LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— J’ignore si Walter Fane était personnellement concerné. Afflick avait été remercié par la firme, c’est tout.

— Et il s’est posé en victime, n’est-il pas vrai ?

Kennedy acquiesça d’un signe.

— Je comprends, reprit Giles. Eh bien, si vous voulez nous excuser, il nous faut maintenant prendre congé. À jeudi, docteur.

2

La maison était de construction récente, avec d’immenses baies. Giles et Gwenda furent introduits dans un vaste hall, qu’ils traversèrent pour atteindre le bureau, une pièce dont la moitié semblait être occupée par une énorme table de travail rehaussée de chromes étincelants.

— Vraiment, murmura Gwenda, je ne sais pas trop ce que nous aurions fait sans Miss Marple. D’abord ses amis du Northumberland, et maintenant la femme du pasteur avec sa sortie annuelle du Club paroissial.

Giles lui fit signe de se taire, car la porte s’ouvrait. Jackie Afflick entra en coup de vent. C’était un homme d’âge moyen, corpulent et vêtu d’un costume à carreaux un peu trop voyant. Il avait les yeux noirs et perçants, le visage rubicond et jovial. Il répondait assez bien à l’idée que l’on se fait habituellement de l’homme d’affaires qui a réussi.

— Mr. Reed ? dit-il. Ravi de faire votre connaissance.

Giles présenta sa femme, qui sentit aussitôt sa main emprisonnée dans une étreinte un peu trop empressée.

— Et que puis-je pour vous, Mr. Reed ?

Afflick se laissa tomber dans son immense fauteuil et présenta à ses visiteurs un coffret à cigarettes en onyx. Giles attaqua aussitôt le sujet de la sortie annuelle du Club paroissial. De vieux amis à lui, expliqua-t-il, s’en occupaient, et ils souhaitaient organiser une excursion de deux jours à travers le Devon. Afflick fit un certain nombre de suggestions et indiqua les tarifs. Il avait néanmoins un air vaguement intrigué.

— Tout cela est parfaitement clair, dit-il enfin, et je vous enverrai un mot pour confirmer notre accord. Mais c’est là une affaire d’ordre strictement professionnel. J’avais cru comprendre, d’après les explications de ma secrétaire, que vous désiriez également un rendez-vous privé.

— Effectivement, il y avait deux sujets que nous souhaitions discuter avec vous. Nous venons d’en régler un. Le second est d’ordre purement privé. Ma femme, ici présente, désirerait vivement entrer en contact avec sa belle-mère, qu’elle n’a pas vue depuis de nombreuses années, et nous avions dans l’idée que vous pourriez peut-être nous aider.

— Ma foi, si vous voulez bien m’apprendre le nom de cette personne… J’imagine que je la connais ?

— En tout cas, vous l’avez connue à une certaine époque. Elle s’appelait Hélène Halliday ; et avant son mariage, Hélène Kennedy.

Afflick battit des paupières et renversa un peu son fauteuil en arrière, sans rien perdre de son calme.

— Hélène Halliday… Je ne me rappelle pas… Hélène Kennedy…

— Elle habitait Dillmouth, précisa Giles.

Le fauteuil d’Afflick reprit lentement sa position normale.

— J’y suis. Mais bien sûr, la petite Hélène Kennedy !

Son visage rayonnait de plaisir.

— Je me la rappelle, maintenant. Mais il y a si longtemps ! Quelque chose comme vingt ans.

— Dix-huit.

— Vraiment ? Le temps passe, comme on dit. Mais je crains que vous ne soyez déçue, Mrs. Reed, car je n’ai pas revu Hélène depuis cette époque. Je n’ai même pas entendu parler d’elle.

— Mon Dieu ! murmura Gwenda. C’est, en effet, très décevant. Nous espérions tellement que vous pourriez nous aider.

Les yeux de Jackie Afflick allèrent de l’un à l’autre de ses visiteurs.

— Que lui est-il arrivé ? Des ennuis ?

— Elle a brusquement quitté Dillmouth… il y a dix-huit ans. Avec quelqu’un.

— Et vous avez pensé, dit Jackie Afflick d’un air vaguement amusé, qu’elle avait pu s’enfuir avec moi. Mais pourquoi ?

— Parce que, reprit hardiment Gwenda, nous avons entendu dire qu’à une certaine époque, elle et vous aviez été… très épris l’un et l’autre.

— Hélène et moi ? Oh, ce n’était en réalité qu’une petite amourette qu’aucun de nous deux n’a jamais prise au sérieux.

Et Afflick ajouta d’un ton plus sec :

— On ne nous y a d’ailleurs pas encouragés.

— Vous devez nous trouver terriblement indiscrets, n’est-ce pas ?

— Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas susceptible. Vous désirez retrouver une certaine personne et vous me croyez capable de vous aider… Eh bien, demandez-moi ce que vous voudrez. Je n’ai absolument rien à cacher.

Il considéra un instant Gwenda d’un air pensif.

— Vous êtes la fille de Halliday ?

— Oui. Avez-vous connu mon père ?

Afflick esquissa un signe de dénégation.

— Un jour que j’étais de passage à Dillmouth, j’ai rendu visite à Hélène dont j’avais appris le retour et le mariage. Elle s’est montrée courtoise, mais ne m’a même pas retenu à dîner. Et je n’ai pas vu votre père.

