La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 5

 

Le major Avatar entra. Les gens qui ont une prodigieuseréputation répondent rarement, pour ne pas dire jamais, à l’idéephysique qu’on s’était faite d’eux. Il en fut ainsi pour cet hommedont le nom seul éveillait une curiosité des plus grandes. Dans lesquatre ou cinq minutes qui s’écoulèrent entre la sortie dudomestique et l’apparition du personnage qu’il était chargéd’introduire, chacun, dans le salon de la comtesse Artoff, sereprésenta Rocambole à sa manière. M. Paul Michelin formulatrès haut sa pensée :

– Ce doit être, dit-il à la comtesse Vasilika, un hommetrapu, avec le front bas, les lèvres charnues, l’œil petit et pleinde feu.

– Moi, répondit la comtesse, je me le figure de taillegigantesque, avec une grande barbe noire et des moustaches encroc.

Une autre dame murmura :

– J’ai une idée qu’il a les cheveux rouges.

– Pourvu qu’il ne soit pas armé ! murmura la comtesseVasilika.

– Fort heureusement, répondit Paul Michelin, nous sommes ennombre respectable.

Le major parut. Ce fut un étonnement général, une véritablestupéfaction. Il ne répondait à aucun des types imaginaires ques’étaient forgés les hôtes de la comtesse Artoff. C’était un hommequi n’avait pas quarante ans, mince, élégant dans sa fantaisie,fort joli garçon, quoique son visage fût un peu fatigué, portantune petite moustache brune et des cheveux châtains devenus raressur un front découvert et intelligent. Son regard, à demi voilé,avait un charme mystérieux. Un sourire mélancolique effleurait salèvre autrichienne et mettait à nu ses dents bien rangées,éblouissantes de blancheur. Il était en habit noir et en cravateblanche. Sa mise irréprochable n’avait rien d’excentrique, et ilsalua avec la plus parfaite aisance d’un homme du monde. Cependantla physionomie étonnée et quelque peu désappointée des hôtes de lacomtesse le força à s’arrêter un moment au seuil du salon. En mêmetemps, il parut hésiter et attendre que celle qui était la comtesseArtoff, sur trois ou quatre femmes qui se trouvaient dans le salon,se trahît d’un geste. Baccarat se leva à demi. Elle se leva,paraissant partager l’étonnement général et voir le major Avatarpour la première fois. M. d’Asmolles n’avait pas fait unmouvement. Alors le major alla droit à Baccarat.

– Madame la comtesse, dit-il, un motif impérieux peut seulexpliquer ma présence chez vous, à une heure aussi avancée de lasoirée, et je mets à vos pieds toutes mes excuses pour avoirinsisté comme je l’ai fait.

Baccarat s’inclina et parut attendre que le major s’expliquât.M. Paul Michelin se pencha à l’oreille de la comtesseVasilika.

– La comtesse Artoff, dit-il, est aussi étonnée que nous.On ne peut cependant pas dire que cet homme est grimé. Évidemmentce n’est pas Rocambole.

– Peut-être, murmura la belle Russe.

Le major, à qui la comtesse Artoff avait indiqué un siège,s’assit et lui tendit une lettre.

– Madame, dit-il, j’ai quitté Pétersbourg il y a six mois.Longtemps prisonnier des Circassiens au Caucase, souffrant beaucoupde blessures récentes, j’ai sollicité et obtenu du czar un congéque je suis venu passer à Paris. En partant de Russie, je me suismuni de plusieurs lettres de recommandation, dont celle-ci, signéedu prince Kalschrine, est à votre adresse.

– Le prince est un de mes bons amis, dit Baccarat. Et elleprit la lettre et la lut.

Le major reprit :

– Vous pensez bien, madame, que je me serais présenté à uneautre heure s’il n’avait été question pour moi que de vous remettrecette lettre.

Il fit une pause ; Baccarat, toujours impassible, attendit.On eût entendu voler une mouche dans le salon. Le majorcontinua :

– Mais figurez-vous, madame la comtesse, que j’ai étévictime tout dernièrement d’une singulière méprise.

Les hôtes de la comtesse se regardèrent. Quant à Vasilika, sonœil ne quittait pas la comtesse Artoff.

– J’ai été arrêté, poursuivit le major, jeté en prison,appelé du nom d’un forçat évadé, paraît-il, du bagne de Toulon.

– Rocambole ? murmura M. Paul Michelin.

– Oui, monsieur, dit froidement le major. Il paraît quej’ai avec cet homme une ressemblance assez grande.

