LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Oui.

— Je n’ai pas reçu un seul mot. Mais son frère le docteur, qui habite Dillmouth, doit sûrement savoir quelque chose. Ou bien est-il mort ?

— Il est toujours en vie, mais il ne sait rien. Voyez-vous, tout le monde a pensé qu’elle s’était enfuie… avec quelqu’un.

Erskine tourna vivement la tête vers la jeune femme. Un profond chagrin se lisait dans ses yeux.

— On a pensé qu’elle s’était enfuie avec moi ?

— C’était une possibilité.

— Oh ! Je ne crois pas qu’une telle possibilité ait jamais existé. Mais peut-être avons-nous été assez fous pour laisser passer, sans la saisir, notre chance de bonheur.

Gwenda se taisait. À nouveau, Erskine se tourna vers elle.

— Sans doute ferais-je mieux de tout vous dire, car je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur le compte d’Hélène et que vous la jugiez mal. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois sur le bateau qui nous amenait tous les deux aux Indes. Un de mes enfants venait d’être malade, et ma femme était restée en Angleterre. Elle devait me rejoindre un peu plus tard. Hélène partait dans l’intention d’épouser un homme qui était dans les Eaux et Forêts… ou quelque chose comme ça. Elle ne l’aimait pas, mais c’était un vieil ami, doux et gentil, et elle souhaitait s’éloigner de chez elle, où elle n’était pas heureuse. Nous nous éprîmes l’un de l’autre…

Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit d’une voix lente :

— Mais ce n’était pas – je tiens à le préciser – l’aventure banale que l’on rencontre parfois sur un bateau. C’était sérieux. Nous étions tous deux… comment dire ?… profondément épris et bouleversés par notre amour. Hélas, il n’y avait pas de solution, car il m’était impossible d’abandonner Janet et les enfants. Hélène le comprit aussi bien que moi. S’il n’y avait eu que ma femme, les choses auraient pu être différentes ; mais il y avait les enfants. C’était sans espoir. Nous tombâmes d’accord pour nous dire adieu et essayer d’oublier.

Il se mit à rire. Un rire sans gaieté et qui sonnait affreusement faux.

— Oublier ! Non, je n’ai jamais oublié. Pas un seul instant. Ma vie n’a été qu’un enfer… Il m’était impossible de ne pas penser à Hélène… Elle n’a d’ailleurs pas épousé le garçon qu’elle allait rejoindre. Au dernier moment, elle n’a pu s’y résoudre. Elle est repartie pour l’Angleterre, et c’est durant ce voyage de retour qu’elle a rencontré quelqu’un d’autre : votre père, j’imagine. Deux mois plus tard, elle m’a écrit pour me dire ce qu’elle avait fait. Le major Halliday avait été très affecté par la perte de sa femme, disait-elle, et puis il y avait une enfant, une fillette de deux ou trois ans. Hélène pensait pouvoir rendre son mari heureux, et elle ferait de son mieux pour cela. Sa lettre venait de Dillmouth. Environ huit mois plus tard, mon père mourut, et je vins me fixer en Angleterre après avoir donné ma démission de l’Armée. Nous souhaitions prendre quelques semaines de vacances avant de nous installer ici, et ma femme suggéra Dillmouth, qu’une de ses amies lui avait décrit comme un endroit coquet et tranquille. Elle ignorait tout d’Hélène, bien entendu. Et vous pouvez aisément imaginer la tentation que fut la mienne ! Revoir Hélène… Voir à quoi ressemblait l’homme qu’elle avait épousé…

Un autre bref silence, et Erskine continua :

— Nous descendîmes au Royal Clarence. Ce séjour fut une erreur, car revoir Hélène c’était souffrir le martyre… Elle paraissait assez heureuse, dans l’ensemble… je ne sais pas. En tout cas, elle évitait de se trouver seule avec moi. J’ignore si elle m’aimait encore ou non. Peut-être s’était-elle résignée… Mais je crois que Janet se doutait de quelque chose. C’est une femme extrêmement jalouse. Elle l’a toujours été. Une jalousie véritablement maladive…

Le major Erskine poussa un long soupir.

