LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

2

Giles et Gwenda étaient assis à une table d’angle dans la salle du Ginger Cat, le petit carnet noir posé devant eux, lorsque Miss Marple vint les rejoindre.

— Que désirez-vous prendre ? demanda gentiment Gwenda. Du café ?

— Volontiers, je vous remercie. Mais pas de gâteaux ; un simple scone beurré.

Giles passa la commande à la serveuse, tandis que Gwenda poussait le carnet vers la vieille demoiselle.

— Il vous faut d’abord lire ceci, dit-elle. Ensuite, nous pourrons parler. C’est mon père qui a écrit ces notes pendant son séjour à la maison de santé…

Et, se tournant vers son mari :

— Oh ! Giles, voudrais-tu auparavant répéter exactement à Miss Marple ce que nous a appris le Dr Penrose ?

Le jeune homme s’exécuta sans se faire prier. Quand il eut terminé, Miss Marple ouvrit le carnet, tandis que la serveuse posait sur la table trois tasses de café léger, puis une assiette contenant un scone beurré et des gâteaux. Giles et Gwenda gardaient maintenant le silence.

Au bout d’un moment, Miss Marple referma le carnet. Son expression était difficile à déchiffrer, mais Gwenda crut déceler dans ses yeux une flamme de colère. En tout cas, compte tenu de son âge, ils brillaient étrangement.

— Vous nous aviez conseillé de ne pas nous occuper de cette affaire, dit la jeune femme, vous vous rappelez ? Je comprends maintenant le sens de cette recommandation. Nous ne vous avons pas écoutée, et voilà où nous en sommes. Seulement, il semble à présent que nous soyons arrivés à un autre endroit où on pourrait s’arrêter si on le voulait. Croyez-vous que nous le devrions ?

Miss Marple hocha lentement la tête. Elle paraissait soucieuse et perplexe.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne sais vraiment pas. Il serait peut-être mieux de le faire ; parce que, après ce laps de temps, il n’y a rien que vous puissiez entreprendre – rien, en tout cas, qui soit de nature constructive.

— Vous voulez dire, je suppose, qu’après tout ce temps, nous ne pouvons rien découvrir ? demanda Gwenda.

— Oh non ! Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Dix-neuf ans, ce n’est pas tellement long, vous savez. Il y a encore des gens qui se souviendraient, qui répondraient à des questions. Beaucoup de gens. Par exemple, des domestiques. Il devait y en avoir au moins deux dans la maison, à ce moment-là, sans compter la nurse et probablement un jardinier. Il suffirait de prendre son temps et de se donner un peu de mal pour les amener à raconter ce qu’ils peuvent savoir. En fait, j’ai déjà découvert l’un d’eux : la cuisinière. Non, ce n’est pas cela que je voulais dire. Je songeais surtout au résultat pratique que vous pourriez en retirer ; et je serais assez portée à déclarer : aucun. Pourtant…

Elle s’interrompit un instant.

— Il y a un pourtant… Je suis un peu lente à me faire une opinion, mais j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose – peut-être pas très tangible, je le reconnais – qui vaudrait la peine que l’on prenne certains risques. Mais je ne parviens pas à déterminer avec exactitude de quoi il s’agit.

— Il me semble…

Giles s’interrompit brusquement, et Miss Marple tourna les yeux vers lui.

— Les messieurs, dit-elle, paraissent capables de classer les faits plus clairement. Je suis certaine, Mr. Reed, que vous vous êtes déjà formé une opinion.

