LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Non, elle se contentait d’en rire. Ensuite, l’est parti quelque part à l’étranger, mais l’est pas resté longtemps absent. C’est lui qui est à la tête de l’affaire, maintenant. Il s’est jamais marié. Bah ? je peux pas le blâmer. Parce que les femmes… ça cause des tas d’ennuis dans la vie d’un homme.

— Vous êtes marié ? demanda Gwenda.

— J’en ai enterré deux, répondit le vieux Manning sans se troubler. Et, vrai, je regrette pas. À présent, au moins, je peux fumer ma pipe tranquillement où je veux et aller boire un coup quand ça me chante.

Il se tut pour reprendre le râteau qu’il avait abandonné.

Giles et Gwenda se mirent à remonter l’allée en direction de la maison. Miss Marple se désintéressa soudain des mauvaises herbes pour suivre ses jeunes amis.

— Miss Marple, dit Gwenda d’un air soucieux, vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Qu’y a-t-il ?

— Ce n’est rien, ma chère enfant…

La vieille demoiselle marqua un temps d’arrêt avant de reprendre avec une étrange insistance dans la voix :

— Cette histoire de filet de tennis ne me plaît pas. Le mettre ainsi en pièces…

Giles la considéra d’un air intrigué.

— Je ne comprends pas.

— Non ? Cela me semble pourtant terriblement clair. Mais peut-être vaut-il mieux que vous ne compreniez pas. D’ailleurs, je puis me tromper. Voyons, racontez-moi ce que vous avez fait au Northumberland.

Les deux jeunes gens lui fournirent un compte rendu de leurs activités. Miss Marple écouta attentivement sans les interrompre.

— C’est vraiment triste, dit Gwenda en terminant. Tragique, même.

— Oui, vraiment triste, répéta la vieille demoiselle.

— Comme il a dû souffrir, ce pauvre homme !

— Lui ? Oh, oui, bien sûr.

— Mais…

— C’est à elle que je pensais. À sa femme. Elle l’aimait sans doute profondément, et il n’a dû l’épouser que parce que c’était un bon parti ou simplement parce qu’il la plaignait. Ou encore pour quelque autre de ces bonnes raisons – en réalité affreusement injustes – qu’ont souvent les hommes.

Je connais cent manières d’aimer,

Et chacune d’elles fait du mal à l’aimée

cita Giles à mi-voix.

Miss Marple se tourna vers lui.

— Oui, c’est vrai. La jalousie, voyez-vous, n’est pas habituellement une affaire de raison. C’est beaucoup plus profond, plus intime que cela. Elle est basée sur la sensation que l’amour qu’on éprouve n’est pas partagé. Et alors, on attend, on observe, on surveille, on épie le moment où l’être aimé se tournera vers quelqu’un d’autre. Ce qui, bien entendu, arrive inévitablement. Ainsi, votre Mrs. Erskine a, par ses soupçons et sa surveillance, transformé la vie de son mari en un véritable enfer ; et lui, sans pouvoir s’en empêcher, a agi de même envers elle. Mais je crois qu’elle a souffert plus que lui. Et pourtant, j’imagine qu’il lui était réellement attaché.

— C’est impossible.

— Vous êtes très jeune, ma chère Gwenda. Voyez-vous, il n’a jamais quitté sa femme ; et cela veut dire quelque chose, je vous assure.

— Il ne l’a pas quittée par devoir, à cause des enfants.

— À cause des enfants ? répéta Miss Marple. Oui, peut-être avez-vous raison sur ce point. Car je dois avouer que les hommes ne me semblent pas se soucier beaucoup de leur devoir lorsqu’il s’agit uniquement de leur femme.

Giles se mit à rire.

— Quelle extraordinaire cynique vous faites, Miss Marple.

— Mon Dieu, Mr. Reed, j’espère bien que non. Il faut toujours garder un peu d’espoir en ce qui concerne la nature humaine.

— Je continue à penser, reprit Gwenda d’un air rêveur, que Mr. Fane n’a été pour rien dans cette affaire, et je suis également sûre du major Erskine. En fait, je sais qu’il ne pouvait pas être coupable.

— Nos impressions et nos sentiments ne sont pas toujours des guides très dignes de confiance, répondit doucement Miss Marple. Certains actes sont parfois commis par les personnes que l’on aurait le moins soupçonnées. Je me rappelle l’émoi des habitants de notre petit village lorsqu’on s’aperçut que le trésorier du Christmas Club avait misé sur un cheval tous les fonds dont il était responsable. Pourtant, il désapprouvait ouvertement les courses de chevaux, aussi bien que toute autre sorte de pari ou de jeu, car son père, autrefois employé au P.M.U. s’était mal conduit envers sa mère. Il était donc, intellectuellement parlant, absolument sincère. Malgré cela, passant un jour par hasard devant un champ de courses où des chevaux étaient à l’entraînement, il changea soudain d’avis. L’atavisme, sans doute.

— Les antécédents de Walter Fane et de Richard Erskine paraissent au-dessus de tout soupçon, fit observer Giles avec une petite moue amusée. Mais, évidemment, le meurtre peut être considéré comme un crime d’amateur.

— Le point important, dit Miss Marple, c’est le fait que ces deux hommes se trouvaient tous les deux dans les parages. Fane était incontestablement à Dillmouth. Erskine, de son propre aveu, était en compagnie d’Hélène Halliday très peu de temps avant la disparition de la jeune femme. Or, après lui avoir fait ses adieux devant chez elle, il n’a pas regagné son hôtel immédiatement.

— Mais il a été d’une franchise absolue sur ce point ! s’écria Gwenda.

Miss Marple se tourna vers elle d’un air grave.

— J’ai voulu simplement attirer votre attention sur l’importance qu’il y avait à être sur place.

Ses yeux perçants allèrent de l’un à l’autre de ses interlocuteurs.

— Je ne pense pas, continua-t-elle, que vous ayez beaucoup de mal à trouver l’adresse de Jackie Afflick. Étant donné qu’il est propriétaire des Daffodil Coaches, ce doit être relativement facile.

— Je vais m’en occuper, dit Giles. Elle doit être sur l’annuaire. Croyez-vous que nous devions aller le voir ?

Miss Marple garda le silence pendant un instant avant de répondre.

— Si vous le faites, il vous faut être très prudents. Rappelez-vous ce qu’a dit le vieux jardinier : Afflick est un malin. Je vous en prie, soyez prudents.

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