LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Je crois que l’on se souvient à cet âge beaucoup mieux qu’on ne peut le faire plus tard. C’est un peu comme les chiens qui sentent la mort et se mettent à hurler. Je crois que les enfants, eux aussi, sentent la mort.

— Sottises que tout ça…

Il fut brusquement interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée.

— Je me demande qui ça peut bien être.

Gwenda prit un air consterné.

— Mon Dieu ! J’avais complètement oublié. J’ai invité Miss Marple à venir prendre le thé aujourd’hui. Ne lui parlons de rien de tout ça.

2

Gwenda craignait que sa petite réception ne se passât pas exactement comme elle le désirait. Mais Miss Marple, fort heureusement, ne parut pas remarquer que son hôtesse parlait légèrement trop vite et que sa gaieté était un peu forcée. Elle était apparemment trop occupée à bavarder, disant combien elle appréciait son séjour à Dillmouth, parlant d’amis à elle qui avaient écrit à des connaissances de la région, de sorte qu’elle avait déjà reçu plusieurs invitations d’habitants de la localité.

— Voyez-vous, continua-t-elle, on se sent tellement moins étrangère, moins isolée, quand on parvient à connaître quelques-unes des personnes installées depuis des années. Par exemple, je dois aller prendre le thé chez Mrs. Fane, qui est la veuve d’un des associés de la plus importante étude d’hommes de loi des environs. C’est aujourd’hui son fils qui dirige l’affaire.

Et la vieille demoiselle continuait son bavardage. La propriétaire de la pension de famille était absolument charmante pour elle, et la cuisine véritablement excellente.

— Voyez-vous, elle est restée quelques années cuisinière chez ma vieille amie Mrs. Bantry. Bien qu’elle ne soit pas originaire de la région, sa tante a vécu ici pendant longtemps, et elle y venait passer les vacances avec son mari. C’est pourquoi elle est au courant de bien des histoires, de bien des commérages. À propos, êtes-vous satisfaits de votre jardinier ? J’ai entendu murmurer qu’on le considère un peu comme une sorte de fantaisiste qui parle plus qu’il ne travaille.

— Oui, répondit Giles, ce qui l’intéresse le plus, c’est effectivement de bavarder et d’ingurgiter de nombreuses tasses de thé. Cependant, quand nous sommes dans les parages, il travaille fort convenablement.

— Venez donc voir le jardin, proposa Gwenda.

Les deux jeunes gens firent visiter à Miss Marple non seulement le jardin, mais encore toute la maison. Gwenda avait un peu peur de recevoir des critiques de la part de la vieille demoiselle, mais ses craintes étaient vaines. Miss Marple ne parut rien trouver de bizarre ou d’anormal. Et, chose étrange, ce fut Gwenda qui agit soudain d’une manière imprévue, l’interrompant au beau milieu d’une anecdote pour s’adresser à son mari.

— Tant pis, je vais lui dire…

Miss Marple tourna la tête dans sa direction ; Giles ouvrit la bouche comme pour parler, haussa les épaules, hésita et, finalement :

— Ma foi, ça te regarde, dit-il.

Et la jeune femme débita toute l’histoire, sans oublier de mentionner leur visite au Dr Kennedy, puis celle qu’il leur avait rendue.

— C’est ce que vous vouliez dire, à Londres, n’est-ce pas ? demanda-t-elle ensuite d’une voix entrecoupée. Vous pensiez que mon père avait pu… être compromis dans cette affaire.

— Cette possibilité m’avait effectivement traversé l’esprit, avoua la vieille demoiselle d’une voix douce. Hélène pouvait fort bien être votre jeune belle-mère et, dans un cas comme celui-là, c’est souvent le mari qui se trouve compromis.

Miss Marple parlait maintenant d’une voix claire, sans la moindre émotion, comme quelqu’un qui expose un fait banal et parfaitement naturel.

— Je comprends, dit Gwenda pourquoi vous nous aviez conseillé de ne pas nous occuper de tout ça. Et je souhaiterais maintenant vous avoir écoutée. Hélas, nous ne pouvons plus abandonner. Il est impossible de revenir en arrière.

— Oui, répondit doucement Miss Marple, c’est impossible.

— Vous devriez à présent écouter Giles qui doit avoir, je crois, quelques observations à formuler.

— Je prétends seulement, dit le jeune homme, qu’il y a quelque chose qui ne cadre pas.

Lentement, avec clarté, il exposa les divers points qu’il avait déjà soulignés devant sa femme.

— Si seulement, dit-il en terminant, vous pouviez convaincre Gwenda que c’est la seule façon dont ont pu se dérouler les événements !

Les yeux perçants de Miss Marple se fixèrent un instant sur la jeune femme, puis revinrent à son mari.

— Votre hypothèse est parfaitement raisonnable, dit-elle. Cependant, il reste toujours, ainsi que vous l’avez fait remarquer vous-même, la possibilité de l’existence d’un… X.

— Un X ? répéta Gwenda.

— Oui. Le facteur inconnu. Quelqu’un, dirons-nous, qui reste en coulisse, mais dont l’existence semble être prouvée par certains faits.

— Nous allons nous rendre dans cette maison de santé du Norfolk, où mon père est mort, annonça Gwenda. Peut-être y découvrirons-nous quelque chose.

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