Contes merveilleux – Tome II

Chapitre 2L’Intelligente fille du paysan

Il était une fois un pauvre paysan qui n’avaitpas de terre, seulement une petite chaumière et une fille, enfantunique, qui lui dit un jour – « Nous devrions bien demander unbout de terre à cultiver, dans ses essarts, à notre seigneur leroi. » Sa Majesté, ayant appris quelle était leur pauvreté,leur fit don d’un coin de pré plutôt que d’une terre de friche, ettous deux, le père et sa fille, se mirent à labourer cette terre,afin d’y semer un peu de blé et d’autres choses. Ils allaientterminer ce labour, quand ils tombèrent sur un superbe morti­erd’or pur qui était enfoui dans la terre.

– Écoute, dit le père à sa fille, puisqueSa Majesté le roi, dans sa grâce, nous a fait don de ce bout deterre, nous devrions, nous, lui porter le mortier. La fille s’yopposa et lui dit –

– Père, nous avons le mortier, c’estvrai, mais nous n’avons pas le pilon ; et comme on nousréclamera forcément le pilon avec le mortier, nous ferions beaucoupmieux de ne rien dire. Le père ne voulut rien entendre, prit lemortier et le porta à Sa Majesté le roi, en lui disant qu’il avaittrouvé cet objet dans son bout de pré en le labourant, et qu’ilvoulait le lui offrir comme un respectueux témoignage de sareconnaissance. Le roi prit le mortier, l’examine avecsatisfaction, puis demanda au paysan s’il n’avait rien trouvéd’autre.

– Non, dit le paysan. Le roi lui ditqu’il lui fallait aussi apporter le pilon. Mais le paysan eut beauaffirmer et soutenir qu’il ne l’avait pas trouvé, cela ne servitpas plus que s’il eût jeté ses paroles au vent ; et il futarrêté et jeté en prison, où il devait rester tant que le pilonn’aurait pas été retrouvé. Il était au pain sec et à l’eau comme lesont les gens qu’on met au cachot, et les serviteurs quiapportaient chaque jour sa nourriture au prisonnier l’entendirentqui répétait sans cesse : « Ah ! si j’avais écoutéma fille ! Si seulement j’avais écouté ma fille ! »Ils s’en étonnèrent et allèrent rapporter au roi que le prisonniern’arrêtait pas de se plaindre en disant. « Ah ! sij’avais écouté ma fille ! », alors qu’il refusait demanger et même de boire. Les serviteurs reçurent l’ordre d’amenerle prisonnier devant le roi, et Sa Majesté lui demanda pourquoi ilcriait sans cesse : « Ah ! si seulement j’avaisécouté ma fille ! »

– Ta fille, qu’est-ce qu’elle t’avaitdit ? voulut savoir le roi. – Eh bien oui, dit le paysan, mafille me l’avait bien dit. « N’apporte pas le mortier, sinonon va te réclamer le pilon. » – Quelle fille intelligente tuas ! Il faut que je la voie une fois, dit le roi.

Elle dut donc comparaître devant Sa Majesté,qui lui demanda si elle était aussi intelligente que cela, et quilui dit qu’il avait une énigme à lui proposer. si elle savait yrépondre, il serait prêt à l’épouser. Elle répondit aussitôt queoui, qu’elle voulait deviner.

– Bien, dit le roi, je t’épouserai si tupeux venir vers moi ni habillée, ni nue, ni à cheval, ni envoiture, ni par la route, ni hors de la route. Elle s’en alla, etune fois chez elle, elle se mit nue comme un ver ; ainsi ellen’était donc pas habillée. Elle prit alors un filet de pêche, danslequel elle se mit et s’enroula ; et ainsi elle n’était pasnue. Elle loua un âne pour un peu d’argent, puis suspendit sonfilet à 1a queue de l’âne pour se faire tirer ainsi ; doncelle n’était pas à cheval, ni non plus en voiture. Ensuite, ellefit cheminer l’âne dans l’ornière, de telle manière qu’elle netouchait le sol que du bout de l’orteil ; et ainsi ellen’allait ni par la route, ni hors de la route. Lorsqu’elle futarrivée de cette manière, le roi déclara qu’elle avait résolul’énigme et qu’il n’avait qu’une parole. Il libéra son père de laprison et fit d’elle la reine en l’épousant ; et il laissaentre ses mains tout le bien du royaume. Des années plus tard, unjour que le roi allait passer ses troupes en revue, il se trouvaque des paysans, en revenant de vendre leur bois, s’arrêtèrent avecleurs chariots et leurs charrettes devant l’entrée du château, surla place. Les uns avaient des attelages de bœufs, les autres dechevaux ; et l’un d’eux avait attelé trois chevaux, dont unejument qui mit bas à ce moment-là ; et le petit poulain, en sedébattant, finit par aller tomber sous le ventre de deux bœufsattelés à la charrette qui stationnait devant. Ce fut l’origined’une querelle entre les deux paysans lorsqu’ils revinrent à leursvoitures : celui des bœufs prétendant garder le poulain quiétait sous le ventre de ses bêtes, et celui des chevaux leréclamant comme mis bas par sa jument. Des cris aux invectives, desinvectives aux coups, la dispute s’envenima et fit un tel tapageque le roi dut intervenir et déclara qu’où était le Poulain, là ildevait rester, décidant ainsi que le paysan aux bœufs aurait à luice poulain, qui pourtant n’était pas à lui. L’autre paysan, celuiaux chevaux, s’en alla en pleurant et en se lamentant de la pertede son poulain ; et comme il avait entendu dire que la reineavait le cœur charitable, elle qui était d’origine paysanne ausurplus, il alla la trouver pour lui demander son aide et la prierde faire qu’il pût rentrer en possession de son poulain.

