LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Miss Marple prit la parole.

— Qu’est-ce que pensait Lily ? Que croyait-elle ?

L’ancienne cuisinière de Mrs. Halliday reprit sur un ton d’excuse.

— Lily se mettait souvent des idées dans la tête, mais je n’y ai jamais beaucoup prêté attention. Elle était toujours fourrée au cinéma, et c’était là qu’elle prenait toutes ces sottises mélodramatiques qu’elle débitait parfois. Le soir du départ de Mrs. Halliday, elle était encore allée au cinéma et avait entraîné Léonie avec elle, ce qui était d’ailleurs très mal de sa part. Je ne me suis pas gênée pour le lui dire. Elle m’a répondu : « Ça n’a pas d’importance : je ne laisse pas la gamine toute seule dans la maison, puisque tu es en bas dans la cuisine. Et puis, les patrons ne vont pas tarder à rentrer. D’ailleurs, la petite ne se réveille jamais, une fois endormie. » Ce qui, je le lui fis remarquer, était absolument faux. Mais je n’ai su que plus tard que Léonie était sortie également. Si je l’avais su, je serais monté pour m’assurer que… vous n’aviez besoin de rien, Miss Gwenda. Parce que, depuis la cuisine, il était impossible de rien entendre quand la porte matelassée du hall était fermée.

Edith Pagett reprit son souffle avant de poursuivre :

— J’étais occupée à faire un peu de repassage, et la soirée s’écoula rapidement. Mais, brusquement, le Dr Kennedy fit irruption dans la cuisine et me demanda où était Lily. Je lui répondis qu’elle était sortie, mais qu’elle allait certainement rentrer d’une minute à l’autre. Je ne me trompais pas. Dès qu’elle fit son apparition, il l’emmena dans la chambre de Madame. Il voulait savoir si elle avait emporté des vêtements. Lily inspecta la garde-robe et lui dit approximativement ce qui manquait. Ensuite, elle redescendit à la cuisine, complètement bouleversée. « Elle a filé, me dit-elle. Partie avec quelqu’un. Le patron a eu un choc terrible : une attaque ou quelque chose comme ça. Quel idiot ! Il aurait bien dû le voir venir. » — « Tu ne devrais pas parler ainsi, lui dis-je. Comment sais-tu qu’elle est partie avec quelqu’un ? Elle a peut-être reçu un télégramme l’appelant auprès d’un parent malade. » — « Un parent malade, mon œil ! » (C’était la façon de parler de Lily.) « D’ailleurs, elle a laissé un billet ! » — « Et avec qui serait-elle partie, selon toi ? » — « Sûrement pas avec l’austère Mr. Fane, bien qu’il lui fasse les yeux doux et tourne autour de ses jupes comme un caniche. » — « Tu penses donc, lui dis-je, qu’il s’agit du capitaine ? » — « J’en mettrais la main au feu, me répondit-elle. À moins que ce ne soit avec notre mystérieux inconnu dans sa bagnole tape-à-l’œil. » (C’était là une plaisanterie stupide que nous faisions parfois.) Je protestai : « Je n’en crois rien ! Je ne peux pas admettre ça de la part de Mrs. Halliday. Jamais elle n’aurait fait une chose pareille. » — « Eh bien, soupira Lily, il semble pourtant qu’elle l’ait faite. »

Edith marqua encore un temps d’arrêt avant de continuer son récit.

— Cela, comprenez-vous, c’était sur le moment. Un peu plus tard, je dormais lorsque Lily me secoua brutalement. « Écoute, me dit-elle, tout cela ne cadre pas. » — « Qu’est-ce qui ne cadre pas ? demandai-je. » — « Les vêtements. » — « Que veux-tu dire ? » — « Écoute, répéta-t-elle, le docteur m’a demandé d’examiner la garde-robe, et je l’ai fait. Il manque une valise, un sac de voyage et assez de vêtements pour les remplir tous les deux, d’accord. Seulement, ce ne sont pas les bons. » — « Je ne comprends pas, dis-je. » — « Elle a emporté sa robe du soir gris et argent, reprit Lily, mais elle n’a pas pris la ceinture qui va avec et pas davantage le soutien-gorge et le jupon indispensables avec cette robe. De plus, elle a emporté ses chaussures de soirée en brocart d’or, au lieu de celles en lamé d’argent. Elle a aussi pris son tailleur de tweed vert qu’elle n’utilise jamais avant l’automne et ses corsages de dentelle qui ne peuvent se porter qu’avec un tailleur habillé. Par contre, elle a laissé son joli pull-over fantaisie auquel elle tenait tant. Quant à ses sous-vêtements, tous dépareillés ; choisis au hasard, quoi. Retiens bien ce que je te dis : elle n’est pas partie du tout. C’est son mari qui lui a fait son affaire. »

Edith Pagett jeta un coup d’œil angoissé en direction de Gwenda, avant de poursuivre d’une voix mal assurée.

— Naturellement, j’étais maintenant tout à fait réveillée. Je me dressai sur mon lit et lui demandai ce qu’elle voulait dire. « Exactement comme dans le News of the World de la semaine dernière, me répondit-elle. Le patron a découvert le pot aux roses, il l’a tuée et enterrée dans la cave. Tu n’as rien pu entendre parce que la cave se trouve juste au-dessous du hall, mais je te garantis que les choses se sont passées comme ça. Ensuite, il a entassé des vêtements dans une valise et un sac de voyage pour faire croire qu’elle avait levé le pied. Mais c’est dans la cave qu’elle est, et pas ailleurs, tu peux me croire. Elle n’a pas quitté la maison. » Je rabrouai vertement Lily et lui dis ce que je pensais de toutes ses inventions. Pourtant, je dois avouer que, le lendemain matin, je descendis à la cave. Naturellement, tout y était comme à l’ordinaire, rien n’avait été déplacé, et le sol n’avait été creusé en aucun endroit. Je remontai pour déclarer à Lily qu’elle se rendait ridicule à inventer de telles sornettes. Mais elle ne voulut pas en démordre : le major Halliday avait assassiné sa femme. « Rappelle-toi, me dit-elle encore, qu’elle avait peur de lui. Je le lui ai entendu dire. » Là, je l’arrêtai tout net. « Tu te trompes, ma petite, parce que ce n’était pas à son mari qu’elle parlait. Ce jour-là, tu venais juste de me raconter cette histoire, lorsque, jetant un coup d’œil par la fenêtre, j’ai vu le major Halliday qui descendait la colline avec ses clubs de golf. Ce n’était donc pas lui qui était entré dans le salon avec Madame. C’était quelqu’un d’autre. »

Ces derniers mots semblèrent se répercuter dans la pièce, tandis que Giles répétait à mi-voix :

— C’était quelqu’un d’autre.

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