Contes merveilleux – Tome II

Chapitre 38Le Vaillant petit tailleur

Par un beau matin d’été, un petit tailleurassis sur sa table et de fort bonne humeur, cousait de tout soncœur. Arrive dans la rue une paysanne qui crie :

– Bonne confiture à vendre ! Bonneconfiture à vendre !

Le petit tailleur entendit ces paroles avecplaisir. Il passa sa tête délicate par la fenêtre et dit :

– Venez ici, chère Madame ! C’estici qu’on vous débarrassera de votre marchandise.

La femme grimpa les trois marches avec sonlourd panier et le tailleur lui fit déballer tous ses pots. Il lesexamina, les tint en l’air, les renifla et finalementdéclara :

– Cette confiture me semble bonne.Pesez-m’en donc une demi-once, chère Madame. Même s’il y en a unquart de livre, ça ne fera rien.

La femme, qui avait espéré trouver un bonclient, lui donna ce qu’il demandait, mais s’en alla bien fâchée eten grognant.

– Et maintenant, dit le petit tailleur,que Dieu bénisse cette confiture et qu’elle me donne de laforce !

Il prit une miche dans le buffet, s’en coupaun grand morceau par le travers et le couvrit de confiture.

– Ça ne sera pas mauvais, dit-il. Maisavant d’y mettre les dents, il faut que je termine cepourpoint.

Il posa la tartine à côté de lui et continua àcoudre et, de joie, faisait des points de plus en plus grands.Pendant ce temps, l’odeur de la confiture parvenait jusqu’aux mursde la chambre qui étaient recouverts d’un grand nombre de mouches,si bien qu’elles furent attirées et se jetèrent sur la tartine.

– Eh ! dit le petit tailleur. Quivous a invitées ?

Et il chassa ces hôtes indésirables. Mais lesmouches, qui ne comprenaient pas la langue humaine, ne selaissèrent pas intimider. Elles revinrent plus nombreuses encore.Alors, comme on dit, le petit tailleur sentit la moutarde luimonter au nez. Il attrapa un torchon et « je vais vous endonner, moi, de la confiture ! » leur en donna un grandcoup. Lorsqu’il retira le torchon et compta ses victimes, il n’yavait pas moins de sept mouches raides mortes. « Tu es unfameux gaillard », se dit-il en admirant savaillance. « Il faut que toute la ville lesache. »

Et, en toute hâte, il se tailla une ceinture,la cousit et broda dessus en grandes lettres – « Sept d’uncoup ». «  Eh ! quoi, la ville… c’est lemonde entier qui doit savoir ça ! » Et son cœur battaitde joie comme une queue d’agneau.

Le tailleur s’attacha la ceinture autour ducorps et s’apprêta à partir dans le monde, pensant que son atelierétait trop petit pour son courage. Avant de quitter la maison, ilchercha autour de lui ce qu’il pourrait emporter. Il ne trouvaqu’un fromage et le mit dans sa poche. Devant la porte, il remarquaun oiseau qui s’était pris dans les broussailles ; il lui fitrejoindre le fromage. Après quoi, il partit vaillamment et comme ilétait léger et agile, il ne ressentit aucune fatigue. Le chemin leconduisit sur une montagne et lorsqu’il en eut escaladé le plushaut sommet, il y vit un géant qui regardait tranquillement lepaysage.

Le petit tailleur s’approcha bravement de luiet l’apostropha :

– Bonjour, camarade ! Alors, tu esassis là et tu admires le vaste monde ? C’est justement là queje vais pour y faire mes preuves. Ça te dirait de venir avecmoi ?

Le géant examina le tailleur d’un airméprisant et dit :

– Gredin, triste individu !

– Tu crois ça, répondit le tailleur endégrafant son manteau et en montrant sa ceinture au géant.

– Regarde là quel homme jesuis !

Le géant lut : « Sept d’uncoup », s’imagina qu’il s’agissait là d’hommes que le tailleuravait tués et commença à avoir un peu de respect pour le petithomme. Mais il voulait d’abord l’éprouver. Il prit une pierre danssa main et la serra si fort qu’il en coula de l’eau.

– Fais-en autant, dit-il, si tu as de laforce.

– C’est tout ? demanda le petittailleur. Un jeu d’enfant !

Il plongea la main dans sa poche, en sortit lefromage et le pressa si fort qu’il en coula du jus.

– Hein, dit-il, c’était un peumieux !

Le géant ne savait que dire. Il n’arrivait pasà croire le petit homme. Il prit une pierre et la lança si hautqu’on ne pouvait presque plus la voir.

– Alors, avorton, fais-enautant !

