LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Puis, scrutant d’un air grave le visage du policier :

— Des racines qui s’enfoncent profondément dans le sol. Très profondément.

— Je crois que vous avez raison. Des choses qui ont leurs racines dans un passé déjà lointain… Dix-huit ans, n’est-ce pas ?

— Et peut-être plus encore. C’est affreux, inspecteur, que d’ôter la vie à de belles fleurs en plein éclosion.

Au même moment, un des agents remontait l’allée. Il transpirait, et son visage était maculé de terre.

— Nous avons trouvé… quelque chose, inspecteur, annonça-t-il.

2

Et c’était alors, se dit Gwenda, que le cauchemar avait commencé, Giles était revenu du jardin, très pâle, en bredouillant :

— Elle est… bien là, Gwenda…

Puis un des agents s’était précipité au téléphone pour appeler le médecin de la police.

Ce fut le moment que choisit Mrs. Cocker – toujours aussi calme et imperturbable – pour se rendre au jardin. Non point poussée par une curiosité morbide, mais simplement pour aller cueillir des fines herbes et quelques feuilles de menthe. La veille, à l’annonce du meurtre, elle avait fait preuve d’une réprobation scandalisée et éprouvé une certaine anxiété quant à l’effet que cela pourrait avoir sur l’état de santé de Gwenda ; car elle était parvenue à la conclusion que, d’ici quelques mois, la nursery devrait être à nouveau occupée. Mais aujourd’hui, sa réaction avait été d’un autre ordre. Arrivant brusquement en vue de la macabre découverte, elle s’était sentie affreusement mal.

— C’est horrible, madame, avait-elle déclaré. Les ossements sont une chose que je n’ai jamais pu supporter. Et là, dans le jardin, juste à côté de la menthe… Mon cœur bat si fort que je peux à peine respirer. Si j’osais, je vous demanderais bien un dé à coudre de cognac…

Alarmée par la respiration haletante et le visage couleur de cendre de Mrs. Cocker, Gwenda s’était précipitée vers le buffet de la salle à manger, avait versé un peu de cognac dans un verre et le lui avait fait boire.

— J’avais besoin de ça, soupira Mrs. Cocker.

Et puis, d’un seul coup, sa voix s’était brisée, et son visage avait pris un aspect si inquiétant que Gwenda avait poussé un grand cri. Giles était apparu et avait aussitôt appelé le médecin de la police qui se trouvait dans le jardin.

— Heureusement que j’étais sur les lieux, avait déclaré celui-ci un peu plus tard, sinon elle y passait bel et bien. Il était moins cinq.

L’inspecteur Primer s’était immédiatement emparé du carafon de cognac et avait demandé à Giles et Gwenda à quel moment ils en avaient bu pour la dernière fois. La jeune femme avait déclaré qu’on n’y avait pas touché depuis plusieurs jours. Son mari et elle avaient effectué un court voyage dans le Nord, et la dernière fois qu’ils avaient bu un verre d’alcool, c’était du gin.

— J’ai pourtant bien failli en boire hier, avait-elle ajouté. Seulement, ça me fait penser aux bateaux de la Manche, et mon mari a ouvert une bouteille de whisky.

— Vous avez eu de la chance, Mrs. Reed, avait affirmé le médecin. Parce que si vous aviez bu du cognac hier, vous ne seriez sans doute pas vivante aujourd’hui.

Gwenda avait éprouvé un frisson.

— Et dire que Giles a failli en prendre un verre ! Mais, finalement, il a préféré du whisky, lui aussi.

Et à présent, la jeune femme était seule dans la maison, Giles étant parti avec l’inspecteur Primer, et Mrs. Cocker ayant été transportée à l’hôpital. Mais même en ce moment, après un léger repas composé essentiellement de conserves, elle pouvait à peine croire aux événements qui venaient de se dérouler.

Une seule chose lui apparaissait clairement : la présence dans la maison, la veille, de Walter Fane et de Jackie Afflick. N’importe lequel des deux avait eu la possibilité de trafiquer le cognac. Et quelle était la raison des coups de téléphone, sinon de fournir à l’un d’eux l’occasion d’empoisonner le carafon de cognac ? Giles et Gwenda avaient frôlé la vérité de trop près. Mais peut-être une tierce personne était-elle venue et avait-elle pénétré dans la maison par la porte-fenêtre de la salle à manger pendant que Giles et elle se trouvaient chez le Dr Kennedy, attendant la visite de Lily Kimble. Et cette personne aurait également passé les deux coups de téléphone pour faire tomber les soupçons sur Fane ou sur Afflick.

Mais non. Cela n’avait aucun sens. Car une tierce personne n’aurait téléphoné qu’à un seul des deux hommes, n’ayant évidemment besoin que d’un suspect et non de deux. D’ailleurs, qui aurait pu être ce mystérieux inconnu ? Erskine se trouvait dans le Northumberland : cela ne faisait pas le moindre doute. Non. De deux choses l’une : ou bien Walter Fane avait appelé Afflick et feint d’avoir reçu, lui aussi un coup de téléphone, ou bien c’était l’inverse qui s’était produit. Oui, le coupable était forcément l’un d’eux, et la police – qui avait à sa disposition plus de moyens qu’ils n’en avaient, Giles et elle – saurait déterminer lequel des deux était coupable. En attendant, les deux hommes étaient soumis à une surveillance discrète et n’auraient pas la possibilité de recommencer.

