Chapitre 16Comment la cogghe jaune se battit contre les deuxbateaux-pirates
Les trois navires avaient rapidement viré versl’ouest. La cogghe était toujours en tête, mais l’écart diminuaitrégulièrement entre elle et les pirates. À gauche l’océans’étendait jusqu’à l’horizon : pas une voile en vue. Déjàl’île n’était plus qu’un nuage derrière eux, tandis que juste enface se trouvait le cap St. Alban, avec Portland noyé dans labrume. Alleyne se tenait près de la barre ; il regardait lespoursuivants ; le vent frais lui glaçait le visage, agitaitses boucles blondes rebelles au bassinet ; il avait les jouesrouges et les yeux brillants ; dans ses veines le sang de centancêtres saxons commençait à s’échauffer.
– Qu’était cela ? murmura-t-il.
Il avait cru entendre une voix sifflante,aiguë, chuchoter à son oreille. L’homme de barre sourit et allongeale pied pour lui montrer un carreau d’arbalète, lourd et court, quis’était fiché dans les planches et qui vibrait encore. Au mêmeinstant le matelot tomba sur les genoux et s’écroula sans vie surle pont ; une plume tachée de sang était piquée sur son dos.Alleyne se pencha pour le relever ; l’air lui sembla tout àcoup rempli du zip-zip des flèches ; il les entendit fouetterle pont ; il pensa à des pommes tombant d’un pommiersecoué.
– Levez deux mantelets de plus à lapoupe ! commanda tranquillement Sir Nigel.
– Un autre homme à la barre ! criale maître-timonier.
– Amuse-les avec dix de tes hommes,Aylward ! dit le chevalier. Et que dix des archers de SirOliver en fassent autant avec les Gênois. Je ne tiens pas encore àleur montrer toute notre force.
Dix archers choisis par Aylward se rangèrenten ligne sur le pont. Les jeunes écuyers qui ignoraient tout de laguerre prirent là une belle leçon ; ces vieux soldats étaientméthodiques et froids, ils obéissaient avec une promptitudemerveilleuse, ils manœuvraient à dix comme un seul homme. Leurscamarades, accroupis sous la rambarde, ne ménagèrent à mi-voix niles plaisanteries ni les conseils.
– Plus haut, Wat ! Mets-y tout tonpoids, Will ! N’oublie pas le vent, Hal !
Ainsi murmurait le chœur, que dominaient lebruit sec des cordes, le sifflement des flèches, et le bref :« Placez la flèche ! Cochez la flèche ! Tirezensemble ! » du maître-archer.
Ce fut au tour des mangonneaux de se mettre àl’ouvrage ; ils étaient si bien couverts et protégés sur lesgalères que, sauf au moment de la décharge, ils étaient invisibles.Un gros bloc de pierre brun tiré de la galère gênoise déchira l’airau-dessus de leurs têtes et tomba dans le creux d’une vague. Unautre, tiré par les Normands, siffla dans l’embelle, fracassa ledos d’un cheval et troua le flanc de la cogghe. Deux autres,projetés en même temps, arrachèrent un grand morceau du saintChristophe sur la voile et balayèrent trois des hommes d’armes deSir Oliver sur le gaillard d’avant. Le maître marinier tourna versle chevalier un visage soucieux.
– Ils gardent leurs distances, dit-il.Nos archers sont trop forts pour eux ; ils ne se rapprocherontpas. Comment nous défendre contre des pierres ?
– Je pense que nous pouvons les appâter,répondit gaiement le chevalier.
Il passa un ordre aux archers qui tiraient.Instantanément cinq d’entre eux levèrent une main et tombèrentprostrés sur le pont ; un autre avait déjà été tué par uneflèche ; il n’en restait plus que quatre debout.
– Voilà qui devrait les encourager !fit Sir Nigel.
Il observait les galères ; leurs avironsbattaient l’eau avec lenteur.
– Ils ne se décident pas encore !cria Hawtayne.
– Alors, deux de plus ! cria lechef. Cela suffira. Ma foi, ils mordent à l’hameçon avec unevoracité de petits goujons. À vos armes, soldats ! Le pennonderrière moi, et les écuyers autour du pennon. Tenez bien lesancres dans l’embelle, et soyez prêts à les lancer ! Àprésent, sonnez, trompettes ! Et que la bénédiction de Dieuprotège les honnêtes gens !