– Bien lancé, dit le tailleur ; maisla pierre est retombée par terre. Je vais t’en lancer une qui nereviendra pas.

Il prit l’oiseau dans sa poche et le lança enl’air. Heureux d’être libre, l’oiseau monta vers le ciel et nerevint pas.

– Que dis-tu de ça, camarade ?demanda le tailleur.

– Tu sais lancer, dit le géant, mais onva voir maintenant si tu es capable de porter une chargenormale.

Il conduisit le petit tailleur auprès d’unénorme chêne qui était tombé par terre et dit :

– Si tu es assez fort, aide-moi à sortircet arbre de la forêt.

– Volontiers, répondit le petit homme,prends le tronc sur ton épaule ; je porterai les branches etla ramure, c’est ça le plus lourd.

Le géant prit le tronc sur son épaule ;le tailleur s’assit sur une branche et le géant, qui ne pouvait seretourner, dut porter l’arbre entier avec le tailleur pardessus lemarché. Celui-ci était tout joyeux et d’excellente humeur. Ilsifflait la chanson « Trois tailleurs chevauchaient hors de laville » comme si le fait de porter cet arbre eût été un jeud’enfant. Lorsque le géant eut porté l’arbre pendant quelque temps,il n’en pouvait plus et il s’écria :

– Écoute, il faut que je le laissetomber.

Le tailleur sauta en vitesse au bas de sabranche et dit au géant :

– Tu es si grand et tu ne peux même pasporter l’arbre !

Ensemble, ils poursuivirent leur chemin. Commeils passaient sous un cerisier, le géant attrapa le faîte del’arbre d’où pendaient les fruits les plus mûrs, le mit dans lamain du tailleur et l’invita à manger. Le tailleur était bien tropfaible pour retenir l’arbre et lorsque le géant le lâcha, il sedétendit et le petit homme fut expédié dans les airs. Quand il futretombé sur terre, sans dommage, le géant lui dit :

– Que signifie cela ? tu n’as mêmepas la force de retenir ce petit bâton ?

– Ce n’est pas la force qui me manque,répondit le tailleur. Tu t’imagines que c’est ça qui ferait peur àcelui qui en a tué sept d’un coup ? J’ai sauté par-dessusl’arbre parce qu’il y a des chasseurs qui tirent dans les taillis.Saute, toi aussi, si tu le peux !

Le géant essaya, n’y parvint pas et restapendu dans les branches de sorte que, cette fois encore, ce fut letailleur qui gagna.

Le géant lui dit :

– Si tu es si vaillant, viens dans notrecaverne pour y passer la nuit avec nous. Le petit tailleur acceptaet l’accompagna. Lorsqu’ils arrivèrent dans la grotte, les autresgéants étaient assis autour du feu et chacun d’entre eux tenait àla main un monstrueux rôti auquel ils mordaient. Le petit tailleurregarda autour de lui et pensa : « C’est bien plus grandici que dans mon atelier. »

Le géant lui indiqua un lit et lui dit de s’ycoucher et d’y dormir.

Mais le lit était trop grand pour le petittailleur. Il ne s’y coucha pas, mais s’allongea dans un coin. Quandil fut minuit et que le géant pensa que le tailleur dormaitprofondément, il prit une barre de fer et, d’un seul coup, brisa lelit, croyant avoir donné le coup de grâce au rase-mottes. Au matin,les géants s’en allèrent dans la forêt. Ils avaient complètementoublié le tailleur. Et le voilà qui s’avançait tout joyeux et pleinde témérité ! Les géants prirent peur, craignirent qu’il neles tuât tous et s’enfuirent en toute hâte.

Le petit tailleur poursuivit son chemin auhasard. Après avoir longtemps voyagé, il arriva dans la cour d’unpalais royal et, comme il était fatigué, il se coucha ets’endormit. Pendant qu’il était là, des gens s’approchèrent, quilurent sur sa ceinture : « Sept d’un coup ».

– Eh ! dirent-ils, que vient fairece foudre de guerre dans notre paix ? Ce doit être un puissantseigneur !

Ils allèrent le dire au roi, pensant que si laguerre éclatait ce serait là un homme utile et important, qu’il nefallait laisser repartir à aucun prix. Ce conseil plut au roi et ilenvoya l’un de ses courtisans auprès du petit tailleur avec pourmission de lui offrir une fonction militaire quand ils’éveillerait. Le messager resta planté près du dormeur, attenditqu’il remuât les membres et ouvrit les yeux et lui présenta sarequête.

– C’est justement pour cela que je suisvenu ici, répondit-il. je suis prêt à entrer au service du roi.

Il fut reçu avec tous les honneurs et on mit àsa disposition une demeure particulière.

