La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 14

 

Clorinde rentrait chez elle, après avoir dîné au café Anglais enjoyeuse compagnie. Qu’était-ce que Clorinde ? Un de cesbrillants et éphémères papillons que Paris voit briller tout àcoup, un soir, aux feux de la rampe ou dans les avant-scènes desthéâtres de genre, les soirs de premières représentations. Femmesde théâtre, elles n’ont d’autre talent que leur étincelante beauté.Hétaïres modernes, une pluie d’or les avait fait éclore ; levent de la misère les emporte avec leur première ride et leurpremier cheveu blanc. Clorinde était cette femme que le docteurLambert avait rencontrée aux Champs-Élysées, le jour où il emmenaitYvan et que celui-ci avait prise pour Madeleine. Car l’histoire desMénechmes n’est point une fable, et elle est vraie de touteantiquité. Chaque homme et chaque femme a un sosie. Généralement,le sosie est aux antipodes, mais quelquefois cependant il se trouveprès de nous ; nous le rencontrons un beau matin, et alors cesont des étonnements sans fin et des aventures à défrayerl’imagination des romanciers. Clorinde ressemblait donc àMadeleine. C’était même visage d’un ovale pur et charmant, mêmeluxuriante chevelure blonde, même taille et même sourire. Car elleavait un sourire ingénu, cette fille d’enfer, et, dans le monde desgandins, on l’appelait la Madone. Dieu avait voulu que l’ange et ledémon se ressemblassent, sauf sur un point. La voix de la femmelégère s’était éraillée au contact des froides nuits d’hiverarrosées de champagne. Donc, Clorinde rentrait chez elle. Une amiel’accompagnait. Toutes deux quittèrent le café Anglais un peu avantdix heures, et montèrent dans la Victoria de Clorinde, qui prit augrand trot de ses deux alezans la route de la rue de Ponthieu.C’était là que demeurait Clorinde, dans un petit hôtel situé entrecour et jardin. La réputation de Clorinde était d’hier. Elles’était montrée pour la première fois aux courses du printemps del’année précédente et avait fait sensation par la bonne tenue deses voitures, la supériorité de ses chevaux, et un je-ne-sais-quoid’excentrique dans sa toilette qui était plein d’imprévu et decharme. Les brunes font leur chemin lentement ; les blondesarrivent tout d’un coup, sans transition, et les portes de lacélébrité ne résistent pas devant elles. Clorinde était blonde.Cette mosaïque humaine, qui a pour nom le Paris élégant masculin,qui se compose de gens bien et mal titrés, de boursiersmillionnaires et de fils de pair qui se ruinent, s’était atteléetout entière au char de Clorinde. Mais Clorinde depuis trois moisrefusait tous les hommages. Elle avait congédié ses plus chersamis, et le duc de *** lui-même, un bienfaiteur s’il en fut, avaitété consigné. Cependant Clorinde se montrait toujours, comme àl’ordinaire, au bois vers deux heures, le soir au spectacle, ledimanche aux courses. Seulement le soir, quand venaient dix heures,Clorinde s’éclipsait. Où allait-elle ? elle rentrait. Pourrecevoir qui ? Mystère ! L’amour était descendu un matindes voûtes éthérées dans ce cloaque impur qui se nommait le cœur deClorinde. Du moins, telle était la confidence qui paraissaitrésulter, ce soir-là, de la conversation de la courtisane avec sonamie, une belle brune aux yeux bleus qu’on appelait Fanny.

– Ma chère, disait Fanny, où cela te mènera-t-il ?

– Je ne sais pas.

– Tu aimes ce garçon ?…

– À en mourir ! Il est jeune, il est beau, distingué,il a de l’esprit comme un démon. Sais-tu qu’il a beaucoup detalent ?

– Qu’est-ce que lui rapporte sa peinture ?

– Je ne sais pas… des misères… dix ou vingt mille francspeut-être…

– Et il te bat ?

– Mais non… Nous avons eu une scène… Il était jaloux, jel’ai adoré ce soir-là et je me suis mise à genoux devant lui.

– Folle !

– Ah ! si tu savais comme c’est bon d’aimer !

– Soit, mais il faut vivre.

Clorinde soupira…

– Combien as-tu de chevaux ? reprit Fanny.

– Huit, je vais les vendre.

– Bon ! et ton hôtel ?

– Il est saisi… Je me chercherai un joli appartement.Qu’est-ce que cela me fait ? Nous vivrons ensemble. Ilpeindra, je ferai de la musique.

– Et tu sortiras à pied.

– J’adore marcher.

– Ce qui fait que personne ne te saluera plus.

– Que m’importe !

– Mais il te quittera… lui…

Ce fut comme un coup de poignard que Clorinde reçut en pleinepoitrine.

– Ah ! ne dis pas cela, ma chère ! fit-elle. Aunom du ciel, tais-toi !

Mais Fanny continua, inflexible :

– Les hommes sont tous les mêmes, vois-tu. Ils aiment lesfemmes comme nous pour leur luxe et leur abominable célébrité.Devenons honnêtes et pauvres, ils songent à notre passé et nousdisent : À vivre de pot-au-feu, j’aime autant épouser macousine qui a deux cent mille francs de dot, une famille… et savertu.

– Ô misère ! murmura Clorinde ; est-ce vrai,cela ?

– Quel âge as-tu ?

– Vingt ans.

– J’en ai trente-deux, dit Fanny. Je reviens de loin.Comment s’appelle-t-il ?

– Charles.

– Eh bien ! écoute bien ce que je vais te dire.

– Parle.

– Le jour où tes chevaux et ton hôtel seront vendus, quandtu n’auras plus une émeraude ni un saphir, et que tu porteras deschâles français, Charles t’annoncera son mariage avec quelquebourgeoise rougissante et rougeaude.

– Tais-toi ! tais-toi ! dit Clorinde.

– Mais non… Je suis ton amie…

– Ah ! si tu savais…

– Quoi donc !

– Je me suis dit tout cela ce matin.

– Tu as eu raison.

– Et j’ai consenti à recevoir ce soir, à dix heures, unhomme qu’on dit fabuleusement riche… un Russe.

– À la bonne heure !

– Et puis le remords m’a prise… et je rentrais pour leconsigner.

– Eh bien ! tu le recevras…

– Mais Charles est capable de me tuer.

– Bah ?

– Tu ne le connais pas, va !

– Il vaut mieux que Charles te tue que si tu mourais demisère.

– Démon ! murmura Clorinde vaincue, tu metentes ! La Victoria venait de franchir la porte cochère del’hôtel.

– Je reste avec toi, dit Fanny, je ne veux pas que tufasses une sottise.

Et elle suivit Clorinde dans le jardin d’hiver, converti enboudoir, où la jeune femme se tenait d’ordinaire. Clorinde étaitpâle d’émotion. Fanny dit à la femme de chambre :

– À quelle heure vient M. Charles ?

– À onze heures.

– C’est bon.

Et elle ajouta en riant :

– Tu as deux heures à vivre.

Peu après un valet apporta une carte sur un plateau. Fanny laprit et lut :

Le major Avatar.

Clorinde eut un dernier geste de résistance, mais Fanny ditaussitôt :

– Faites entrer au salon M. le major Avatar. Voilà unnom qui sent le rouble d’une lieue…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer