LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Miss Marple esquissa un signe d’approbation.

— Sans doute pas un simple vertige, continua Giles, mais plus probablement un malaise beaucoup plus sérieux dû à l’effet d’une drogue versée dans sa bouteille de whisky. La suite est assez claire, n’est-ce pas ? X avait étranglé Hélène dans le hall, puis l’avait transportée au premier étage, étendue sur le lit et tout arrangé pour faire croire à un crime passionnel. Lorsque Kelvin retrouve sa lucidité, c’est là qu’il voit sa femme. Et le pauvre diable, qui a été tourmenté par la jalousie, est persuadé qu’il vient de commettre un crime dans un moment d’aberration. Que fait-il ensuite ? Il part à pied pour se rendre chez son beau-frère, qui habite à l’autre extrémité de la ville. Et cette absence permet à X de parfaire sa mise en scène. Il entasse quelques vêtements dans une valise et un sac de voyage qu’il emporte en même temps que le corps… Mais ce qu’il a pu faire du cadavre, j’avoue que ça me dépasse…

— Je suis surprise de vous entendre dire cela, Mr. Reed, intervint Miss Marple. À mon sens, ce problème ne présentait que peu de difficultés. Mais continuez, je vous prie.

— « Quels étaient les hommes dans sa vie ? » cita Giles. J’ai aperçu ce titre sur la première page d’un journal, alors que nous revenions de Londres, Gwenda et moi. Et je me suis mis à réfléchir parce que, dans le cas qui nous occupe, c’est le point crucial, n’est-il pas vrai ? S’il y a véritablement un certain X, comme nous le pensons, tout ce que nous pouvons supposer de lui, c’est qu’il devait être absolument fou de la jeune femme.

— C’est pourquoi il haïssait mon père et souhaitait le faire souffrir, dit Gwenda.

— Voilà donc où nous en sommes. Nous savons quel genre de fille était Hélène…

Giles s’interrompit, comme s’il répugnait à exprimer son opinion.

— Folle des hommes, compléta Gwenda.

Miss Marple leva vivement la tête mais ne dit rien.

— … et très belle. Mais nous ne possédons aucun indice concernant les autres hommes qu’il pouvait y avoir dans sa vie. En plus de son mari, il pouvait y en avoir… n’importe quel nombre.

Miss Marple hocha la tête.

— C’est peu probable. Je vous rappelle qu’elle était fort jeune. De plus, vous commettez une petite erreur, Mr. Reed, car nous savons quelque chose sur les hommes qu’elle a fréquentés. Il y a d’abord celui qu’elle devait épouser avant de rencontrer le major Halliday.

— Ah oui ! Le fils de l’avoué. Comment s’appelait-il donc ?

— Walter Fane.

— C’est juste. Mais vous ne pouvez pas le compter au nombre des suspects, car il se trouvait alors en Inde.

— En êtes-vous certain ? Rappelez-vous qu’il n’y est pas resté longtemps. Il en est revenu pour entrer dans l’étude de son père.

— Peut-être a-t-il suivi Hélène jusqu’ici ! s’écria Gwenda.

— C’est possible, mais nous n’en savons rien.

Giles considérait la vieille demoiselle avec une certaine curiosité.

— Comment avez-vous découvert tout ça ?

Miss Marple esquissa un sourire.

— J’ai un peu bavardé. Dans les magasins… en attendant le bus… Les vieilles dames passent pour être curieuses, et on peut, de cette manière, récolter pas mal de potins locaux.

— Walter Fane, murmura Giles d’un air pensif. Hélène l’avait repoussé, et il a pu en être terriblement ulcéré. S’est-il jamais marié ?

— Non, répondit Miss Marple. Il habite avec sa mère. Je suis invitée à prendre le thé chez eux à la fin de la semaine.

— Il y a aussi quelqu’un d’autre dont nous avons entendu parler, dit soudain Gwenda. Un homme, rappelez-vous, avec qui Hélène s’était plus ou moins compromise, à sa sortie du lycée. Un individu indésirable, pour reprendre l’expression du Dr Kennedy. Je me demande d’ailleurs pour quelle raison il était « indésirable ».

— Cela fait deux hommes, dit Giles. Et chacun d’eux a pu garder rancune à la jeune fille qui l’avait repoussé… Peut-être le premier souffrait-il de quelque déficience… mentale.

— Le Dr Kennedy pourrait nous renseigner sur ce point, fit remarquer Gwenda. Seulement, il sera un peu difficile de lui poser des questions sur ce sujet. Chercher à savoir ce qu’est devenue ma belle-mère – dont je me souviens pourtant à peine –, passe encore ; mais m’informer de ses affaires de cœur ou de ses liaisons antérieures, ça risque d’exiger quelques explications ; parce que cet intérêt peut paraître un peu excessif à propos d’une personne que l’on n’a pratiquement pas connue.

— Il y a probablement d’autres moyens de se renseigner, dit Miss Marple.

— De toute manière, nous sommes en possession de deux « possibilités », fit observer Giles.

— Et nous pouvons, me semble-t-il, en ajouter une troisième. Ce peut n’être qu’une pure hypothèse, mais sans doute justifiée par les événements.

Gwenda et son mari regardèrent la vieille demoiselle avec une légère surprise.

— Ce n’est qu’une simple déduction, reprit Miss Marple en rougissant un peu. Hélène Kennedy était partie pour l’Inde dans l’intention l’épouser le jeune Fane. Même si elle n’en était pas follement amoureuse, elle devait éprouver pour lui une certaine affection, puisqu’elle était prête à passer sa vie à ses côtés. Pourtant, dès qu’elle arrive là-bas, elle rompt son engagement et télégraphie à son frère de lui envoyer l’argent nécessaire pour rentrer en Angleterre. Pourquoi ?

— Elle avait changé d’idée, j’imagine, dit Giles.

Gwenda haussa les épaules.

— Naturellement, dit-elle. Nous le savons. Mais Miss Marple a voulu demander : pourquoi avait-elle changé d’idée ?

— Cela arrive parfois aux jeunes filles.

— Dans certaines circonstances, précisa Miss Marple.

— Évidemment, il a dû se passer quelque chose, reconnut Giles.

— Bien sûr ! dit vivement Gwenda. Un autre homme.

Les deux femmes se regardèrent avec l’assurance de personnes admises au sein d’une franc-maçonnerie dont les hommes étaient exclus.

— Sur le bateau qui l’emmenait aux Indes ! ajouta Gwenda. La rencontre fortuite, puis le clair de lune sur le pont… Seulement, ce devait être sérieux… Pas un simple flirt de voyage.

— Oui, je pense que c’était sérieux, murmura Miss Marple.

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