Tandis qu’il parlait, un grondement de voix etun roulement de tambours s’élevèrent des deux galères ;aussitôt l’eau fut métamorphosée en écume sous les coups cinglants,précipités, d’une centaine d’avirons. Les bateaux-pirates seruaient enfin à l’abordage, l’un à droite, l’autre à gauche ;les flancs et les haubans étaient noirs de monde, hérissés d’armes.En groupes serrés, des hommes étaient suspendus aux gaillardsd’avant, prêts à sauter. Il y avait des blancs, des jaunes, desbistrés, des noirs, des Norvégiens blonds, des Italiens basanés,des pirates du Levant, des Maures venus des États barbaresques, desoriginaires de tous pays qu’animait une égale férocité de fauves.Les bandits se déversèrent en hurlant sur les deux côtés du naviremarchand sans défense.
Mais plus sauvage encore fut leur deuxièmecri, plus perçant, plus aigu, quand émergèrent de l’ombre dessilencieuses rambardes les archers anglais ; les flèchesouvrirent une brèche terrible dans la masse des assaillantsdécontenancés. Des flancs plus hauts de la cogghe, les archerspouvaient tirer droit vers le bas, et à une distance si courtequ’ils transperçaient immanquablement les cottes de mailles et lesboucliers. Alleyne avait vu la poupe de la galère remplie desilhouettes bondissantes, de bras qui s’agitaient, de visagesexultants ; une seconde suffit pour transformer ce décor enabattoir : les corps s’entassèrent les uns sur lesautres ; les survivants s’abritèrent derrière les cadavres.Les marins qu’avait désignés Sir Nigel avaient jeté leurs ancressur les galères ; les trois navires, comme dans une étreintede fer, embardaient lourdement sur la houle.
Alors commença une bataille acharnée, féroce,l’une des mille batailles ignorées des chroniqueurs et des poètes.Au long des siècles, sur toutes ces eaux du sud, des inconnus ontlutté dans des endroits inconnus ; pour tout monument ils ontune côte protégée et un arrière-pays intact.
De l’avant à l’arrière les archers avaientnettoyé les ponts des galères. Mais les pirates s’étaient déversésdans l’embelle de la cogghe ; là marins et archers furentrepoussés et il s’ensuivit un tel corps à corps qu’il devintimpossible aux archers anglais du dessus de secourir leurscamarades en décochant leurs flèches. La mêlée fut sauvage :l’épée et la hache se levaient, retombaient ; Anglais,Normands, Italiens vacillaient et tournoyaient sur un pont encombréde cadavres et poisseux de sang. Le cliquetis des armes, leshurlements des blessés, le cri bref des insulaires, les appelsfarouches des écumeurs des mers s’entrecroisaient dans un vacarmeétourdissant. Tête-Noire, le géant qui dominait ses compagnons dela tête et qui était entièrement recouvert de plates à touteépreuve dirigeait ses pirates ; il brandissait une énormemasse d’armes qu’il abattait sur tous ceux qui s’attaquaient à lui.Sur l’autre bord Barbe-en-Pointe, de taille minuscule mais trèslarge d’épaules avec de longs bras, s’était taillé un cheminpresque jusqu’au mât ; soixante Gênois le suivaient. Prisentre deux tenailles formidables, les marins se replièrent et seregroupèrent au pied du mât, encerclés par les assaillants.
Mais l’aide était proche. Sir OliverButtesthorn et ses hommes d’armes déboulèrent du gaillard d’avant,tandis que Sir Nigel avec ses trois écuyers, Black Simon, Aylward,Hordle John et une vingtaine d’hommes surgissait de l’arrière pourse lancer au plus épais du combat. Alleyne, comme son devoir le luicommandait, ne quittait pas son maître des yeux, le suivait commeson ombre. Il avait déjà entendu exalter les prouesses de Sir Nigelet l’habileté avec laquelle il maniait toutes ses armes dechevalier, mais ce qu’il vit ce jour-là dépassa tous les récits,tant le sang-froid et la rapidité de son seigneur faisaientmerveille. C’était comme s’il était possédé d’un démon ; ilsautait à droite, il sautait à gauche, il poussait une pointe, ilparait avec son écu les coups qu’il rendait avec sa lame, ilvirevoltait sous le balancement d’une hache, il bondissaitpar-dessus le moulinet d’une épée ; il se montrait si vif, siimpromptu, que le soldat qui se préparait à lui assener un coup letrouvait à six pas de lui avant qu’il eût pu abattre son bras. Ilavait tué trois pirates, et il avait blessé Barbe-en-Pointe au couquand Tête-Noire sauta sur lui en l’attaquant de biais d’unterrible coup de sa masse d’armes, Sir Nigel se baissa pourl’éviter et, au même moment, poussa une botte en direction duGênois, mais son pied glissa dans une mare de sang et il tombalourdement. Alleyne bondit pour affronter le Normand ; hélas,son épée vola en éclats et il s’effondra sous un deuxième coup dela masse d’armes. Avant que le chef des pirates eût eu le temps defrapper une troisième fois, la main de fer de John s’abattit surson poignet : pour une fois Tête-Noire trouva son maître.Luttant de toutes ses forces pour libérer son arme, il ne putempêcher Hordle John de lui tordre lentement le bras jusqu’à ceque, dans un craquement sec, le membre devînt mou et flasque ;la masse d’armes s’échappa de cette main privée de vie. En vaintenta-t-il de la ramasser de l’autre main : son ennemi pesasur lui, le courba en arrière jusqu’à ce que, dans un rugissementde douleur et de fureur, le géant s’écroulât de tout son long surle pont : la lueur d’un couteau devant les barres de soncasque l’avertit qu’au moindre geste sa confession et l’absolutionseraient brèves.
