La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 13

 

Vasilika était la vraie femme du Nord, l’héritière directe deces Cosaques farouches qui, venus des bords du Don, prirent auMoyen Âge possession des rives de la Neva et se substituèrent peu àpeu aux anciens Moscovites. Comme tous les Russes, elle avait lesourire aimable, le ton caressant et courtois qui annoncentl’extrême civilisation. Mais si on grattait cette surface policée,on retrouvait la nature indomptable et sauvage. La passion venaitde transformer Vasilika d’une façon si complète qu’un ouragandéfigure et désole en quelques heures une plaine fertile et biencultivée. La femme aux manières exquises, au doux langage, lagrande dame qui faisait l’admiration et l’orgueil des salons dePétersbourg, venait de disparaître. La comtesse Artoff ne vit plusdevant elle qu’une femme aux yeux sauvages, à la voix rauque,bondissant comme une bête fauve prise au piège. Si le coup depoignard qu’elle lui porta avait été dirigé par une main moinsagitée, Baccarat était morte. Mais la comtesse Artoff avait eu letemps de se jeter de côté et elle eut simplement l’épauleeffleurée. En même temps, Vasilika, entraînée par son élan, nes’arrêta qu’à l’autre bout de la salle. Mais Baccarat avait eu letemps de mettre la table entre elles deux. Et Baccaratattendit.

– Ah ! tu te mêles de mes affaires, dit Vasilika dontla voix avait des trépidations sourdes, ah ! tu veux savoir ceque j’ai fait d’Yvan… tiens !

Et de nouveau elle se rua sur elle, le poignard à la main. MaisBaccarat avait eu le temps de se remettre de l’émotion que luiavait causée cette brusque agression. Baccarat se souvenait de sajeunesse, et le poignard de Vasilika ne l’effrayait point. Comme laRusse bondissait une seconde fois sur elle, elle se baissa, lasaisit par la taille, l’étreignit de ses bras robustes et serra sifort que Vasilika, à demi étouffée, n’eut pas le temps de frapperet laissa échapper son poignard. Alors ce fut l’affaire d’uneseconde. Vasilika fut terrassée. La comtesse Artoff lui mit ungenou victorieux sur la poitrine en lui disant :

– Mais vous ne savez donc pas, chère belle, que je me suisappelée la Baccarat ?

En même temps elle ramassa le poignard et ajouta :

– Maintenant c’est moi qui vais vous dicter mesconditions.

Et Vasilika, ivre de fureur, mais réduite à l’impuissance, vitbriller la lame meurtrière au-dessus de sa tête.

– Madame, dit froidement Baccarat, aussi vrai que vous êteslà, tout à fait en mon pouvoir, je vous jure que je vais vous tuersi vous ne m’obéissez pas.

Vasilika fit un geste et balbutia quelques mots, qui voulurentdire :

– Je suis vaincue, je subirai les lois de la guerre.

Alors Baccarat se releva. Elle avait le poignard et ne craignaitplus rien maintenant, car elle avait une vigueur physique biensupérieure à celle de Vasilika. Cette dernière se releva à sontour. Pâle, muette, terrassée moralement, comme elle venait del’être physiquement, elle n’en avait pas moins un éclair de ragefroide dans les yeux.

– Madame, lui dit la comtesse, c’est un vrai miracle que,dans cette lutte indigne de deux femmes comme nous, la table n’aitpas été renversée. Le fracas de la vaisselle brisée aurait amenémes gens, et c’eût été un vrai scandale.

Vasilika la regardait avec une fureur concentrée et ne réponditpas.

– Madame, continua la comtesse Artoff, ce qui vient de sepasser entre nous, nul ne l’a vu, nul ne le saura. Je suis mêmeprête à l’oublier, si nous pouvons nous entendre.

Vasilika s’était assise ; elle avait repris sa pose calmeet nonchalante, et la femme sauvage avait disparu pour laisserrevenir la grande dame aux manières et aux habitudesaristocratiques. Son visage avait retrouvé son expressiondédaigneuse et froide.

– Nous entendre ? fit-elle.

Et sa voix eut un timbre railleur.

– Oui, dit Baccarat.

– Mais sur quoi donc, madame ?

Les hurlements de douleur du moujik Pierre continuaient à venirmourir à l’oreille de Vasilika.

– Sur quoi ? fit Baccarat ; vous me ledemandez ?

– Oui, certes.

– Au fait, dit la comtesse Artoff, je vous demande pardon,c’est moi qui dois parler la première.

– Voyons ! je vous écoute…

Baccarat s’assit à son tour et se mit à jouer avec le poignardde Vasilika, comme elle eût fait avec le manche de nacre d’unéventail. Celui qui les eût vues ainsi, tête à tête, n’auraitjamais soupçonné que tout à l’heure ces deux femmes avaient engagéune lutte sauvage.

