La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 40

 

Il était nuit. Pierre le moujik rendait ainsi compte de samission :

– Madame, je suis descendu jusqu’au lac du bois deBoulogne. Là, j’ai retrouvé le phaéton et j’ai bien reconnu leschevaux, le monsieur et l’enfant, tels que vous me les aviezdécrits.

– Après ? fit Vasilika.

– Le phaéton a fait le tour du lac, puis il est venu par lagrande allée de Longchamp, s’arrêter un moment à Armenonville. Làle père et le fils ont mis pied à terre. Le père a bu un verre demadère, l’enfant a mangé un gâteau et tous deux sont remontés envoiture, regagnant l’avenue de l’Impératrice. Mais le phaéton atourné à droite avant le rond-point de l’Étoile ; il a pris larue de Presbourg, qui conduit à l’ancienne avenue de Neuilly,aujourd’hui l’avenue de la Grande-Armée, et il s’est arrêté devantLelorieux, le carrossier en renom. Là seulement j’ai mis pied àterre à mon tour, et prié un commissionnaire de tenir mon cheval.Puis, comme j’étais en petite tenue de livrée, je suis entré dansles magasins du carrossier, me tenant à distance, ma casquette à lamain.

« – Monsieur le vicomte, disait le carrossier, qui, commebien vous pensez, n’a pas fait grande attention à moi, la calèchede madame la vicomtesse est à peu près terminée, mais il me seraitimpossible de vous la montrer ; elle est dans mes ateliers deCourcelles.

« – Quand rentrera-t-elle ? a demandé le monsieur.

« – Demain.

« – Nous viendrons avec madame, en ce cas.

« Et, le vicomte ayant fait un pas de retraite,M. Lelorieux m’aperçut.

« – Que voulez-vous, mon garçon ? me dit-il.

« Le vicomte leva pareillement les yeux sur moi.

« – Je suis russe, ai-je répondu, et cocher de mon état. Enattendant une meilleure condition, je monte des chevaux pour lecompte de plusieurs marchands ; si c’était un effet de votrebonté de penser à moi. Je suis persuadé, ai-je ajouté avechumilité, que, dans votre nombreuse clientèle, vous me trouveriezfacilement une place.

« – Revenez me voir demain, m’a dit M. Lelorieux.

« Puis, comme je faisais mine de m’éloigner, le monsieurm’a rappelé et m’a dit :

« – Êtes-vous bon cocher ?

« – J’ai conduit un troïka à Pétersbourg.

« – Sauriez-vous dresser des chevaux ?

« J’ai eu un sourire suffisant qui lui a donnéconfiance.

« – Présentez-vous à mon hôtel, m’a-t-il dit, demain dansla matinée. Je suis le vicomte Fabien d’Asmolles et je demeure ruede la Ville-l’Évêque. Je vous prendrai peut-être.

« M. Lelorieux m’a dit aussi :

« – Si vous entrez chez le vicomte, mon garçon, vousn’aurez pas à vous plaindre d’être venu ici. Mais je vous préviens,madame la vicomtesse veut de bons cochers.

« À quoi j’ai répondu :

« – Je n’ai jamais fait que deux métiers en ma vie.

« – Deux métiers, fit le vicomte, c’est beaucoup.

« – Pas pour un Russe, monsieur. Presque tous les gens dema condition en ont quatre ou cinq.

« – Alors vous avez été cocher ?

« – Et forgeron. J’étais même assez habile dans cemétier-là, et j’ai été longtemps contremaître chez Yvanoff.

« À ce nom d’Yvanoff, M. Lelorieux eut un geste demépris.

« Madame la comtesse sait bien qu’Yvanoff est notreinimitable carrossier de Moscou ?

« – Oui, fit Vasilika d’un signe.

« – M. Lelorieux regarda alors M. d’Asmolles etlui dit :

« – Il y a des hasards assez étranges, comme vous allezvoir. La princesse Molochine m’a envoyé au printemps dernier sontraîneau. Vous avez pu le voir l’hiver dernier, qui a étérigoureux, faire l’admiration des patineurs.

« Cette voiture est un chef-d’œuvre – un chef-d’œuvreavarié dans la dernière course et que je suis chargé de réparer. Onl’a envoyé tour à tour chez dix de mes confrères, tous y ontrenoncé, et j’y eusse renoncé moi-même, si je n’avais pas eu lapensée de faire venir un ouvrier Russe. Les boulons, les autresferrures et les ressorts de ce traîneau sont inimitables. On aessayé de faire pareil, on n’a pas réussi. Sur ces derniers mots jeme suis écrié :

« – Le traîneau de la princesse Molochine, je connais ça.C’est Yvanoff qui l’a construit.