– C’est possible, lui dit-elle, à lacondition que tu ne ni trahisses point, et je vais te dire commentil faut faire. Demain matin de bonne heure, quand le roi sortirapour aller passe sa garde en revue, tu te tiendras sur son passage,en travers du chemin qu’il doit emprunter, et tu auras un grandfilet de pêche que tu jetteras et retireras comme si tu pêchaisdans l’eau faisant comme s’il était plein de poissons. Elle lui ditégalement ce qu’il lui faudrait répondre aux questions que le roine manquerait pas de lui faire poser. Le lendemain donc, quandpassa le roi, le paysan était en train de pêcher sur le sec,lançant son filet et le ramassant pour secouer, avec tous lesgestes du pêcheur heureux. Un rnessager fut dépêché vers ce foupour lui demander, de la part du roi quelle était son idée.

– Je pêche, fut sa réponse. Le messagerne manqua pas de lui demander comment il pouvait pêcher, puisqu’iln’y avait pas d’eau.

– Aussi bien que deux bœufs peuvent avoirun poulain, répondit le paysan, aussi bien peut-on pêcher où il n’ya pas d’eau ; et c’est ce que je fais ! Le messagerrapporta ces paroles au roi, qui fit venir le paysan, lui disantque cette réponse ne venait pas de lui et qu’il voulait savoir dequi il l’avait apprise. Le paysan ne voulut rien reconnaître et seborna à répéter. « Que Dieu vous garde ! La réponse vientde moi. » On le coucha sur une botte de paille et on lebâtonna si longtemps et si durement qu’il finit par admettre et parreconnaître que c’était Sa Majesté la reine qui l’avait conseillé.Le roi, dès qu’il fut de retour au château, alla trouver la reineet lui dit :

– Pourquoi cette conduite, d’uneduplicité impardonnable ? Je ne veux plus de toi commeépouse ; tu as fini ton temps ici et tu vas retourner d’où tuviens, dans ta chaumière paysanne. Mais à titre de cadeau d’adieu,il lui permit d’emporter avec elle ce qu’elle choisirait comme lachose la plus précieuse et qu’elle aimait le mieux.

– Très bien, mon cher mari, lui dit-elle,puisque tels sont tes ordres, j’obéirai et je ferai ce que tu dis.Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa, en lui disant qu’avant departir elle viendrait encore prendre congé de lui. Elle préparabien vite une boisson fortement narcotique et la lui présenta commele verre de l’adieu. Le roi en but une bonne dose, cependantqu’elle faisait mine d’y tremper les lèvres, et quand elle le vitsuccomber au sommeil, elle appela ses serviteurs et se fit apporterune belle et blanche toile de lin, dans laquelle elle l’enveloppacomplètement ; puis elle leur fit porter ce lourd paquetjusqu’à sa voiture, devant la porte extérieure du palais. Elleemporta le dormeur jusque dans sa chaumière, où elle le coucha surson petit lit de jeune fille, pour l’y laisser dormir jour et nuitaussi longtemps que se prolongea l’effet du narcotique. Lorsqu’ilse réveilla, il regarda avec stupéfaction autour de lui, necomprenant ni où il se trouvait, ni ce qu’il lui arrivait. Ilappela ses serviteurs, après diverses exclamations de surprise,mais personne ne vint et nul ne répondit. Ce fut sa femme, pourfinir, qui arriva devant son lit et qui lui dit : – Mon cherseigneur, vous m’avez commandé et permis d’emporter du château ceque j’aimais le plus et ce que je tenais comme le bien le plusprécieux ; et comme je n’aime au monde rien plus que vous,comme je n’ai aucun bien qui me soit plus précieux, je vous ai prisavec moi pour vous garder dans ma chaumière ! Le roi en eutles larmes aux yeux. – Ma chère femme, lui dit-il, tu es miennecomme je suis tien ! Il la ramena dans le château royal pour ycélébrer de nouvelles noces avec elle – et sans doute y vivent-ilsencore à l’heure qu’il est.

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