Découragés par la perte de leur chef, lesNormands se replièrent ; ils ralliaient maintenant par-dessusles rambardes leur propre galère, sautant douze à la fois sur lepont. Mais l’ancre la retenait dans ses griffes recourbées, et SirOliver, à la tête de cinquante hommes, les pourchassait. À présentles archers avaient le champ libre pour décocher leurs flèches. Àprésent aussi les marins sur la vergue de la cogghe pouvaientprojeter leurs grosses pierres ; elles vinrent s’écraser surles pirates en déroute qui couraient en sacrant et en jurant,plongeaient sous la voilure, s’accroupissaient derrière lesbouts-dehors, se pelotonnaient dans les coins tels le lapin quandle furet est sur lui. L’époque ne se prêtait pas àl’indulgence : si l’honnête soldat, trop pauvre pour payerrançon, n’avait aucune chance de salut sur le champ de bataille,quelle pitié pouvait s’exercer en faveur de ces écumeurs, ennemisdu genre humain, pris en flagrant délit de crime ?
Sur l’autre bord le combat avait changé detournure. Barbe-en-Pointe et ses hommes avaient dû reculer sous lapression de Sir Nigel, Aylward, Black Simon et des soldats de lapoupe. Les Italiens battaient en retraite pied à pied ;Barbe-en-Pointe avait son armure ruisselante de sang, son bouclierfendu, la crête de son casque arrachée, la voix enrouée. Pourtantil faisait front avec un courage indomptable, poussant une botte,sautant en arrière, sûr de ses pieds comme de sa main ; quandil ferraillait, il s’attaquait à trois adversaires à la fois.Ramené jusque sur le pont de son propre navire et suivi de près parune douzaine d’Anglais, il rompit brusquement devant sesassaillants, descendit le pont en courant, remonta sur la cogghe,coupa le cordage qui retenait l’ancre, et retomba au milieu de sesarbalétriers ; le tout en un instant. Aussitôt les marinsgênois prirent appui avec leurs avirons sur le flanc de lacogghe ; un écart grandissant se creusa entre les deuxnavires.
– Par saint Georges ! cria Ford.Nous sommes coupés de Sir Nigel.
– Il est perdu ! gémit Terkale.Sautons pour le rejoindre !
Les deux jeunes écuyers sautèrent d’un élandésespéré vers la galère qui dérivait. Les pieds de Fordatteignirent le bord de la rambarde ; il se rattrapa à unecorde et se projeta sur le pont. Terlake sauta trop court : ilvint s’écraser entre les avirons et coula. Alleyne, titubant,voulut aussi se précipiter, mais Hordle John le retint par laceinture.
– Tu peux à peine te tenir debout, mongars ! Encore moins sauter. Regarde : le sang coule souston bassinet.
– Ma place est auprès du drapeau !s’écria Alleyne en cherchant à se dégager.
– Reste ici. Il te faudrait des ailespour arriver aux côtés de Sir Nigel !
Les navires étaient maintenant séparés par untel écart que les Gênois pouvaient déployer leurs avirons et ramerà l’aise ; la galère s’écarta rapidement.
– Mon Dieu, mais c’est une splendidebagarre ! cria le gros John en battant des mains. Ils ontdéblayé toute la poupe ! Ils sautent dans l’embelle !Bien frappé, messire ! Joli coup, Aylward ! Regarde BlackSimon, comme il fonce sur les marins ! Mais ce Barbe-en-Pointeest un brave. Il rallie ses hommes sur le gaillard d’avant. Il atué un archer. Ah ! Notre cher seigneur est sur lui. Regardecela, Alleyne ! Regarde ce tourbillon, ces éclairs !
