LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE IX

Un facteur inconnu

1

Lorsque Giles rentra dans le salon après avoir raccompagné le Dr Kennedy jusqu’à sa voiture, il retrouva Gwenda assise à l’endroit même où il l’avait laissée. Elle avait les pommettes rouges, et ses yeux paraissaient fiévreux. Lorsqu’elle parla, sa voix avait un accent dur et cassant qui ne lui était pas habituel.

— Comment dit cette vieille citation ? La mort ou la folie de part et d’autre. Voilà où nous en sommes, Giles. La mort ou la folie.

— Gwenda, ma chérie…

Giles s’approcha de sa femme et lui entoura les épaules de son bras. Il la sentit raidie et tendue.

— Pourquoi n’avons-nous pas laissé dormir tout ça ? Pourquoi ? C’est mon père lui-même qui l’a tuée. Et c’est sa voix que j’ai entendue prononcer ces paroles… Pas étonnant que tout me soit revenu ; pas étonnant que j’aie été tellement effrayée. Mon propre père !

— Un instant, Gwenda, un instant ! Nous ne savons pas vraiment…

— Mais bien sûr que si, nous savons ! Il a déclaré au Dr Kennedy qu’il avait étranglé sa femme, n’est-ce pas ?

— Mais Kennedy affirme qu’il n’en a rien fait.

— Parce qu’il n’a pas trouvé de cadavre. Pourtant, il y en avait un : je l’ai vu !

— Et tu l’as vu dans le hall. Pas dans la chambre à coucher.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Eh bien, c’est bizarre, tu ne crois pas ? Pourquoi ton père aurait-il dit avoir étranglé sa femme dans sa chambre si, en réalité, cela s’était passé dans le couloir ?

— Oh ! je ne sais pas. Ce n’est qu’un détail sans importance.

— Je n’en suis pas si sûr. Réfléchis, ma chérie. Il y a dans toute cette affaire un certain nombre de points assez étranges. Admettons, si tu le veux, que ton père ait étranglé Hélène dans le hall. Que s’est-il passé ensuite ?

— Il est allé chez le Dr Kennedy.

— Oui. Il lui a raconté qu’il avait tué sa femme dans sa chambre et l’a ramené avec lui. Or, quand ils sont arrivés, il n’y avait pas le moindre cadavre. Pas plus dans la chambre que dans le hall. Qu’était-il devenu ?

— Peut-être y en avait-il un et le docteur a-t-il aidé mon père à le faire disparaître. Seulement, ça, il ne pouvait pas nous l’avouer !

Giles hocha la tête d’un air peu convaincu.

— Non, Gwenda, je ne puis imaginer Kennedy agissant de cette manière. C’est un Écossais peu impressionnable et d’esprit pratique, et tu suggères qu’il a pu se compromettre en acceptant d’être complice après coup. Je ne crois pas qu’il ait jamais pu faire une chose semblable. Il aurait probablement fait l’impossible pour venir en aide à son beau-frère en témoignant à l’enquête de l’état mental du coupable. Ça, oui. Mais pour quelle raison aurait-il voulu étouffer l’affaire ? Après tout, Kelvin Halliday n’était véritablement ni un de ses parents ni un ami intime. Or, c’était sa propre sœur qui avait été tuée ; une sœur qu’il aimait tendrement, même si son tempérament un peu victorien désapprouvait la conduite de la jeune femme. Ce n’est même pas comme si tu avais été, toi, l’enfant de sa sœur. Non, je reste persuadé qu’il n’aurait pas été capable de dissimuler un crime.

Tout ce qu’il aurait pu faire, c’eût été de délivrer un certificat de mort naturelle – arrêt du cœur ou quelque chose dans ce genre. Oui, je suppose qu’il aurait pu aller jusque-là ; mais nous savons qu’il n’en a rien fait, puisque les registres de l’état civil ne mentionnent pas le décès. De plus, s’il avait agi ainsi, il nous aurait dit que sa sœur était morte. Alors, maintenant, explique-moi, si tu le peux, ce qu’est devenu le cadavre.

— Peut-être mon père l’a-t-il enterré quelque part : dans le jardin, par exemple.

— Pour aller ensuite annoncer à Kennedy qu’il avait assassiné sa femme ? Pourquoi ? Et pourquoi n’admettrions-nous pas purement et simplement qu’elle l’a quitté ?

Gwenda écarta ses cheveux de son front. Elle était à présent moins tendue, et son visage reprenait progressivement son aspect normal.

— Je ne sais pas, dit-elle. Je veux bien reconnaître que tout cela est bizarre. Crois-tu que Kennedy nous ait dit la vérité ?

— J’en suis à peu près sûr. À son point de vue, l’affaire est parfaitement claire. Des rêves, des hallucinations et, finalement, une hallucination plus forte que les autres. L’ennui, c’est que, en ce qui nous concerne, nous savons qu’il y avait un cadavre. Pour Kennedy, tout cadre : le billet d’adieu, les valises et les vêtements disparus et, plus tard, deux lettres de sa sœur.

— Oui, mais quelle explication allons-nous trouver pour ces lettres ?

— Si nous partons du principe que Kennedy dit la vérité – ce qui, à mon avis, est bien le cas –, il nous faut bien trouver une explication.

