendre c’est d’aller faire des exemples surces témoins-là pour faire peur aux autres, et leur apprendre àvenir encore déposer contre nous et contre les membres de notreAssociation !

– Je connais quelqu’un, et vous aussi,reprit Gashford avec un sourire expressif, qui sait cela au moinsaussi bien que vous et moi.

– Si le gentleman que je pense est lemême que celui dont vous parlez, comme je le crois, reprit Hughd’un ton radouci, il faut donc qu’il soit aussi bien informé detout que (ici il s’arrêta pour regarder autour de lui, comme pours’assurer que le gentleman en question n’était pas là)… que lediable en personne. Voilà tout ce que je peux dire. Voyons !est-ce tout, maître ? Vous n’en finirez donc pas, cesoir ?

– Eh bien ! voilà qui estfini ! dit Gashford, en se levant ; à propos, je voulaisencore vous dire… comme cela, vous n’avez pas trouvé que votre amidésapprouvât la petite expédition d’aujourd’hui ? Ha !ha ! ha ! c’est heureux que cela se rencontre si bienavec la leçon à donner à M. le témoin ; car je suis sûrqu’il n’a pas plus tôt entendu parler de votre projet qu’il a voulule voir exécuter. Et à présent vous voilà partis, hein ?

– À présent, nous voilà partis, maître.Vous n’avez pas un dernier mot à nous dire ?

– Ah ! ciel ! mon Dieu non, ditGashford avec une douceur charmante, pas le moindre.

– Bien sûr ? cria Hugh en poussantdu coude Dennis, qui riait dans sa barbe.

– Bien sûr, hein, maîtreGashford ? » dit le bourreau, toujours riant d’un rireétouffé.

Gashford réfléchit un moment, indécis entre saprudence et sa méchanceté. Puis, se plaçant entre eux deux, et leurposant à chacun une main sur l’épaule :

« Mes amis, leur dit-il tout bas d’unevoix crispée, n’oubliez pas… mais je suis sûr que vous vous ensouviendrez… n’oubliez pas notre conversation de l’autre soir… chezvous, Dennis… vous savez sur qui : Pas de merci, pas dequartier, ne laissez pas deux soliveaux de sa maison debout, à laplace où les a mis le charpentier. Le feu, comme on dit, estun bon serviteur, mais un mauvais maître. Que ce soit sonmaître ; il n’en mérite pas d’autre. Mais je suis bien sûr quevous serez fermes, je suis bien sûr que vous serez résolus ;je suis bien sûr que vous vous rappellerez qu’il a soif de votresang et de celui de vos braves compagnons. Si vous avez jamaismontré ce que vous savez faire, c’est aujourd’hui que vous allez lefaire voir. N’est-ce pas, Dennis ? n’est-ce pasHugh ? »

Ils le regardèrent tous les deux, ets’entre-regardèrent après ; alors ils se mirent à pousser ungrand éclat de rire, brandirent leurs gourdins au-dessus de leurstêtes, lui donnèrent une poignée de main, et sortirent encourant.

Gashford les laissa prendre un peu lesdevants, puis il les suivit. Il les vit à distance se diriger entoute hâte du côté des champs voisins, où leurs camarades étaientdéjà rassemblés. Hugh regardait en arrière et faisait tourner sonchapeau aux yeux de Barnabé, qui, charmé du poste de confiancequ’on lui avait laissé, répliquait de la même manière, et reprenaitaprès sa promenade de long en large devant la porte de l’écurie, oùdéjà ses pieds avaient tracé un sentier. Et lorsque Gashfordlui-même, déjà loin, se retourna pour la première fois, Barnabéétait toujours là à se promener de long en large, du même pascadencé. C’était bien le plus dévoué et le plus fier champion quieût jamais été chargé de défendre un poste : jamais personnene se sentit au cœur plus d’attachement à son devoir, ni plus dedétermination pour le défendre jusqu’à la mort.

Souriant de la simplicité de ce pauvre idiot,Gashford se rendit lui-même à Welbeck-Street par un chemindifférent de celui que devaient suivre les émeutiers, et là, assisderrière un rideau à l’une des fenêtres du premier étage de lamaison de lord Georges Gordon, il attendit avec impatience leurpassage. Ils y mirent tant de temps que, malgré la certitude qu’ilavait que c’était bien par là qu’ils étaient convenus de passer, ileut un moment l’idée qu’ils avaient dû changer leurs plans et leuritinéraire. À la fin pourtant le bruit confus des voix se fitentendre dans les champs voisins, et bientôt après ils défilèrenten foule, formant une troupe nombreuse.