— Et voilà. C’est tout… Nous quittâmes Dillmouth…

— Le 17 août, précisa Gwenda.

— C’était à cette date ? C’est possible. Je ne me rappelle pas exactement.

— Un samedi.

— Oui, vous avez raison. Je me souviens que ma femme me fit observer que les routes seraient encombrées, le lendemain matin… Mais je ne crois pas que c’était…

— Essayez, je vous prie, de vous rappeler à quel moment vous avez vu Hélène pour la dernière fois.

Erskine ébaucha un sourire doux et infiniment las.

— Je n’ai pas besoin de réfléchir, car cette dernière vision d’Hélène est gravée à jamais au fond de ma mémoire. C’était la veille de notre départ. Sur la plage. J’y étais descendu faire une promenade après le dîner, et je l’y ai rencontrée. Il n’y avait personne d’autre dans les environs, et je l’ai raccompagnée jusque chez elle. Nous avons traversé le jardin…

— Quelle heure était-il ?

— Je ne sais pas exactement. Environ neuf heures, je suppose.

— Et vous vous êtes dit adieu ?

— Et nous nous sommes dit adieu.

Encore un petit rire désenchanté.

— Oh ! Pas le genre d’adieu auquel vous pourriez penser. Ça été brusque et très bref. Hélène m’a dit simplement : « Allez-vous-en, maintenant, je vous en prie. Allez-vous-en vite, j’aime mieux… » Elle s’interrompit brusquement, et… je m’en allai.

— À l’hôtel ?

— Oui. Mais je marchais d’abord longtemps à travers la campagne, sans but précis…

— Il est difficile d’être affirmatif, après tant d’années, mais je crois bien que c’est ce même soir qu’Hélène est partie pour ne jamais revenir.

— Je comprends. Et comme j’ai quitté Dillmouth le lendemain, les gens se sont imaginé qu’elle s’était enfuie avec moi. Charmante mentalité, en vérité.

— Et, naturellement, ce n’est pas avec vous qu’elle s’est enfuie ?

— Grand Dieu, non ! Il n’a jamais été question d’une chose semblable.

— Dans ces conditions, pour quelle raison pensez-vous qu’elle soit partie ?

Erskine fronça les sourcils.

— C’est évidemment la question qu’on peut se poser. N’a-t-elle laissé… heu… aucune explication ?

Gwenda réfléchit avant d’énoncer ce qu’elle croyait, au fond d’elle-même, être la vérité.

— Je ne pense pas qu’elle ait laissé de mot. Croyez-vous qu’elle soit partie avec quelqu’un d’autre ?

— Non, bien sûr que non.

— Vous en paraissez absolument certain.

— Je le suis. Absolument.

— Alors, encore une fois, pourquoi s’est-elle enfuie ?

— Si elle est partie aussi brusquement… je ne puis imaginer qu’une seule raison : c’était moi qu’elle fuyait.

— Vous ! Comment cela ?

— Peut-être craignait-elle que j’essaie de la revoir, que je l’importune. Elle a dû comprendre que j’étais encore… fou d’elle… Oui, ce ne peut être que ça.

— Tout de même, cela n’explique pas qu’elle ne soit jamais revenue. Dites-moi, vous a-t-elle jamais parlé de mon père ? Vous aurait-elle dit, par hasard, qu’elle se faisait du souci à son sujet ou… qu’elle en avait peur ? Ou autre chose…

— Peur de lui ! Mais pourquoi ? Oh ! je comprends : vous pensez qu’il pouvait être jaloux… Était-il de tempérament jaloux ?

— Je l’ignore. Je n’étais encore qu’une enfant quand il est mort.

— Oui, c’est vrai. En ce qui me concerne, je l’ai toujours trouvé normal et même agréable. D’autre part, il était visiblement très attaché à Hélène et très fier d’elle… Non, en réalité, c’est moi qui étais jaloux de lui.

— Vous m’avez dit tout à l’heure qu’ils paraissaient plutôt heureux ensemble, n’est-il pas vrai ?