Les gens de guerre ne voyaient cependant pasle petit tailleur d’un bon œil. Ils le souhaitaient à millelieues.

– Qu’est-ce que ça va donner,disaient-ils entre eux, si nous nous prenons de querelle avec luiet qu’il frappe ? Il y en aura sept à chaque fois quitomberont. Aucun de nous ne se tirera d’affaire.

Ils décidèrent donc de se rendre tous auprèsdu roi et demandèrent à quitter son service.

– Nous ne sommes pas faits, dirent-ils,pour rester à côté d’un homme qui en abat sept d’un coup.

Le roi était triste de perdre, à cause d’unseul, ses meilleurs serviteurs. Il aurait souhaité ne l’avoirjamais vu et aurait bien voulu qu’il repartît. Mais il n’osait paslui donner son congé parce qu’il aurait pu le tuer lui et tout sonmonde et prendre sa place sur le trône. Il hésita longtemps.Finalement, il eut une idée. Il fit dire au petit tailleur que,parce qu’il était un grand foudre de guerre, il voulait bien luifaire une proposition. Dans une forêt de son pays habitaient deuxgéants qui causaient de gros ravages, pillaient, tuaient, mettaienttout à feu et à sang. Personne ne pouvait les approcher sans mettresa vie en péril. S’il les vainquait et qu’il les tuât, il luidonnerait sa fille unique en mariage et la moitié de son royaume endot. Cent cavaliers l’accompagneraient et lui prêteraientsecours. « Voilà qui convient à un homme comme unmoi », songea le petit tailleur. « Une jolieprincesse et la moitié d’un royaume, ça ne se trouve pas tous lesjours ».

– Oui, fut donc sa réponse. Je viendraibien à bout des géants et je n’ai pas besoin de cent cavaliers.Celui qui en tue sept d’un coup n’a rien à craindre quand il n’y ena que deux.

Le petit tailleur prit la route et les centcavaliers le suivaient. Quand il arriva à l’orée de la forêt, ildit à ses compagnons :

– Restez ici, je viendrai bien tout seulà bout des géants.

Il s’enfonça dans la forêt en regardant àdroite et à gauche. Au bout d’un moment, il aperçut les deuxgéants. Ils étaient couchés sous un arbre et dormaient en ronflantsi fort que les branches en bougeaient. Pas paresseux, le petittailleur remplit ses poches de cailloux et grimpa dans l’arbre.Quand il fut à mi-hauteur, il se glissa le long d’une branchejusqu’à se trouver exactement au-dessus des dormeurs et fit tombersur la poitrine de l’un des géants une pierre après l’autre.Longtemps, le géant ne sentit rien. Finalement, il se réveilla,secoua son compagnon et lui dit :

– Pourquoi me frappes-tu ?

– Tu rêves, répondit l’autre. Je ne tefrappe pas.

Ils se remirent à dormir. Alors le petittailleur jeta un caillou sur le second des géants.

– Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il.Pourquoi me frappes-tu ?

– Je ne te frappe pas, répondit lepremier en grognant.

Ils se querellèrent un instant mais, comme ilsétaient fatigués, ils cessèrent et se rendormirent. Le petittailleur recommença son jeu, choisit une grosse pierre et la lançaavec force sur la poitrine du premier géant.

– C’est trop fort ! s’écriacelui-ci.

Il bondit comme un fou et jeta son compagnoncontre l’arbre, si fort que celui-ci en fut ébranlé. Le second luirendit la monnaie de sa pièce et ils entrèrent dans une tellecolère qu’ils arrachaient des arbres pour s’en frapper l’unl’autre. À la fin, ils tombèrent tous deux morts sur le sol. Lepetit tailleur regagna alors la terre ferme. « Une chancequ’ils n’aient pas arraché l’arbre sur lequel j’étais perché. Ilaurait fallu que je saute sur un autre comme un écureuil.Heureusement que l’on est agile, nous autres ! » Il tirason épée et en donna quelques bons coups à chacun dans la poitrinepuis il rejoignit les cavaliers et leur dit :-

Le travail est fait, je leur ai donné le coupde grâce à tous les deux. Ça a été dur. Ils avaient dû arracher desarbres pour se défendre. Mais ça ne sert à rien quand on a affaireà quelqu’un qui en tue sept, comme moi, d’un seul coup.

– N’êtes-vous pas blessé ?demandèrent les cavaliers.

– Ils ne m’ont même pas défrisé uncheveu, répondit le tailleur. Les cavaliers ne voulurent pas lecroire sur parole et ils entrèrent dans le bois. Ils y trouvèrentles géants nageant dans leur sang et, tout autour, il y avait desarbres arrachés.