Gwenda crut déceler un rien de rancœur dans la voix de Jackie Afflick avouant qu’Hélène ne l’avait « même pas retenu à dîner ».

— Avez-vous eu l’impression qu’elle était… heureuse ?

Afflick haussa les épaules.

— Assez heureuse, apparemment. Certes, il y a de cela près de vingt ans. Mais si elle m’avait paru malheureuse, j’aurais certainement retenu le fait.

Et il ajouta avec une curiosité qui semblait assez naturelle :

— Vous voulez dire que vous n’avez jamais eu de ses nouvelles depuis qu’elle a quitté Dillmouth il y a dix-huit ans ?

— Nous n’avons rien su.

— Elle n’a même pas écrit ?

— Il est bien arrivé deux lettres, intervint Giles, mais nous avons des raisons de croire qu’elles n’ont pas été écrites par elle.

— Pas écrites par elle ? répéta Afflick d’un ton légèrement amusé. Ça ressemble à un film policier.

— C’est un peu l’impression que nous avons eue, en effet.

— Et son frère le toubib, est-ce qu’il ne sait pas où elle se trouve ?

— Non.

— Hum ! Vous êtes donc en face d’une véritable énigme. Pourquoi ne pas faire passer une annonce dans les journaux ?

— Nous l’avons fait. Sans résultat.

— Il semblerait donc qu’elle soit morte sans que vous en ayez été avisés.

Gwenda frissonna.

— Avez-vous froid ? demanda Afflick.

— Non. Je songeais à Hélène… morte. Et cette pensée m’effraie.

— J’éprouve le même sentiment. Hélène était tellement belle ! Remarquablement belle.

— Je n’ai d’elle qu’un très vague souvenir. Mais vous qui l’avez bien connue, dites-moi comment elle était. Ce que les gens pensaient d’elle. Ce que vous en pensiez vous-même.

Afflick considéra la jeune femme en silence pendant un moment.

— Je vais être honnête envers vous, Mrs. Reed. Croyez-moi si vous pouvez, mais je plaignais cette pauvre gosse.

Gwenda le regarda d’un air étonné.

— Vous la… plaigniez ?

— C’est bien ce que j’ai dit. Voyez-vous, elle sortait à peine du lycée et elle avait envie de s’amuser un peu, comme n’importe quelle autre jeune fille. Seulement, il y avait son frère – beaucoup plus âgé qu’elle, rigide et compassé –, avec des idées bien arrêtées sur ce qu’une jeune fille peut faire et sur ce qu’elle ne peut pas se permettre. De sorte que la gamine ne pouvait se procurer la moindre distraction, le moindre amusement. Malgré cela, je suis parvenu à la sortir un peu, à lui donner un aperçu de la vie. Cependant, je n’étais pas véritablement amoureux d’elle, et elle n’était pas non plus éprise de moi. Elle prenait simplement plaisir à jouer à la petite émancipée. Bien entendu, on ne tarda pas à découvrir que nous nous rencontrions, et Kennedy mit aussitôt un terme à ces sorties. Je ne le juge pas. Mais ce qui est sûr, c’est que la gamine fut plus frappée que moi. Nous n’étions pourtant aucunement fiancés. Certes, j’avais l’intention de me marier un jour ou l’autre, mais pas tout de suite. Et j’avoue que je souhaitais trouver une femme qui pût m’aider à faire mon chemin. Or, Hélène n’avait pas d’argent, et elle n’aurait pas constitué pour moi un parti très intéressant. Nous flirtions un peu, mais nous n’étions au fond que de bons amis.

— Vous avez dû, cependant, être passablement vexé lorsque le docteur…

Gwenda hésita à continuer.

— Je veux bien l’admettre, dit Jackie Afflick, car il n’est jamais agréable de s’entendre traiter de bon à rien. Mais, dans la vie, il ne faut pas avoir l’épiderme trop sensible.

— Ensuite, dit Giles, vous avez perdu votre emploi, n’est-il pas vrai ?

Le visage d’Afflick se rembrunit.

— On m’a flanqué à la porte de chez Fane et Watchmann, c’est vrai. Et je crois bien savoir d’où venait le coup.

— Vraiment ? reprit Giles d’un ton interrogateur.

Afflick secoua doucement la tête.

— J’ai une idée sur la question, mais je ne cite personne, notez bien. Seulement, j’ai été accusé à tort, et je n’ai guère de doute sur l’identité du responsable.

Ses joues s’empourprèrent.

— Sale besogne, continua-t-il, que d’épier un homme et lui tendre des pièges, de le calomnier… Oh, j’ai eu des ennemis, certes. Mais je ne me suis jamais laissé abattre. Et je n’oublie pas !

Il s’interrompit et changea à nouveau d’attitude, retrouvant d’un coup sa jovialité.

— Vous le voyez, je crains fort de ne vous être d’aucun secours. Hélène et moi sommes un peu sortis ensemble, mais les choses ne sont pas allées plus loin entre nous.

Gwenda le dévisagea pendant un instant en silence. L’histoire paraissait assez claire, mais était-elle véridique ? Quelque chose sonnait faux ; quelque chose qui revint soudain à l’esprit de la jeune femme.

— Tout de même, dit-elle, vous lui avez rendu visite, plus tard, quand vous êtes revenu à Dillmouth.

Afflick se mit à rire.

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