Cependant ils étaient loin d’être tous là,comme on s’en aperçut bientôt, quand ils vinrent divisés en quatresections, qui s’arrêtèrent l’une après l’autre devant la maison,pour pousser trois salves de hourras, et passèrent ensuite leurchemin, après que les chefs qui les conduisaient eurent crié touthaut où ils allaient, en invitant les spectateurs à se joindre àeux. Le premier détachement, portant en bannières quelques restesdu pillage qu’ils avaient consommé à Moorfield, proclama qu’ilsétaient en route pour Chelsea, d’où ils reviendraient dans le mêmeordre, pour faire tout près de là un feu de joie des dépouillesqu’ils en rapporteraient. Le second déclara qu’ils allaient àEast-Smithfield, pour le même objet. Tout cela se faisait en pleinsoleil et au grand jour. De beaux équipages ou des chaises àporteurs s’arrêtaient pour les laisser passer, ou s’en retournaientsur leurs pas, pour éviter leur rencontre ; les piétons serangeaient dans l’encoignure d’une allée ou demandaient auxlocataires la permission de se tenir à une croisée ou dans levestibule, en attendant que l’émeute fût passée : maispersonne n’intervenait, et, sitôt que le flot était écoulé, chacunreprenait son trantran ordinaire.

Restait encore la quatrième division, etc’était celle que le secrétaire attendait avec le plusd’impatience. Enfin la voilà qui s’avance ! (Elle étaitnombreuse et composée d’hommes de choix : car, en cherchant àles reconnaître, il vit parmi eux bien des figures qui ne luiétaient pas inconnues, et, en tête naturellement, celles de SimonTappertit, Hugh et Dennis. Ils firent halte, comme les autres, pourpousser leurs hourras ; mais, quand ils se remirent en marche,ils ne proclamèrent pas, comme eux, le but qu’ils se proposaient.Hugh se contenta de lever son chapeau au bout de son gourdin, etpartit après avoir jeté un coup d’œil à un gentleman qui était làen spectateur, de l’autre côté de la rue.

Gashford suivit, par instinct, la direction dece coup d’œil, et vit, debout sur le trottoir, avec une cocardebleue, sir John Chester, qui leva son chapeau à quelques lignesau-dessus de sa tête pour faire honneur à l’émeute, et s’appuyaensuite avec grâce sur sa canne, souriant de la manière la plusagréable, déployant sa toilette et sa personne tout à fait à leuravantage, et surtout ayant l’air d’une tranquillité inimaginable.Cela n’empêcha pas, malgré toute son habileté, que Gashford ne levit bien faire un signe de protection à Hugh, pour le reconnaîtreen passant : car le secrétaire, oubliant la foule, n’eut plusd’yeux que pour sir John.

Celui-ci resta à la même place et dans la mêmeattitude, jusqu’au moment où le dernier homme de la foule euttourné le coin de la rue. Alors il prit sans hésiter son chapeau,dont il détacha la cocarde, et la remit soigneusement dans sa pochepour la prochaine occasion. Il se rafraîchit avec une prise detabac, ferma sa tabatière, et se remit en marche tout doucement. Aumême instant passait une voiture qui s’arrêta, une main de dame fittomber la glace, et sir John s’avança aussitôt, le chapeau à lamain. Au bout d’une minute ou deux de conversation à la portière,évidemment au sujet de l’émeute, il monta légèrement dans lavoiture, qui l’emmena.

Le secrétaire sourit ; mais il avait dessujets plus sérieux en tête, et ne songea pas longtemps à celui-là.On lui apporta son dîner, mais il le fit redescendre sans ytoucher. Il passa quatre mortelles heures à se promener de long enlarge dans sa chambre, sans fin et sans repos, à regarder toujoursà la pendule, à faire d’inutiles efforts pour s’asseoir et lire, ouà se jeter sur son lit, ou à regarder par la fenêtre. Quand il vitau cadran que le temps marqué était venu, il monta d’un pas furtifjusqu’au haut de la maison, passa sur la nuit en attique, ets’assit, le visage tourné vers l’est.

Il ne s’inquiétait guère ni de la fraîcheur del’air, qui saisissait son front échauffé en venant des prairiesvoisines, ni des masses de toits et de cheminées qu’il avait sousles yeux, ni de la fumée et du brouillard dont il cherchait àpercer les nuages, ni des cris perçants des enfants dans leurs jeuxdu soir, ni du bruit ni du tumulte bourdonnant de Londres, ni dugai souffle qui accourait de la campagne pour se perdre ets’éteindre dans le brouhaha de la grande ville. Non ; ilregardait… il regardait toujours autre chose jusque dansl’obscurité de la nuit, tachetée seulement çà et là de quelquesjets de lumière le long des rues, à distance ; et plusl’obscurité augmentait, plus augmentaient aussi son attention etson inquiétude.

« Rien que du noir, non plus, dans cettedirection, murmurait-il tout bas incessamment. L’animal ! oùdonc est cette aurore boréale qu’il m’avait promis de me faire voirce soir dans le ciel ? »

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