La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

Chapitre 36

 

Quand le tigre est repu, il lèche ses babines, se retire en laroche creuse qui lui sert de repaire et achève en paix sadigestion. Ainsi avait fait Vasilika, cette tigresse aux onglesroses. Yvan était à sa merci, Yvan allait mourir… Vasilikajouissait de son triomphe à la façon de ces tyrans orientaux qui,nonchalamment étendus sur de moelleux tapis, se faisaient apportertous les matins les têtes coupées de leurs ennemis, ouvrant à peineles yeux pour les voir, et n’interrompant par aucun mouvementbrusque, aucun geste malencontreux la béatitude et la quiétude deleur repos. Pendant trois jours, Vasilika était demeurée chez elle.Paris lui importait peu. M. de Morlux moinsencore !

– L’imbécile ! s’était-elle dit. Rocambole le joue.Que m’importe ! l’essentiel est qu’il ne me joue pas,moi !

Et Vasilika, étendue sur une peau d’ours, en un délicieuxboudoir arrangé à la circassienne, le tuyau d’un houka aux lèvres,les yeux mi-clos, les membres allongés et repliés tour à tour commeceux d’une véritable tigresse, Vasilika savourait sa vengeance.Beruto venait deux fois par jour lui apporter le bulletin dessouffrances d’Yvan. Il avait de l’imagination, cet Italien. Ilsavait mettre un art infini à décrire d’une façon tout à faitpalpitante les tortures morales et physiques de son prisonnier. Lesgradations de la fureur à la prostration étaient habilementménagées dans son récit. Il arrivait à l’effet, comme on dit authéâtre. Il contait avec un art sans pareil les premières torturesde la faim, étouffées par les angoisses et les terribles colères dela jalousie. Vasilika l’écoutait. Elle l’écoutait, public blasé,comme un vieux viveur éreinté assiste à un mélodrame de cet hommede talent qu’on appelle d’Ennery[2] . Mais ellene pleurait pas – et c’était là que la comparaison cessait d’êtrejuste ; car le vieux viveur eût pleuré. Froide, calme, unsourire de dédain sur les lèvres, elle dit un soir àBeruto :

– Depuis combien d’heures est-il là ?

– Soixante-douze, madame.

– Depuis combien de temps n’a-t-il pas mangé ?

– Il y en a près de quatre-vingts.

– Alors il est mort…

Beruto se mordit les lèvres pour ne pas répondre :

– Oui, madame, il est mort.

Mais Beruto était un homme prudent, et comme on va le voir, laprudence a ses mécomptes. Beruto eut peur.

Il eut peur qu’en apprenant la mort de cet homme qu’elle avaittant haï après l’avoir aimé, Vasilika ne fût tentée de savoir, parcela même, s’il est vrai que la vue d’un ennemi mort fait toujoursplaisir. Et Beruto répondit :

– Non, madame, il n’est point mort encore, mais il est àl’agonie.

À peine avait-il prononcé ces derniers mots que les paupièresabaissées de Vasilika s’ouvrirent toutes grandes, que son œil,atone tout à l’heure, s’emplit d’éclairs, que sa lèvre se crispa,frangée subitement d’une légère écume.

– Ah ! dit-elle, il râle sa dernière heure… Eh !mais ce doit être un beau spectacle, Beruto ?

– Madame… balbutia le valet.

– Je veux voir cela, dit-elle encore.

Et la femme redevint tigresse, et elle bondit et se trouvadebout, l’œil enflammé et disant :

– Allons voir cela !

Beruto s’était mis à trembler. Mais il la connaissait cettefemme qu’il avait trahie ; il savait que tout pliait devantelle et que ce qu’elle voulait devait s’accomplir. Aussi n’osa-t-ilrien répliquer. Vasilika sonna. Ses femmes accoururent. Elle se fitjeter une ample pelisse sur les épaules et demanda sa voiture.

– Viens, Beruto ! dit-elle.

Et elle partit. Vingt minutes après elle entrait dans ce vieilhôtel de la rue Cassette, où elle avait creusé le tombeau d’Yvan.Beruto semblait comme une feuille aux premières bises d’automne, etil était fort pâle. Mais Vasilika, toute à sa vengeance, n’y pritgarde.

Quand elle fut dans le vestibule, elle lui dit :

– Allume un flambeau, ouvre l’escalier des caves etguide-moi.

Beruto obéit. Seulement alors, Vasilika s’aperçut que sa maintremblait en frottant une allumette contre le mur. Cependant, leflambeau allumé, il se dirigea vers l’escalier, dont il ouvrit laporte. Mais sa démarche avait quelque chose de chancelant quifrappa la comtesse.

– Serais-je trahie ? se dit-elle.

Vasilika était comme Rocambole et comme tous ceux qui veulent sefaire justice eux-mêmes ; elle était toujours armée. En robede bal ou en costume de voyage ; dans les salons de Paris ousur les routes neigeuses de Russie, Vasilika avait toujours unmignon stylet dissimulé dans les plis de son corsage. Sa petitemain blanche, tandis qu’elle descendait l’escalier, se glissa sousles plis de sa parure et caressa le manche d’ivoire du stylet.

– Allons ! se dit-elle, nous verrons bien.

Et elle continua à suivre Beruto. Aucun bruit ne montait desprofondeurs du souterrain. Ceci parut singulier à Vasilika. Yvanétait-il déjà mort ? Mais comme elle atteignait la dernièremarche et que la clarté du flambeau pénétrait dans le corridor quimenait au caveau d’Yvan, un gémissement, un rugissement plutôt sefit entendre. Vasilika prêta l’oreille ; et Vasilika étaitfemme, et les femmes ont une finesse d’ouïe merveilleuse. Cegémissement, ce rugissement si l’on veut, n’accusait pas l’agonie.Beruto continuait à avancer. Vasilika caressait toujours le manchede son stylet. À mesure que Beruto s’approchait de la porte ducaveau, sa démarche s’écartait de la ligne droite et dégénérait enzigzags. Arrivé à la porte, il s’arrêta. On n’entendait plus riendans le caveau. Le rugissement avait cessé. Beruto seretourna ; il était livide.

– Je crois bien qu’il vient de rendre l’âme, dit-il.

– Tu crois ? fit Vasilika.

– Dame ! on n’entend plus rien.

– Ouvre le guichet.

– Mais, madame…

– Ouvre !

Le ton de Vasilika n’admettait pas de réplique. Beruto ouvrit.Alors, Vasilika, de sa main gauche – car la droite était toujourscachée sous sa pelisse – lui prit le flambeau, passa le bras autravers du guichet, de façon à éclairer le caveau, et regarda. Lefaux Yvan, c’est-à-dire Milon, était couché le long du mur, la têtedans ses mains, et il ne bougeait pas plus qu’un cadavre. En cemoment, Beruto trembla plus fort, et se dit :

– Je devrais bien obéir au maître, sauter à lagorge de cette femme et l’étrangler.

Mais en ce moment aussi, Vasilika se retourna en jetant uneexclamation :

– Trahie !

Et tandis que le flambeau lui échappait et s’éteignait, elleenfonça son poignard jusqu’au manche dans la gorge de Beruto.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer