LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Le Dr Kennedy répondit d’un ton plus sec :

— Il croyait avoir étranglé sa femme.

Gwenda étouffa un petit cri. Giles se rapprocha vivement d’elle et s’empara de sa main glacée qu’il serra dans la sienne.

— Et… était-ce la vérité ? demanda-t-il.

— Quoi ?

Le médecin le regarda d’un air étonné.

— Non, bien sûr que non. Il n’avait rien fait de tel.

— Mais… comment le savez-vous ? demanda Gwenda d’une voix tremblante.

— Ma chère enfant, il n’a jamais été question d’une pareille chose. Hélène l’a quitté pour un autre homme. Or, depuis un certain temps, il souffrait de dépression nerveuse, et ce dernier choc l’a fait basculer, si je puis ainsi m’exprimer. Les psychiatres ont une explication pour de tels cas : si un homme aime mieux voir sa femme morte plutôt qu’infidèle, il peut finir par croire qu’elle est véritablement morte et même qu’il l’a tuée de ses propres mains.

Giles et Gwenda échangèrent un coup d’œil discret.

— Ainsi donc, reprit le jeune homme, vous êtes bien sûr qu’il n’avait pas commis l’acte dont il s’accusait ?

— Oh, absolument sûr. Voyez-vous, j’ai reçu, par la suite, deux lettres d’Hélène : la première – qui venait de France – une semaine après son départ, la seconde environ six mois plus tard. Non, croyez-moi, tout se résume à un cas d’hallucination.

Gwenda respira profondément.

— Voulez-vous tout me raconter, s’il vous plaît ?

— Je vous dirai tout ce que je peux, bien entendu. Comme je l’ai déjà mentionné, votre père souffrait, depuis un certain temps, d’une sorte de névrose, et il était même venu me consulter à ce sujet. Il disait faire des rêves inquiétants, toujours les mêmes et qui finissaient toujours de la même façon ; il se voyait étranglant Hélène. J’essayai d’aller à la racine du mal et pensai qu’il avait dû y avoir quelque conflit dans son enfance. Apparemment, son père et sa mère ne s’entendaient pas très bien. Mais je n’insisterai pas sur ce point, qui n’offre guère d’intérêt que pour un médecin. Je lui conseillai d’aller consulter un psychiatre – il y en a d’excellents –, mais il ne voulut rien entendre, persuadé que cela n’était que niaiseries.

« J’avais l’impression qu’Hélène et lui ne s’accordaient pas parfaitement ; mais de cela, il ne m’a jamais parlé, et je ne lui ai pas posé de questions. L’affaire, cependant, trouva son aboutissement le jour où – il me souvient que c’était un vendredi – en rentrant de l’hôpital, je le trouvai qui m’attendait dans mon cabinet de consultation. À mon entrée, il leva les yeux vers moi et me dit : « J’ai tué Hélène. »

« Pendant un moment, je ne sus quoi penser, tellement il était calme et froid. Je lui demandai s’il avait encore fait un de ces cauchemars auxquels il était sujet. « Cette fois, me répondit-il, ce n’est pas un rêve, mais la vérité. Je l’ai étranglée. » Et puis, toujours aussi calme, il ajouta : « Vous feriez bien de retourner à la maison avec moi ; nous appellerons la police de là-bas. » Je ne savais toujours quoi penser. Néanmoins, j’allai ressortir la voiture, et nous partîmes. Quand nous arrivâmes, la maison était calme et sombre. Nous montâmes jusqu’à la chambre à coucher…

— La chambre à coucher ? intervint vivement Gwenda.

Sa voix trahissait un étonnement profond. Le docteur la considéra d’un air intrigué.

— Oui, dit-il. Mais il n’y avait personne. Aucune femme ne gisait en travers du lit ; rien n’avait été dérangé, le dessus de lit n’était même pas froissé. Une fois de plus, tout n’était qu’hallucination.

— Et… qu’a dit mon père ?

— Il a persisté dans son histoire, naturellement. Et il y croyait vraiment. Je lui ai administré un sédatif et l’ai fait coucher dans la petite chambre voisine. Ensuite, j’ai jeté un coup d’œil dans la maison. Et, dans la corbeille à papiers du salon, j’ai découvert une feuille froissée qui portait quelques lignes écrites de la main d’Hélène : Ceci est un adieu, Je suis désolée, mais notre mariage a été une erreur dès le début. Je pars avec le seul homme que j’ai jamais aimé. Pardonne-moi si tu le peux. Hélène.

« J’interrogeai ensuite la femme de chambre, dont c’était le jour de sortie et qui rentra fort tard. Je l’emmenai dans la chambre d’Hélène, pour lui faire inventorier les affaires de ma sœur. Tout était parfaitement clair : Hélène avait emporté une valise et un sac de voyage qu’elle avait évidemment remplis de vêtements. Je fouillai tout de même la maison de fond en comble ; mais, naturellement, sans découvrir le moindre indice me permettant de conclure qu’une femme avait été assassinée.

« Le lendemain matin, j’eus un moment assez difficile avec Kelvin, mais il se rendit enfin compte qu’il avait eu une hallucination – du moins me le dit-il –, et il consentit à entrer en traitement dans une maison de santé.

« Une semaine plus tard, ainsi que je vous l’ai déjà dit, je reçus une lettre d’Hélène, postée à Biarritz, dans laquelle elle m’annonçait son départ imminent pour l’Espagne. Elle me demandait également de dire à Kelvin qu’elle ne désirait pas divorcer, mais qu’il devait s’efforcer de l’oublier aussi vite que possible.

« Je montrai la lettre à Kelvin. Il ne fit aucun commentaire, mais écrivit en Nouvelle-Zélande aux parents de sa première femme pour leur demander de se charger de sa petite fille. Il mit ensuite ses affaires en ordre et entra dans une excellente clinique privée pour y recevoir les soins nécessités par son état. Le traitement, hélas, fut un échec, et il mourut deux ans plus tard. Je puis vous donner l’adresse de la clinique. Elle se trouve dans le Norfolk. Le directeur actuel y était déjà jeune médecin, à cette époque, et il pourra très certainement vous fournir tous les détails sur la maladie de votre père. »

— Vous nous avez dit, je crois, avoir reçu une autre lettre d’Hélène ? interrogea Gwenda.

— Oui, environ six mois plus tard. Elle venait de Florence, et elle donnait une adresse poste restante au nom de « Miss Kennedy ». Hélène se rendait compte, disait-elle, qu’il était peut-être injuste envers Kelvin de refuser le divorce, même si elle ne le souhaitait pas. Et elle précisait que s’il le désirait, il me suffisait de l’en informer. Elle veillerait alors à lui faire parvenir toutes les preuves nécessaires. J’apportai la lettre à Kelvin, mais il m’affirma que lui non plus ne tenait nullement à divorcer. J’écrivis aussitôt à Hélène pour lui donner la réponse. Depuis lors, je n’ai plus jamais entendu parler d’elle. J’ignore où elle se trouve et ne sais même pas si elle est encore en vie. C’est pourquoi j’ai été attiré par votre annonce et espérais que vous seriez susceptibles de me donner des nouvelles d’elle.

Il s’interrompit un instant pour ajouter ensuite d’une voix plus douce :

— Je suis véritablement désolé, Gwennie, mais il fallait que vous sachiez. Je regrette seulement que vous n’ayez pas laissé dormir tout ce passé déjà lointain…

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