Le petit tailleur réclama le salaire promispar le roi. Mais celui-ci se déroba et chercha comment il pourraitse débarrasser du héros.

– Avant que tu n’obtiennes ma fille et lamoitié du royaume, lui dit-il, il faut encore que tu accomplissesun exploit. Dans la forêt il y a une licorne qui cause de grosravages. Il faut que tu l’attrapes.

– J’ai encore moins peur d’une licorneque de deux géants. Sept d’un coup, voilà ma devise, répondit lepetit tailleur.

Il prit une corde et une hache, partit dans laforêt et ordonna une fois de plus à ceux qu’on avait mis sous sesordres de rester à la lisière. Il n’eut pas à attendre longtemps.La licorne arriva bientôt, fonça sur lui comme si elle avait voulul’embrocher sans plus attendre.

– Tout doux ! tout doux !dit-il. Ça n’ira pas si vite que ça.

Il attendit que l’animal soit tout proche.Alors, il bondit brusquement derrière un arbre. La licorne courut àtoute vitesse contre l’arbre et enfonça sa corne si profondémentdans le tronc qu’elle fut incapable de l’en retirer. Elle étaitprise !

– Je tiens le petit oiseau, dit letailleur.

Il sortit de derrière l’arbre, passa la cordeau cou de la licorne, dégagea la corne du tronc à coups de hacheet, quand tout fut fait, emmena la bête au roi.

Le roi ne voulut pas lui payer le salairepromis et posa une troisième condition. Avant le mariage, letailleur devait capturer un sanglier qui causait de grands ravagesdans la forêt. Les chasseurs l’aideraient.

– Volontiers, dit le tailleur, c’est unjeu d’enfant.

Il n’emmena pas les chasseurs avec lui, cedont ils furent bien contents car le sanglier les avait maintesfois reçus de telle façon qu’ils n’avaient aucune envie del’affronter.

Lorsque le sanglier vit le tailleur, il marchasur lui l’écume aux lèvres, les défenses menaçantes, et voulut lejeter à terre. Mais l’agile héros bondit dans une chapelle qui setrouvait dans le voisinage et d’un saut en ressortit aussitôt parune fenêtre. Le sanglier l’avait suivi. Le tailleur revint derrièrelui et poussa la porte. La bête furieuse était captive. Il luiétait bien trop difficile et incommode de sauter par une fenêtre.Le petit tailleur appela les chasseurs. Ils virent le prisonnier deleurs propres yeux. Le héros cependant se rendit chez le roi quidut tenir sa promesse, bon gré mal gré ! Il lui donna sa filleet la moitié de son royaume. S’il avait su qu’il avait devant lui,non un foudre de guerre, mais un petit tailleur, l’affaire luiserait restée encore bien plus sur le cœur. La noce se déroula doncavec grand éclat, mais avec peu de joie, et le tailleur devint roi.Au bout de quelque temps, la jeune reine entendit une nuit son mariqui rêvait.

– Garçon, disait-il, fais-moi unpourpoint et raccommode mon pantalon, sinon je te casserai l’aunesur les oreilles !

Elle comprit alors dans quelle ruelle était néle jeune roi et au matin, elle dit son chagrin à son père et luidemanda de la protéger contre cet homme qui n’était rien d’autrequ’un tailleur. Le roi la consola et lui dit :

– La nuit prochaine, laisse ouverte tachambre à coucher. Quand il sera endormi, mes serviteurs qui setrouveront dehors entreront, le ligoteront et le porteront sur unbateau qui l’emmènera dans le vaste monde.

Cela plut à la fille. Mais l’écuyer du roi,qui avait tout entendu, était dévoué au jeune seigneur et il allalui conter toute l’affaire.

– Je vais leur couper l’herbe sous lespieds, dit le petit tailleur.

Le soir, il se coucha avec sa femme à l’heurehabituelle. Quand elle le crut endormi, elle se leva, ouvrit laporte et se recoucha. Le petit tailleur, qui faisait semblant dedormir, se mit à crier très fort :

– Garçon, fais-moi un pourpoint etraccommode mon pantalon, sinon je te casse l’aune sur les oreilles,j’en ai abattu sept d’un coup, j’ai tué deux géants, capturé unelicorne et pris un sanglier et je devrais avoir peur de ceux qui setrouvent dehors, devant la chambre ?

Lorsque ceux-ci entendirent ces paroles, ilsfurent saisis d’une grande peur. Ils s’enfuirent comme s’ilsavaient eu le diable aux trousses et personne ne voulut plus semesurer à lui. Et c’est ainsi que le petit tailleur resta roi, lereste de sa vie durant.

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