LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Est-elle encore en vie ? Ou bien lui ai-je véritablement mis les mains autour de son cou et ai-je serré jusqu’à l’étouffer ? J’ai traversé la salle à manger et j’ai vu le billet sur le bureau du salon… Ensuite… ensuite tout est devenu noir… tout noir… un grand trou noir… Mais il n’y a aucun doute : je l’ai tuée… Dieu merci, Gwennie est en sécurité en Nouvelle-Zélande. Son oncle et sa tante sont de braves gens, et ils veilleront bien sur elle pour l’amour de Megan… Megan… Megan, comme je voudrais que tu sois encore là…

C’est le meilleur moyen… Sans scandale. La meilleure solution pour l’enfant. Il m’est impossible de continuer ainsi pendant des années. Il faut que je prenne le chemin le plus court… Gwennie n’en saura jamais rien… Elle ne saura jamais que son père était un assassin…

Les yeux de Gwenda, brouillés de larmes étaient fixés sur Giles, assis en face d’elle ; mais ceux du jeune homme étaient dirigés vers le coin opposé du compartiment. Conscient du regard de sa femme, il tourna la tête.

L’autre voyageur, assis un peu plus loin, lisait un journal du soir et, sur la première page, s’étalait un gros titre mélodramatique : QUELS ÉTAIENT LES HOMMES DANS SA VIE ?

Lentement, Gwenda fit un petit signe de tête et baissa à nouveau les yeux vers les notes écrites par son père dans le petit carnet noir.

Il y avait sûrement quelqu’un… Je le sais…

CHAPITRE XI

Des hommes dans sa vie

1

Miss Marple traversa l’Esplanade et s’engagea dans Fore Street. On y trouvait principalement de très vieilles boutiques : un magasin de laines à tricoter et d’ouvrages de dame, un confiseur, un tailleur dont la devanture était restée résolument victorienne, d’autres encore du même genre.

La vieille demoiselle jeta un coup d’œil à la vitrine du marchand de laines. Deux jeunes vendeuses étaient occupées avec des clientes, mais une autre – d’un certain âge – était tranquillement assise au fond de la boutique. Miss Marple poussa la porte et entra.

— Qu’y a-t-il pour votre service, madame ? lui demanda la vendeuse aux cheveux grisonnants.

Miss Marple expliqua qu’elle désirait de la laine bleu pâle pour tricoter un vêtement de bébé. Sans la moindre hâte, elle discuta ensuite de modèles et parcourut des revues présentant des vêtements d’enfants. La vendeuse ne montrait pas le moindre signe d’impatience. Elle était depuis longtemps habituée à recevoir des clientes comme celle-là. D’ailleurs, elle aimait beaucoup mieux ces vieilles dames douces et bavardes que les jeunes mamans énervées et parfois impolies qui ne savaient jamais ce qu’elles voulaient et ne regardaient que les articles bon marché et tape-à-l’œil.

— Oui, continua Miss Marple, je crois que ce sera très beau, et je sais qu’on est généralement satisfait de cette marque de laine, qui ne rétrécit pas au lavage.

Tout en faisant le paquet, la vendeuse fit remarquer que le vent était, ce jour-là, particulièrement froid.

— Oui, je l’ai senti en longeant l’Esplanade, dit la vieille demoiselle. Je trouve aussi que Dillmouth a beaucoup changé. Je n’y étais pas venue depuis… voyons… quelque chose comme dix-neuf ans.

— Il n’est donc pas surprenant que vous y voyiez des tas de changements. Le Superb n’était pas encore construit, à cette époque, et le Southview Hotel non plus, je suppose ?

— Oh non ! Dillmouth n’était alors qu’une toute petite station. Je résidais chez des amis… à la villa Sainte-Catherine, sur la route de Leahampton. Vous connaissez peut-être ?

Mais la vendeuse n’habitait Dillmouth que depuis une dizaine d’années.

Miss Marple la remercia de son, amabilité, prit le paquet et quitta le magasin pour entrer, tout à côté, chez le marchand de nouveautés. Là aussi, elle se dirigea vers une employée d’un certain âge, et la conversation s’engagea sur les mêmes sujets, tandis que la vieille demoiselle examinait des cardigans d’été. Cette fois, l’employée répondit sans hésitation.