« – Eh bien ! viens le voir, mon garçon, m’a ditM. Lelorieux.

« Le vicomte paraissait s’intéresser au traîneau. Noussommes montés dans les vastes magasins du premier étage, danslequel on hisse les voitures au moyen d’un treuil. Le traîneau aété versé et jeté, par son attelage emporté, contre un mur. Un desbrancards est brisé, deux feuilles du ressort ont été tordues. Onrefera bien les pièces semblables, mais ce que les ouvriersfrançais ne sauront pas fabriquer, ce sont nos vis de rappel tellesqu’on les forge et les trempe à Moscou. Je me suis chargé de labesogne. Ce qui fait, madame, acheva Pierre le moujik souriant, queje puis, à la fois, entrer chez M. Lelorieux le carrossier,comme forgeron, et chez le vicomte d’Asmolles comme cocher.

– C’est bien, dit Vasilika.

– Qu’ordonne madame la comtesse ?

– C’est demain que madame d’Asmolles va voir une nouvellecalèche ?

– Oui.

– Eh bien ! tu entreras chez le carrossier, dès lematin. Du reste, je te donnerai demain matin de nouvellesinstructions.

Pierre s’inclina. Puis, comme il se retirait, Vasilika lerappela.

– Tu es un garçon trop intelligent, dit-elle, pour qu’on tefasse de longs mystères. Écoute.

Pierre attendit.

– Tu hais la comtesse Artoff ?

– Avec fureur.

– Ce n’est pas elle seulement qu’il faut haïr, c’est lemajor Avatar. Il a été le provocateur de ton supplice.

– Faut-il le tuer ?

– Non, pas encore.

Pierre attendait toujours.

– Mais il faut voler l’enfant que tu as vu aujourd’hui.

– Ah ! bien ! l’enfant deM. d’Asmolles ?

– Précisément. Cet enfant disparu, nous ferons de lacomtesse Artoff et du major Avatar ce que nous voudrons.

– J’ai compris, dit le moujik.

Et il sortit. Vasilika se recoucha sur la peau d’ours quicouvrait le coussin à la turque de son divan, puis, d’une mainnonchalante, elle attira le tuyau d’un narguileh et l’approcha deses lèvres. Perdue en une sorte de contemplation, entourée de cebrouillard parfumé qui passait du narguileh dans sa bouche rose etse répandait ensuite autour d’elle, Vasilika demeura longtempsainsi, rêvant à sa vengeance. Elle ne s’était montrée qu’à demi. Sielle haïssait toujours Yvan, elle le haïssait moins, depuis qu’elleavait reporté sur Rocambole une partie de sa haine. Cette haine senuançait même d’une sorte de jalousie. Le génie infernal de cethomme lui portait ombrage. Longtemps assoupie, la tigressetressaillit et bondit tout à coup. Un bruit s’était fait derrièreelle. Le bruit d’une porte qu’on ouvre et qui se referme. EtVasilika, se retournant, se trouva face à face avec un homme quitenait un poignard à la main. Cet homme, c’était Rocambole. Par oùétait-il venu ? comment l’avait-on laissé monter ?Mystère ! Rocambole posa un doigt sur ses lèvres.

– Madame, dit-il, vous devez assez me connaître pour savoirque je ne recule devant rien. Je suis venu parce que je voulaisvous parler. Si vous m’écoutez, je vous jure de me retirer sans quevous couriez le moindre danger. Mais si vous appelez à votre aide,si vous sonnez vos gens, ils arriveront trop tard : je voustue !

L’imprudente Vasilika avait déposé, en rentrant le fameuxstylet, encore rouge du sang de Milon, sur la tablette de lacheminée, et Rocambole, faisant un pas, s’en empara et le mittranquillement dans sa poche. Vasilika lui jeta un regard devipère ; elle s’apprêta à soutenir la lutte, si inégalequ’elle parût devoir être.

– Que voulez-vous ? dit-elle.

– Deux choses, répondit-il.

Et il s’assit familièrement auprès d’elle. Elle eut un gestehautain et voulut s’éloigner.

– Bah ! dit-il en lui prenant la main, la hainerapproche.

– La haine ! fit-elle, qui donchaïssez-vous ?

– Ce n’est pas vous, dit Rocambole.

– Qui donc, alors ?

Il eut un rire étrange, le rire dont l’ancien Rocambole avaithérité de l’infernal sir Williams, son premier maître.

– Vous me le demandez ? fit-il.

– Mais… sans doute…

– Voyons, madame, fit-il riant toujours, comment avez-vouspu songer un moment que la réconciliation de Rocambole avec laBaccarat pouvait être sincère ?

Vasilika jeta un cri et regarda cet homme avec stupeur.

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