— J’ai évidemment réfléchi à la question, et je crois qu’on ne peut parvenir qu’à deux conclusions. La première est celle que j’ai déjà suggérée. Hélène Halliday n’était pas morte lorsque Gwennie l’a vue étendue dans le hall. Elle est revenue à elle et s’est enfuie avec son amant. Cette hypothèse cadre avec les faits tels que nous les connaissons. Elle s’accorde avec la conviction de Halliday – qui croyait avoir tué sa femme –, ainsi qu’avec le billet d’adieu et les vêtements manquants. Mais elle laisse certains points dans l’ombre. Par exemple, elle n’explique pas pourquoi Halliday était persuadé avoir étranglé Hélène dans la chambre à coucher. D’autre part, elle ne répond pas à ce qui me paraît être une question essentielle : Où se trouve actuellement Hélène Halliday ? Parce que je considère comme invraisemblable que personne n’ait jamais eu de ses nouvelles depuis cette époque lointaine. En admettant que les deux lettres reçues par Kennedy soient authentiques, qu’est-elle devenue ensuite ? Pourquoi n’a-t-elle jamais écrit à nouveau ? Elle était en termes affectueux avec son frère, lequel, de son côté, lui a toujours été très attaché. Il pouvait désapprouver la conduite de sa sœur, mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’ait plus jamais entendu parler d’elle, pour qu’il n’ait plus jamais reçu de ses nouvelles. À mon avis, ce point a sérieusement tracassé le docteur. À l’époque, il a probablement accepté l’histoire telle qu’il nous l’a racontée : la fuite de sa sœur et l’effondrement de son beau-frère. Mais, à mesure que les années passaient sans lui apporter de nouvelles d’Hélène et tandis que persistait la conviction d’Halliday qu’il avait tué sa femme, le doute a dû commencer à se glisser dans son esprit. Et si l’histoire de Kelvin était vraie ? S’il avait étranglé sa femme, comme il le prétendait ? Telle est l’angoissante question qu’il a dû se poser. Pas de nouvelles de sa sœur. Sous aucune forme. Si elle était décédée quelque part à l’étranger, ne l’aurait-on pas prévenu ? Je crois que cela explique son impatience à la vue de notre annonce. Il espérait évidemment que nous pourrions lui apprendre ce qu’était devenue sa sœur depuis sa disparition et où elle se trouvait en ce moment. Quoi qu’il en soit, j’ai la conviction qu’il est anormal de disparaître aussi complètement que semble l’avoir fait Hélène Halliday. Ce seul point est en soi extrêmement suspect.

— Je suis d’accord avec vous, dit Miss Marple. Et… l’autre hypothèse, Mr. Reed ?

— Elle est assez fantastique, répondit Giles d’une voix lente. Un peu effrayante aussi, parce qu’elle implique une sorte de… malveillance, si je puis dire.

— Oui, intervint Gwenda, malveillance est le mot qui convient. Il y aurait même, je crois, quelque chose de… dément.

La jeune femme réprima un frisson.

— C’est très possible, reconnut Miss Marple. Il se passe autour de nous bien des choses étranges, beaucoup plus que les gens ne se l’imaginent. Je l’ai souvent constaté.

Le visage de la vieille demoiselle était à nouveau soucieux.

— Voyez-vous, reprit Giles, on ne peut trouver aucune explication normale. Je vais maintenant vous exposer ma seconde hypothèse – assez bizarre, je dois le reconnaître –, selon laquelle Kelvin Halliday n’a pas tué sa femme, mais croyait sincèrement l’avoir fait. C’est visiblement ce que pense le Dr Penrose, qui paraît être un brave type. Sa première impression a sans doute été, au début, qu’Halliday avait commis le crime et désirait, pour cette raison, se livrer à la police. Ensuite, il a dû se ranger à l’avis de Kennedy et admettre que Kelvin souffrait d’un complexe de fixation – si toutefois c’est là l’expression exacte dans le jargon des médecins. Mais cette solution ne lui plaisait tout de même pas entièrement. Il avait l’expérience de ce genre de malades. Or, Halliday paraissait différent. À mesure qu’il le connaissait mieux, il était de plus en plus persuadé que ce n’était pas le type d’homme capable d’étrangler une femme. Même sous l’emprise de la colère. Il acceptait donc la théorie de la fixation, mais avec méfiance et quelque hésitation. Cela signifie, à mon avis, qu’une seule théorie s’adapte à ce cas : Halliday a été contraint par quelqu’un d’autre à penser qu’il avait tué sa femme. En d’autres termes, nous sommes parvenus jusqu’à X. En examinant les faits avec soin, je dirai que cette hypothèse est au moins possible. Selon ses propres déclarations, en arrivant chez lui ce soir-là, Halliday est entré dans la salle à manger pour boire un verre, ainsi qu’il le faisait toujours ; puis il est passé dans le salon contigu, a vu le billet sur le bureau et a éprouvé un malaise…

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