– Monsieur, répondit Baccarat, j’ai vu plusieurs foisl’homme dont vous parlez, et je cherche vainement la trace de cetteressemblance.

À ces paroles de la comtesse Artoff, il y eut comme unsoulagement général, et toutes les poitrines respirèrent à l’aise.Le major Avatar n’était donc pas Rocambole ! La comtessepoursuivit :

– M. Paul Michelin que voici, nous racontait tout àl’heure votre histoire, monsieur ; il nous disait qu’au Palaisla conviction générale était que le célèbre bandit et vous nefaisaient qu’un, et je vous avoue qu’il faut que je vous voie pourêtre sûre du contraire.

Rocambole salua. M. Paul Michelin s’écria :

– Ainsi donc, comtesse, monsieur n’est pasRocambole ?

– Mais pas que je sache, répondit Baccarat en souriant.

Le major regarda le jeune avocat.

– Ai-je vraiment l’air d’un bandit, monsieur ? luidit-il.

– Nullement… Cependant…

– Voyons ! fit le major toujours souriant.

– Vous vous êtes évadé hier matin ?

– Oui et non, répondit Rocambole.

– Singulière réponse, monsieur !

– Je vais l’expliquer. Je me suis évadé, en effet, hiermatin ; mais je suis retourné à Mazas hier soir.

Il y eut un nouvel étonnement parmi les personnes quientouraient la comtesse Artoff, et Paul Michelin dit aumajor :

– Alors, vous vous êtes évadé de nouveau ?

– Oui et non.

– Toujours ?

– Permettez, je vais m’expliquer. J’ai des ennemis enRussie. On m’a dénoncé à la police russe comme ayant desintelligences avec les Polonais révoltés. C’est de là que part lecoup, c’est à ces haines mystérieuses que je dois mon arrestation.Ceux qui m’ont dénoncé comme étant le forçat Rocambole savaientbien qu’un homme qui a servi vingt années dans l’armée russeprouverait facilement son identité. Ce que l’on voulait, c’était metenir éloigné de mon domicile pendant quelques jours, et s’yemparer de mes papiers.

– Vos papiers sont donc compromettants ? demanda lacomtesse Vasilika.

– Madame, répondit le major, le czar n’a pas de sujet plusfidèle que moi, mais j’ai un ami, un frère d’armes gravementcompromis dans la dernière insurrection. Si certains de ces nomsqu’il m’a confiés parvenaient au ministre de la police russe, satête tomberait. Maintenant vous comprenez pourquoi, n’ayant pas letemps de prouver mon identité, j’ai profité d’une circonstancefortuite pour m’évader. Le gendarme s’était endormi, j’ai ouvert laporte sans bruit et je suis sorti.

– Mais le gendarme avait pris un narcotique ? fit PaulMichelin.

Le major haussa les épaules.

– Ceci est la légende, dit-il. Puis il ajouta :

– Mes papiers en sûreté, je suis retourné à Mazas. Cematin, deux officiers russes de passage à Paris sont venus meréclamer et ont répondu de moi. On m’a donc mis en liberté ;mais cela ne me suffisait pas.

– Ah ! fit Baccarat. Que vous fallait-ilencore ?

– Votre témoignage, madame. Il paraît qu’à la préfecture,personne ne se souvient exactement de Rocambole. On m’a confrontéavec plusieurs vieux agents. Les uns ont dit oui, les autres ontdit non. Le chef de la sûreté aurait dit hier :

– Il n’y a qu’une personne à Paris qui ne s’y tromperaitpas : c’est Mme la comtesse Artoff.

« Alors, madame, acheva le major, je me suis souvenu quej’avais une lettre pour vous et que je m’étais présenté ici à monarrivée à Paris. Vous étiez encore dans vos terres de la Russieméridionale.

« J’ai voulu que vous puissiez me rendre, devant lespersonnes qui vous entourent, le témoignage que je ne suis pasRocambole.

– Je vous le rends, monsieur, dit la comtesse Artoff.

Le major se leva ; il allait prendre congé, Baccarat leretint.

– Vous ne voulez donc pas prendre une tasse de thé ?lui dit-elle. Nous parlerons de Pétersbourg et de nos amis deRussie.

Le major se rassit et dès lors personne ne douta de sonidentité. Baccarat aurait-elle fait asseoir à sa table le forçatRocambole ! Personne, excepté la comtesse Vasilika, quiprétexta un léger malaise, regagna son appartement, et, avant de semettre au lit, écrivit le billet suivant à M. le vicomte Karlede Morlux :

« Nous sommes joués, Baccarat est devenue l’alliée deRocambole. Prenons garde ! »

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