— Ce devait être chez Mrs. Findeyson.

— Heu… oui, il me semble que c’est ça. Mais les amis dont je parle avaient loué la maison en meublé. C’étaient un certain major Halliday et sa femme. Ils avaient une fillette, qui devait avoir… trois ans, à l’époque.

— Je me rappelle. Ils ont dû rester environ un an.

— Oui. Le major rentrait des Indes. Ils avaient une excellente cuisinière, qui m’avait donné une recette de pudding aux pommes absolument extraordinaire. Et aussi, me semble-t-il, une recette de pain d’épice. Je ne me rappelle pas son nom, et je me demande ce qu’elle est devenue.

— Je suppose que vous parlez d’Edith Pagett, madame. Elle est toujours à Dillmouth : elle sert maintenant à Windrush Lodge.

— J’avais aussi rencontré d’autres personnes : les Fane, par exemple. Je crois que Mr. Fane était avoué, ou quelque chose comme ça.

— C’est vrai. Mais il est mort il y a plusieurs années. Son fils, Mr. Walter Fane habite encore avec sa mère, car il ne s’est jamais marié. Et c’est lui, à présent, qui dirige l’étude.

— Vraiment ? J’avais dans l’idée qu’il était parti pour l’Inde.

— Vous ne vous trompez pas. Mais il était alors tout jeune, et il est revenu au bout d’un an ou deux. Son étude est actuellement la plus cotée de la région et celle qui traite la plupart des grosses affaires. Mr. Fane est d’ailleurs un homme charmant, et tout le monde l’aime beaucoup.

— Il avait été fiancé à Miss Kennedy, n’est-ce pas ? Et ensuite la jeune fille a rompu pour épouser le major Halliday.

— Oui, elle était partie pour l’Inde dans l’intention d’épouser Mr. Fane ; mais elle a changé d’avis et a finalement choisi le major.

Le ton de l’employée contenant un rien de désapprobation.

Miss Marple se pencha un peu en avant et baissa la voix.

— J’ai beaucoup plaint ce pauvre major Halliday et sa petite fille. J’ai cru comprendre que sa seconde femme l’a quitté pour s’enfuir avec un autre. Elle devait être de tempérament un peu volage.

— Complètement écervelée, voilà ce qu’elle était. Son frère, le médecin, était pourtant un homme charmant. Et tellement compétent !

— Avec qui est-elle partie ? Je ne l’ai jamais su.

— Ça, je ne saurais le dire. Certains prétendent que c’est avec un des invités qui avaient été reçus à la villa pendant l’été. Ce que je sais, par contre, c’est que le major a éprouvé un choc terrible. Il a quitté Dillmouth, et j’ai entendu dire que sa santé s’était complètement délabrée… Votre monnaie, madame.

Miss Marple ramassa la monnaie et prit son paquet.

— Merci beaucoup, dit-elle. Je me demande si… Edith Pagett – c’est bien ainsi que vous l’avez appelée ? – a toujours cette recette de pain d’épice. Parce que je l’ai perdue – ou plutôt, c’est ma petite bonne qui l’a égarée –, et j’aime tellement le pain d’épice.

— Je souhaite qu’elle l’ait encore, madame. À propos, sa sœur habite justement la maison voisine ; elle est mariée à Mr. Mountford, le confiseur, et Edith vient la voir toutes les fois qu’elle a un jour de liberté. Je suis certaine que Mrs. Mountford lui transmettrait votre message.

— C’est une très bonne idée, et je vous remercie infiniment pour tout le mal que vous vous êtes donné.

— Tout le plaisir a été pour moi, madame.

Miss Marple sortit dans la rue.

— Une bonne vieille maison, murmura-t-elle. Et ces cardigans sont vraiment très jolis. Je n’ai donc pas gaspillé mon argent.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre.

— Encore cinq minutes avant d’aller retrouver ces deux charmants enfants au Ginger Cat. J’espère qu’ils n’auront rien appris de trop inquiétant, dans cette maison de santé du Norfolk.

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