— Je suppose que ces lettres étaient véritablement de la main de sa sœur et qu’il a dû reconnaître l’écriture.

— Je ne crois pas qu’il faille attacher une très grande importance à ce point particulier. Vois-tu, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une signature sur un chèque. Si l’écriture de ces lettres se rapprochait suffisamment de celle de sa sœur, Kennedy n’a pas eu l’idée de douter de leur authenticité. Il avait déjà la conviction qu’Hélène s’était enfuie avec un autre homme, et ces lettres n’ont fait que le confirmer dans cette croyance. S’il n’avait jamais reçu de ses nouvelles, alors il aurait pu éprouver des soupçons. Malgré cela, il y a certains détails auxquels il ne semble pas avoir prêté attention, mais qui me frappent, moi. Ces lettres sont étrangement anonymes et ne comportent qu’une adresse poste restante. Aucune indication, d’autre part, de l’homme avec qui Hélène serait partie, ce qui dénote une détermination bien établie de rompre tous les liens anciens. C’est exactement le genre de lettres que pourrait imaginer un meurtrier s’il voulait endormir les soupçons de la famille de la victime. De plus, faire expédier des lettres de l’étranger est chose relativement facile.

— Tu crois que mon père…

— Non, c’est précisément ce que je ne crois pas. Imagine un homme absolument décidé à se débarrasser de sa femme. Il fait d’abord courir le bruit de son infidélité, puis procède à une mise en scène susceptible de faire croire à une fuite : un billet d’adieu, des vêtements disparus de la garde-robe… Ensuite, quelqu’un enverra de l’étranger deux ou plusieurs lettres à des intervalles calculés à l’avance. En réalité, il a tranquillement tué sa femme et dissimulé le cadavre, disons sous le dallage de la cave. C’est là un crime qui a souvent été exécuté. Seulement, ce genre de meurtrier ne va pas ensuite se précipiter chez son beau-frère pour lui raconter qu’il a assassiné sa femme et lui demander d’appeler la police. D’un autre côté, si ton père était le type du criminel émotif et follement amoureux de sa femme, s’il l’avait étranglée dans une crise de jalousie frénétique, à la manière d’Othello – et cela cadre avec les paroles que tu as entendues –, il n’aurait pas exécuté toute cette mise en scène – vêtements, lettres à venir – avant d’aller annoncer son crime à l’homme le moins susceptible de se taire et de garder le secret. Rien ne cadre dans tout ça Gwenda. Tout sonne faux.

— Où veux-tu en venir, Giles ?

— Je ne sais pas. Il semble y avoir un facteur inconnu, quelqu’un qui n’a pas fait son apparition jusqu’à présent, mais dont on commence à apercevoir la technique.

Le regard de la jeune femme s’assombrit.

— Tu inventes cela pour me consoler, Giles, dit-elle d’une voix mal assurée.

— Je te jure que non. Ne vois-tu pas qu’il est impossible d’imaginer un canevas qui s’adapte à tous les faits ? Nous savons qu’Hélène Halliday a été étranglée, parce que tu as vu toi-même…

Il s’interrompit soudain.

— Bon Dieu ! J’ai été stupide. Je comprends tout, maintenant. Tu as raison. Et Kennedy a raison aussi. Écoute, Gwenda… Hélène s’apprête à s’enfuir avec son amant… Qui est-il ? Nous n’en savons rien. Mais elle rédige un billet pour son mari. Celui-ci entre au même moment dans la pièce, lit ce qu’elle est en train d’écrire et devient fou furieux. Il froisse le billet, le jette dans la corbeille à papiers et s’élance sur sa femme. Effrayée, elle s’enfuit dans le hall. Il la rattrape, la prend à la gorge, et elle s’effondre sur le dallage. C’est alors que, debout à quelques pas d’elle, il prononce cette citation de la Duchesse d’Amalfi, juste au moment où une fillette, là-haut, le regarde à travers les barreaux de l’escalier.

— Et après ça ?

— Le point essentiel, c’est qu’Hélène n’est pas morte. Il a pu penser qu’elle l’était ; mais, en réalité, elle est seulement inconsciente. Peut-être son amant arrive-t-il après le départ du mari qui s’est précipité chez le Dr Kennedy, à l’autre extrémité de la ville ; ou peut-être reprend-elle connaissance toute seule. Quoi qu’il en soit, dès qu’elle est à nouveau consciente, elle file sans perdre un instant. Et cela explique tout : la conviction de Kelvin, lequel est persuadé avoir tué sa femme ; la disparition des vêtements, qu’Hélène avait évidemment dû préparer et expédier un peu plus tôt au cours de la journée ; les lettres, aussi, qui sont donc parfaitement authentiques.

— Ta théorie n’explique pourtant pas pourquoi mon père avait déclaré à Kennedy avoir tué sa femme dans la chambre à coucher.

— Il était tellement bouleversé qu’il ne se rappelait pas exactement où cela s’était passé.

— J’aimerais te croire. Mais je suis et je reste persuadée que lorsque j’ai baissé les yeux vers le hall, elle était morte.

— Comment aurais-tu pu le savoir ? Souviens-toi que tu n’avais que trois ans.

La jeune femme considéra son mari d’un air bizarre.

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