– Madame, reprit Baccarat, vous êtes venue à Paris sousl’empire d’un sentiment cruel et terrible, la vengeance.

– C’est vrai.

– Vous avez aimé Yvan Potenieff.

– Peut-être…

– Vous le haïssez mortellement aujourd’hui.

– C’est possible.

– Et vous l’avez fait disparaître.

– Que vous importe ?

– Madame, reprit Baccarat, vous êtes en mon pouvoir et jedois vous dire que je tiens tous mes serments. Or je vous ai juréque je vous tuerai si vous ne me disiez où est Yvan Potenieff.

Le sourire n’abandonna point les lèvres de Vasilika.

– Chère comtesse, répondit-elle, puisque vous m’interrogez,me donnerez-vous le même droit ?

– Parlez, madame.

– Je hais Yvan parce que je l’ai aimé ; je me vengeparce qu’il a froissé mon orgueil.

– Bien.

– Mais vous, madame, qui vous intéressez à lui, l’avez-vousjamais vu ?

– Non.

– Le connaissiez-vous même de nom, il y a huitjours ?

– Non, j’en conviens.

– J’ai donc bien le droit, ce me semble, reprit Vasilika,avant de répondre à votre question, de vous en adresser unemoi-même.

– Je la devine, dit Baccarat. Vous voulez savoir pourquoiYvan m’intéresse.

– Certainement.

– Parce qu’il aime Madeleine et qu’il en est aimé.

– Connaissez-vous donc Madeleine ?

– Je ne l’ai jamais vue.

Vasilika ne laissa pas échapper un geste ni un motd’étonnement ; seulement elle regarda fixement la comtesseArtoff.

– Me jureriez-vous, dit-elle, sur la vie du comte votreépoux, que le major Avatar n’est pas Rocambole ?

– Je n’ai rien à vous répondre, dit Baccarat.

Vasilika eut un sourire de triomphe :

– Vous voyez bien, dit-elle, que si vous avez mes secrets,je possède le vôtre. Rocambole, votre ancien ennemi, est venu fairesa soumission et vous lui avez promis votre appui. Rocambole est leprotecteur de Madeleine et d’Yvan.

– Et je les protégerai pareillement. C’est pour cela,madame, ajouta-t-elle, que j’ai l’honneur de vous demander cequ’est devenu Yvan.

– Et si je ne veux pas vous le dire ?

– Je vous tuerai, dit tranquillement Baccarat.

– Peut-être.

Et Vasilika eut un sourire railleur.

– Je vous l’ai dit, reprit Baccarat, je tiens messerments.

– Je vous crois, mais il peut se faire, répliqua Vasilika,que je vous mette d’un mot dans l’impossibilité d’exécuter votremenace.

– Ah ! vraiment ?

– Écoutez : je réserve à Yvan une vengeance pluscruelle que la mort, et sa vie ne sera pas en péril tant que lamienne sera sauvegardée. J’ai mis auprès de lui un homme qui estmon esclave. Cet homme a ordre de tuer Yvan d’un coup de poignards’il passe trente-six heures sans m’avoir vue.

Baccarat eut un geste de douloureux dépit.

– Mais tuez-moi donc, maintenant, tuez-moi ! ditVasilika avec un accent de triomphe.

Et elle se leva, ajoutant :

– Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas l’intention,après ce qui s’est passé entre nous, de prolonger mon séjour sousvotre toit. Je quitterai votre maison demain. C’est la guerre entrenous, soit !

– Nous ferons la guerre, dit Baccarat.

– Et à armes égales, dit Vasilika d’un ton railleur, carpas plus que moi, j’imagine, ayant Rocambole pour complice, vous nesongerez à vous adresser à la justice.

Tandis qu’elle disait cela, la porte de la salle à mangers’ouvrit, et un homme couvert de sang, les yeux rouges, les cheveuxet les vêtements en désordre, entra et vint se jeter aux pieds deVasilika, disant :

– Vengez-moi, maîtresse ! vengez-moi !

– Va-t’en, lui dit Vasilika, et si tu te plains jamais, jete ferai mourir sous le fouet.

En même temps, elle tendit la main à Baccarat :

– Bonsoir, mon ennemie, lui dit-elle.

Et elle se retira.

– Tenez-vous bien ! répondit la comtesse Artoff, aumoment où elle franchissait le seuil de la porte.

– Soyez tranquille, répondit Vasilika en se retournant.

Et ces deux femmes échangèrent un regard pareil à l’éclair quise dégage de deux lames d’épée qu’on croise au soleil.

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