– Par le Ciel, Sir Nigel est àterre ! cria l’écuyer.
– Il est debout ! rugit John.C’était une feinte. Il le fait reculer. Il le pousse sur le côté.Ah, par Notre-Dame, il l’a transpercé d’un coup d’épée ! Ilsdemandent merci. La croix rouge est amenée, et Simon hisse lesroses de Sir Nigel !
La mort du chef gênois mit effectivement unterme à la résistance. Sous un tonnerre d’acclamations jaillies dela cogghe et des galères, le pennon à pointe flotta bientôt sur legaillard d’avant, et la galère, faisant demi-tour, revint vers lacogghe.
Les deux chevaliers se retrouvèrent sur lacogghe ; les grappins avaient été retirés ; les troisnavires manœuvrèrent de front. Pendant toute la durée de labataille, Alleyne avait entendu la voix de Goodwin Hawtayne, lemaître marinier, avec ses incessants : « À labouline ! Larguez la toile ! » Il fut surpris devoir la rapidité avec laquelle les matelots souillés de sangpassèrent du combat à la manœuvre. À présent le nez de la coggheétait dirigé vers la France, et le maître marinier arpentait lepont, aussi pacifique qu’un vrai maître marinier.
– La cogghe a subi de gros dégâts, SirNigel ! fit-il. Voici un trou dans le côté : il a biendeux aunes de large. La voile est déchirée au centre. Le bois estaussi rasé que le crâne d’un religieux. Je ne sais pas trop ce queje dirai à maître Witherton quand je le reverrai.
– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel. Il serait bien triste que notre ouvrage d’aujourd’hui vousattire des ennuis ! Vous ramènerez ces galères et maîtreWitherton pourra les vendre. Sur cette vente il prendra ce qui luisera nécessaire pour la réparation des dégâts, et il gardera lereste jusqu’à notre retour afin que chaque homme ait sa part. J’aifait le vœu à la Vierge de placer dans la chapelle du prieuré unestatue en argent de quinze pouces de haut, puisqu’il lui a étéagréable que je prenne le dessus sur ce Barbe-en-Pointe qui,d’après ce que j’ai vu de lui, m’a paru être un gentilhomme aussiintelligent que vaillant. Mais comment te sens-tu,Edricson ?
– Ce n’est rien, mon bon seigneur !répondit Alleyne en desserrant son bassinet qui avait craqué sousle coup du Normand.
Mais bien que ce ne fût rien, il fut prisd’une faiblesse et tomba sur le pont, le sang s’échappant par sesnarines et sa bouche.
– Il reviendra bientôt à lui, dit lechevalier qui s’était penché et avait promené ses doigts parmi lescheveux bouclés. J’ai perdu aujourd’hui un écuyer très courageux ettrès aimable. Je supporterais mal d’en perdre un deuxième. Combiend’hommes avons-nous perdu au total ?
– Nous avons perdu, répondit Aylward,sept hommes de Winchester, onze marins, votre écuyer le jeunemaître Terlake, et neuf archers !
– Et les autres ?
– Tous tués. Sauf le chevalier normandqui est derrière vous. Que désirez-vous que nous fassions delui ?
– Il sera pendu à sa propre vergue, ditSir Nigel. J’en avais fait le vœu ; il sera tenu.
Encadré par deux solides archers, le chefpirate se tenait à côté de la rambarde, une corde autour de sesbras. Aux mots de Sir Nigel il sursauta et sa figure basanée devintgrise.
– Comment, seigneur chevalier ?s’écria-t-il en mauvais anglais. Que dites-vous ? Pendu ?La mort d’un chien ! Pendu !
– C’est mon vœu ! déclara brièvementSir Nigel. D’après ce que je crois, vous vous souciez peu de pendreles autres ?
– Des paysans, des bas roturiers !cria le Normand. Pour eux c’était une mort convenable. Mais leseigneur d’Andelys, avec du sang de rois dans les veines, c’estincroyable !
Sir Nigel pivota sur ses talons, pendant queles matelots passaient une corde autour du cou du pirate. Quandcelui-ci sentit la corde, il s’arracha aux liens qui le retenaient,bouscula l’un des archers qui tomba et, saisissant l’autre par lataille, sauta avec lui dans la mer.
– Par ma garde, il a disparu ! criaAylward. Ils ont coulé ensemble comme une seule pierre !
– Je n’en suis pas mécontent, réponditSir Nigel. Car mon vœu m’interdisait de le relâcher, mais j’estimequ’il s’est comporté en gentilhomme très honorable et trèsdébonnaire.
