La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 42

 

Le café Marignan est un coquet petit établissement situé auxChamps-Élysées, à l’angle de la rue Marbeuf, un peu au-dessus durond-point. Sa clientèle se renouvelle d’heure en heure. Le matin,entre sept et neuf en été, entre dix heures et midi en hiver, lajeunesse élégante qui va au bois en poney-chaise ou à cheval, yprend un verre de madère sans descendre de voiture ou sans quitterla selle. À quatre heures, le maquignonnage l’envahit à sontour ; on y vend pas mal de chevaux, avec ou sans garantie.Mais le soir, le Parisien attardé dans les Champs-Élysées y trouvede la bière fraîche, d’excellentes glaces, et autour des tables dedomino, une honorable population de négociants, de rentiers etquelques artistes qui n’ont pas craint d’abandonner les hauteurs duquartier Saint-Georges pour venir chercher un atelier rue deChaillot ou rue de Ponthieu. Un des habitués du soir du caféMarignan était un jeune peintre dont on racontait tout bas laromanesque histoire. Il avait du talent, il était joli garçon, ilmontait bien à cheval. Pendant longtemps, il avait été l’homme leplus heureux du monde. Insouciant et gai, amoureux de toutes lesfemmes et ne s’attachant à aucune, rêvant la gloire et travaillantbeaucoup. Un jour, le bel inconstant s’était laissé prendre dans unfilet doré dont il avait en vain essayé de briser les mailles. Ilétait devenu l’amant de Clorinde. Clorinde avait tout abandonnépour lui ; Clorinde était devenue folle d’amour. Le peintredisparut. On ne le vit plus le soir au café Marignan émerveiller lagalerie par son jeu de billard savant et prestigieux. À peine, lematin, monté sur un alezan superbe, s’y arrêtait-il cinq minutespour boire un verre de madère.

Il passait – mais il avait le bonheur dans les yeux –, et leshabitués disaient :

– C’est l’homme pour qui Clorinde a quitté lord Galwy.

Un soir, le peintre revint. Il était morne, il était pâle ;il avait de grosses larmes dans les yeux. On s’empressa autour delui ; on le questionna. Il ne voulut répondre autre chose queces mots :

– Je veux me tuer.

– Pourquoi ?

Il ne le dit point. Mais on ne se tue pas à vingt-huit ans.C’est l’âge où le désespoir se reprend à espérer. Le peintre ne setua pas. Seulement, il ne quitta plus le café, ne parlant àpersonne, lisant les journaux, fumant, buvant et manifestant tousles symptômes d’un malade aux prises avec une terrible maladiemorale. Que lui était-il arrivé ? Clorinde l’avait-ellequitté ? Ce n’était pas vraisemblable, car Clorinde n’avaitpas reparu dans le monde élégant. On ne l’avait vue ni à La Marche,ni au bord du lac, ni aux premières du Vaudeville et duPalais-Royal. À sept heures du matin, le peintre arrivait,s’installait devant une table, à la porte, demandait les journauxet un verre de fine champagne, et ceux qui avaient affaire à luiétaient sûrs de le trouver jusqu’au soir. Mais notre héros n’avaitplus affaire à personne. Cependant, un matin, vers neuf heures, undogcart à deux roues s’arrêta devant le café Marignan. Un homme detrente-six ans environ, mis avec une simplicité qui sentait songentilhomme, descendit et jeta les rênes à un groom de trois piedsde haut. Puis il s’approcha du café. Le peintre leva la tête,regarda le nouveau venu avec indifférence, et reprit la lecture deson journal. Mais le gentleman s’approcha le salua et luidit :

– Excusez-moi, monsieur, je voudrais vous entretenir unmoment.

– Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répondit lepeintre.

– Je viens de la part de Clorinde et je me nomme le majorAvatar.

Au nom de Clorinde, le peintre étouffa un cri.

– Monsieur, reprit le major, vous avez cru Clorindeinfidèle.

– C’est une misérable ! dit le peintre.

– Vous vous trompez… Clorinde vous aime toujours…

– Monsieur !

– Savez-vous où elle est ?

– Hélas ! répondit l’artiste, je vais chaque matin etchaque soir heurter à sa porte, et on me répond qu’elle est envoyage on ne sait où.

– On vous trompe.

– Où est-elle donc ?

– À Paris.

– Oh ! fit le peintre en serrant les poings.

– Voulez-vous la voir aujourd’hui ?

– Monsieur… balbutia le jeune homme, ne raillez point… j’aifailli mourir…

– Je ne raille point, dit le major ; non seulementvous verrez Clorinde aujourd’hui, mais elle vous sera rendue pourtoujours.

Le peintre s’était levé, mais il chancelait sur ses jambes commeun homme ivre. Le major lui prit le bras :

– Venez avec moi, dit-il.

– Mais où me conduisez-vous ? demanda l’artiste, quiétait pâle d’émotion.

– Venez toujours, dit le major.

Et il le fit monter à côté de lui dans le dogcart. Puis ilrendit la main à son trotteur et le fringant attelage montarapidement les Champs-Élysées.

 

Le dogcart était encore en vue dans les Champs-Élysées que deuxcavaliers, dont l’un allait au Bois et l’autre en revenait, secroisèrent devant le café Marignan et échangèrent une poignée demain. Le premier était un homme encore jeune, bien que son visagesillonné de rides profondes et sa calvitie prématurée annonçassentles ravages du plaisir mené à outrance. L’autre était un homme déjàmûr, à la lèvre austère, au front pensif.

– Bonjour, docteur, dit le premier.

– Bonjour, cher baron, répondit l’homme mûr. D’oùvenez-vous ?

– Je sors de chez moi et vais faire un temps de galop auBois.

– J’en viens et je vais chez un malade.

Le baron se prit à sourire :

– Pauvre homme, dit-il d’un ton de commisération.

– Ce n’est pas un homme, c’est une femme.

– Pauvre femme !

– Railleur, dit le médecin. Si vous saviez le singulier casque je traite, vous m’accableriez de questions.

– Bah !

– Je traite une fort jolie femme, qui est tombée encatalepsie. C’est une Russe, la comtesse Wasserenoff. Elle estcomme pétrifiée. Ses membres ont la raideur de la pierre, ses yeuxsont fermés.

– Mais, docteur, elle est morte. Vous l’aurez tuée… raillale baron.

– Nullement. Elle parle. Elle a les yeux clos, son cœur batà peine, il lui est impossible de faire un mouvement ; mais, àtravers ses lèvres serrées, elle parle, faiblement il est vrai,mais en approchant l’oreille de sa bouche, on entend.

– Des mots incohérents, sans doute ?

– Non, des paroles raisonnables.

– Et depuis quand est-elle dans cet état ?

– Depuis quatre jours.

– Espérez-vous lui rendre le mouvement et la vie ?

– Oui… mais ce sera long peut-être…

– Mais enfin, comment est-elle tombée en cetétat ?

– Voilà ce que je ne puis dire. J’ai appelé deux de mesillustres confrères en consultation, ils sont aussi embarrassés quemoi.

– Mais… puisqu’elle parle…

– Elle ne sait pas… du moins elle prétend s’être endormieainsi tout à coup.

– Bizarre ! murmura le plus jeune des deuxcavaliers.

Et ils se séparèrent en échangeant une cordiale poignée demain.

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