— Oui. Et je m’en réjouissais pour Hélène. Mais, en même temps, cela me faisait très mal… Non, elle ne m’a jamais parlé de lui. Ainsi que je vous l’ai dit, nous n’étions presque jamais seuls, et nous n’avons pas échangé de confidences. Pourtant, maintenant que vous avez soulevé la question, je me rappelle avoir remarqué qu’elle paraissait inquiète.

— Inquiète ?

— Oui. Je me suis dit que c’était peut-être à cause de ma femme ; mais… il y avait sûrement autre chose.

Erskine leva vivement les yeux vers le visage de la jeune femme assise à ses côtés.

— Aurait-elle vraiment eu peur de son mari, ainsi que vous l’avez suggéré tout à l’heure ? Était-il jaloux des autres hommes ?

— Vous semblez penser que tel n’était pas le cas.

— La jalousie est un sentiment étrange. Elle peut être, dans certains cas, si bien cachée qu’on ne la soupçonne même pas.

— Il y a un autre détail que j’aimerais aussi connaître…

Mais Gwenda s’interrompit brusquement en entendant une voiture qui remontait l’allée.

— Ah ! C’est ma femme qui revient de la ville, dit Erskine.

En quelques secondes, il devint un homme différent. Son ton était maintenant compassé, son visage dénué d’expression, et seul un léger tremblement de ses mains trahissait sa nervosité.

Mrs. Erskine contourna à grands pas l’angle de la maison. Son mari se leva et s’avança à sa rencontre.

— Mrs. Reed avait perdu une de ses bagues dans le jardin, expliqua-t-il.

— Vraiment ! répliqua sa femme d’un ton sec.

— Bonjour, dit Gwenda en s’approchant. J’avais effectivement perdu une bague, mais j’ai eu la chance de la retrouver.

— C’est fort heureux.

— N’est-ce pas ? J’aurais été navrée… Eh bien, il faut maintenant que je prenne congé…

Mrs. Erskine ne répondit pas.

— Je vous raccompagne jusqu’à votre voiture, dit le major.

Il commençait à longer la terrasse derrière Gwenda lorsque retentit la voix sèche de sa femme.

— Richard, si Mrs. Reed veut bien t’excuser, il y a un coup de téléphone important…

— Oh ! C’est très bien, dit vivement la jeune femme. Ne vous donnez pas la peine, je vous en prie.

Elle continua son chemin et tourna l’angle de la maison en direction de l’allée. Mais en y arrivant, elle constata que Mrs. Erskine avait rangé sa voiture de telle façon qu’elle n’avait aucune chance de pouvoir passer avec la sienne.

Elle hésita un instant, puis revint sur ses pas jusqu’à la terrasse. Elle s’arrêta net à une petite distance de la porte-fenêtre. La voix irritée de Mrs. Erskine lui parvenait nettement.

— Je me moque de ce que tu peux dire. C’était combiné… vous aviez arrangé ça hier… Tu avais demandé à cette fille de revenir pendant que je serais en ville. Tu es toujours le même… n’importe quelle jolie fille… Mais je ne le supporterai pas, tu m’entends ? Je ne te supporterai pas !

Puis ce fut la voix d’Erskine, calme, presque désespérée.

— Parfois, Janet, je pense vraiment que tu es folle.

— C’est plutôt toi qui es fou. Tu ne peux pas laisser les femmes tranquilles.

— Tu sais que c’est faux, Janet.

— C’est vrai ! Autrefois déjà, dans la ville d’où vient cette fille, à Dillmouth… Oseras-tu me dire que tu n’étais pas amoureux de cette blonde décolorée ? La femme d’Halliday…

— Ne peux-tu donc jamais rien oublier ? Pourquoi faut-il que tu rabâches les mêmes histoires ? Tu ne fais que te monter la tête, et…

— C’est toi qui me brises le cœur ! Mais je ne le supporterai pas, je te le dis ! Je ne le supporterai pas. Donner des rendez-vous et rire de moi derrière mon dos ! Tu ne m’aimes pas… Tu ne m’as jamais aimée. Je me tuerai. Je me jetterai du haut de la falaise… Je voudrais être morte…

— Janet, au nom du Ciel…

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