Gwenda frissonna de nouveau. Il fallait un certain temps pour s’habituer à l’idée que quelqu’un avait voulu la tuer. Miss Marple avait bien déclaré dès le début que le jeu qu’ils jouaient était dangereux, mais ni elle ni Giles n’avaient pris cette affirmation très au sérieux. Même après le meurtre de Lily Kimble, il n’était jamais venu à la pensée de la jeune femme que l’on pouvait vouloir se débarrasser d’elle et de son mari, uniquement parce qu’ils avaient commencé à entrevoir ce qui s’était réellement passé dix-huit ans plus tôt.

Walter Fane ou Jackie Afflick ? Lequel des deux ?

Gwenda ferma les yeux. Elle s’efforça de revoir les deux hommes à la lueur des faits nouveaux.

L’impassible Fane, assis derrière son bureau – l’araignée au centre de sa toile. Si calme, tellement inoffensif d’apparence. Une maison aux stores baissés. Mais quelqu’un de mort dans la maison. Mort dix-huit ans plus tôt. Et pourtant encore présent. Comme il paraissait sinistre, à présent, le calme Walter Fane qui, un jour, s’était jeté sur son frère en menaçant de le tuer. Walter Fane qu’Hélène avait dédaigneusement refusé d’épouser, une première fois à Dillmouth et une seconde fois aux Indes. Un double échec pour lui, une double mortification. Et Walter Fane, d’aspect si calme, si peu émotif, avait peut-être pu se défouler en s’abandonnant soudain à une criminelle violence, comme l’avait peut-être fait Lizzie Borden autrefois.

Gwenda ouvrit les yeux. Elle était parvenue à la conviction que le coupable était bien Walter Fane.

Mais rien ne l’empêchait de penser tout de même un peu à Jackie Afflick. Avec son complet à carreaux trop voyant, ses manières autoritaires, il était exactement le contraire de Walter Fane. Il n’y avait certes en lui rien de calme ou de renfermé. Mais peut-être avait-il adopté cette attitude par suite d’un complexe d’infériorité. Les spécialistes prétendent qu’il en est souvent ainsi. Si on n’est pas sûr de soi, il faut se mettre en évidence, s’affirmer, s’imposer. Repoussé par Hélène parce qu’il lui était socialement inférieur, il n’oublie pas l’affront qu’il a subi. Et la plaie ne fait que s’envenimer avec le temps. Il veut faire son chemin dans le monde malgré les persécutions de tous ceux qui se dressent contre lui. Il déclare avoir perdu son emploi à la suite de la fausse accusation d’un « ennemi ». Cela prouve sans conteste qu’il n’est pas normal. Et quel sentiment de puissance un homme comme celui-là ne retirerait-il pas d’un crime ! Ce visage jovial et bon enfant n’était au fond qu’un visage cruel. Oui, Jackie Afflick était un homme cruel ; et sa femme, maigre et pâle, avait peur de lui. Lily Kimble l’avait menacé, et elle était morte. Gwenda et Giles s’étaient mêlés de ses affaires ; ils devaient donc mourir à leur tour. Et il ne ferait pas grâce non plus à Walter Fane qui, autrefois, lui avait fait perdre son emploi. Oui, tout cela cadrait parfaitement.

Gwenda se secoua, chassa ces chimères et revint à la réalité. Giles allait rentrer, et il voudrait prendre son thé. Il fallait donc débarrasser cette vaisselle du déjeuner. Elle alla chercher un plateau et emporta le tout à la cuisine. La pièce était d’une netteté parfaite : Mrs. Cocker était véritablement une perle.

Près de l’évier, se trouvait une paire de gants de caoutchouc. Mrs. Cocker les mettait toujours pour faire la vaisselle. Sa nièce, qui travaillait dans un hôpital, les lui procurait à prix réduit. Gwenda les enfila et se mit à laver plats et assiettes. Mieux valait éviter de s’abîmer les mains.

La vaisselle une fois essuyée et rangée, la jeune femme monta au premier étage, toujours plongée dans ses pensées. Elle n’avait pas quitté les gants de caoutchouc et se dit qu’elle allait en profiter pour laver deux chemisiers et quelques paires de bas. Ces petits détails d’ordre domestique étaient au premier plan de son esprit ; pourtant, à l’arrière-plan, quelque chose la tracassait.

Walter Fane et Jackie Afflick, avait-elle dit. L’un ou l’autre. Et elle avait fait le procès des deux. Peut-être était-ce cela même qui la troublait, parce qu’il eût été beaucoup plus satisfaisant de pouvoir en accuser un seul. Elle aurait maintenant dû savoir lequel des deux était coupable. Hélas, elle n’était sûre de rien.

Si seulement il y avait quelqu’un d’autre… Mais il ne pouvait y avoir personne d’autre, puisque Richard Erskine était hors de cause. Il se trouvait dans le Northumberland lorsque Lily Kimble avait été tuée et aussi lorsque le cognac avait été empoisonné dans le carafon. Oui, Erskine était incontestablement innocent. Elle s’en réjouissait, d’ailleurs, parce que c’était un homme extrêmement séduisant. Comme il était triste pour lui d’être marié à cette affreuse mégère aux yeux soupçonneux et à la voix profonde. Une voix aussi grave que celle d’un homme.

Aussi grave que celle d’un homme.

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