LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

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Giles attendait sa femme sur le bord de mer.

— Eh bien ? demanda-t-il sans préambule.

— À l’époque qui nous intéresse, il était rentré des Indes et se trouvait à Dillmouth. Il m’a même portée sur son dos, m’a-t-il dit ! Mais il n’a pu assassiner personne : ce n’est vraiment pas possible. Il est bien trop calme et doux pour cela. Réellement très gentil. Mais c’est le genre d’homme que l’on ne remarque pas. Il est de ces gens qui viennent aux réunions mondaines, mais dont on ne sait jamais à quel moment ils sont partis. Je suppose que c’est un homme foncièrement honnête, dévoué à sa mère et pourvu d’un tas de qualités. Mais si l’on se place au point de vue d’une femme, il est horriblement terne. Je comprends qu’il n’ait pu faire grande impression sur Hélène. Tu sais, c’est un de ces hommes sur qui on doit pouvoir compter dans le mariage, mais… dont on n’a vraiment pas envie.

— Pauvre diable ! Et j’imagine qu’il devait être fou d’elle.

— Oh, je ne sais pas… En fait, je ne le crois même pas. De toute façon, je suis certaine que ce n’est pas lui notre assassin. Ce n’est pas du tout ainsi que je vois un meurtrier.

— Seulement, tu ne sais pas grand-chose des assassins, ma chérie.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, je songeais à la tranquille Lizzie Borden, dont seuls les jurés ont prétendu qu’elle n’était pas coupable. Et à Wallace, cet homme paisible déclaré coupable et acquitté en appel. Et à Armstrong, dont tout le monde disait que c’était le garçon le plus gentil de la terre. Vois-tu, je ne crois pas que les assassins puissent se classer dans une catégorie bien déterminée.

— Je ne puis vraiment pas m’imaginer Walter Fane…

Gwenda s’interrompit brusquement.

— Qu’y a-t-il ? demanda Giles.

— Rien.

La jeune femme revoyait Walter Fane en train d’essuyer les verres de ses lunettes ; et elle se rappelait le regard étrange de ses yeux myopes quand elle avait parlé de la villa Sainte-Catherine.

— Peut-être, dit-elle avec l’ombre d’une hésitation, peut-être était-il toqué d’elle, après tout.

CHAPITRE XIV

Edith Pagett

Le salon de Mrs. Mountford était assez confortable et accueillant. On y trouvait au centre une petite table ronde couverte d’une nappe immaculée, des fauteuils à l’ancienne mode près de la cheminée et, contre le mur, un canapé à l’air un peu sévère. Il y avait sur la cheminée deux chiens en porcelaine et d’autres bibelots. Un peu plus loin, dans un cadre, une vieille photo représentant les princesses Elizabeth et Margaret Rose. Sur le mur opposé, leur père le roi George VI en uniforme d’amiral de la Royal Navy. Une autre photo montrait Mrs. Mountford au milieu d’un groupe de pâtissiers et de confiseurs. Un tableau fait de coquillages ornait un autre endroit et voisinait avec une aquarelle représentant Capri et sur laquelle s’étalait une mer invraisemblablement bleue. Il y avait encore beaucoup d’autres objets. Aucun d’eux ne prétendait à la beauté ou à l’élégance, et cependant, tout cela contribuait à faire de ce modeste salon une pièce gaie et agréable où les visiteurs prenaient plaisir à s’asseoir.

Mrs. Mountford, née Pagett, était une femme trapue et rondelette, avec des cheveux noirs striés de gris. Sa sœur, au contraire, était grande et mince, sans un seul fil d’argent dans sa chevelure, bien qu’elle eût certainement atteint la cinquantaine.

— Songez donc ! disait Edith Pagett à ce moment-là. La petite Miss Gwennie. Veuillez m’excuser, madame, de vous donner encore ce nom, mais c’est tellement renversant de vous voir ici, après tant d’années. Je vous revois encore telle que vous étiez alors quand vous veniez dans ma cuisine, si fraîche et si jolie. « Winnies ! » disiez-vous. Dans votre langage, cela désignait les raisins secs, et je me suis toujours demandée où vous aviez bien pu dénicher ce mot. Mais c’était bien des raisins que vous vouliez. Et je vous donnais des raisins de Smyrne, à cause des pépins.

Gwenda regardait la femme assise en face d’elle, avec ses yeux noirs et ses joues rouges ; mais aucun souvenir ne lui revenait. La mémoire est chose bien étrange.

— Je voudrais pouvoir me rappeler, murmura-t-elle.

— Il est peu probable que vous le puissiez, madame. Vous n’étiez qu’une toute petite fille. De nos jours, on dirait que personne ne veut plus servir dans une maison où il y a des enfants. Je ne peux pas comprendre ça. À mon sens, ce sont les enfants qui mettent de la vie dans une maison. Bien sûr, leurs repas compliquent parfois un peu le service ; mais, dans ce cas, c’est souvent la faute de la nurse et non celle de l’enfant. Les nurses sont toujours assez exigeantes – des plateaux et tout un tas de chichis, si vous voyez ce que je veux dire. Vous souvenez-vous de Léonie, Miss Gwennie ? Oh ! Veuillez m’excuser encore : je devrais dire Mrs. Reed.

— Léonie ? C’était ma nurse ?

— Oui. Elle venait de Suisse et ne parlait pas très bien l’anglais. Elle était aussi très sensible et se mettait à pleurer si Lily lui disait quelque chose qui la chagrinait. Lily Abbott était notre femme de chambre, à l’époque. Une fille légèrement effrontée et passablement écervelée. Elle jouait beaucoup avec vous… Vous vous amusiez à vous cacher dans l’escalier…

Gwenda frissonna involontairement.

L’escalier.

Puis, soudain :

— Je me souviens d’elle ! C’est elle qui avait mis un ruban au cou du chat, n’est-ce pas ?

— Comme c’est curieux que vous vous rappeliez ce détail ! Oui, c’était votre anniversaire, et Lily avait décidé que Thomas devait avoir un nœud autour du cou. Elle a donc pris un ruban qui se trouvait autour d’une boîte de chocolats et lui a mis une faveur. Ce pauvre Thomas était furieux. Il est parti comme un fou dans le jardin et s’est frotté aux buissons jusqu’à se débarrasser de cet ornement qui lui déplaisait. Les chats n’aiment pas beaucoup, en général, qu’on leur joue des tours.

— C’était un chat noir et blanc, n’est-ce pas ?

— Mais oui. Brave vieux Tommy. Il était merveilleux pour la chasse aux souris.

Edith Pagett s’interrompit un instant et toussota.

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