LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

2

Lily Kimble descendit du train à Dillmouth et traversa la passerelle pour gagner la voie secondaire où attendait la navette locale. Il n’y avait que peu de voyageurs – une demi-douzaine tout au plus. C’était le moment creux de la journée et, d’autre part, jour de marché à Helchester.

Le petit train se mit lentement en marche pour s’engager dans la vallée sinueuse. Il y avait trois arrêts avant le terminus de Lonsbury Bay : Newton Longford, Matchings Halt (qui desservait le camp de Woodleigh) et, enfin, Woodleigh Bolton.

Lily regardait, sans la voir, défiler devant ses yeux la campagne luxuriante. Elle imaginait un salon aux fauteuils recouverts de jade vert pâle.

Elle fut la seule personne à descendre à Matchings Halt. Elle remit son billet à l’employé et traversa la salle des pas perdus. Un peu plus loin, sur la route, un poteau indicateur portait la mention Woodleigh Camp, avec une flèche pointée vers un chemin étroit qui gravissait la colline. Lily s’engagea d’un pas alerte dans le sentier, qui longeait un petit bois. De l’autre côté, s’élevait une butte couverte de bruyère et d’ajoncs.

Quelqu’un émergea soudain du bosquet. Lily Kimble sursauta.

— Mon Dieu, vous m’avez fait peur ! s’écria-t-elle. Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici.

— Une petite surprise, hein ? Et j’en ai encore une autre pour vous.

L’endroit était solitaire. Personne pour percevoir un cri ou le bruit d’une lutte. D’ailleurs, il n’y eut vraiment ni lutte ni cri.

Seul un ramier se leva et s’enfuit dans un battement d’ailes.

3

— Qu’est-ce qu’a bien pu devenir cette femme ? grommela Kennedy avec une certaine irritation dans la voix.

Les aiguilles de la pendule indiquaient cinq heures moins dix.

— Peut-être s’est-elle égarée, suggéra Gwenda.

— Impossible. Je lui ai fourni des indications très précises quant au chemin à suivre. C’est d’ailleurs très simple : il suffit de tourner à gauche en sortant de la gare et de prendre ensuite la première route à droite. Quelques minutes de marche seulement pour arriver jusqu’ici.

— Elle a pu changer d’avis, fit observer Giles.

— Ma foi, on le dirait bien.

— Ou tout simplement manquer le train, dit Gwenda.

— À mon avis, reprit le docteur d’une voix lente, elle a probablement décidé de ne pas venir. Peut-être son mari s’est-il mis en travers de son projet. Il est impossible de se fier à ces gens de la campagne.

Kennedy s’était remis à parcourir nerveusement la pièce. Finalement, il alla décrocher le téléphone et forma un numéro.

— Allô ! La gare ? Ici le Dr Kennedy. J’attendais quelqu’un par le train de 16 h 35. Une femme de la campagne, d’âge moyen. A-t-on, par hasard, demandé le chemin pour venir chez moi ? Ou bien… Qu’est-ce que vous dites ?

Giles et Gwenda étaient assez près de l’appareil pour percevoir l’accent traînant de l’unique employé de la petite gare.

— Je ne crois pas qu’il ait pu y avoir quelqu’un pour vous, docteur. Il n’y avait aucun étranger au train de 16 h 35. Seulement Mr. Narracott, Johnnie Laws et la fille du vieux Benson. Aucun autre voyageur.

Kennedy remercia et raccrocha le combiné.

— Elle a donc changé d’avis, après tout, soupira-t-il. Eh bien, nous allons tout de même prendre le thé. La bouilloire est sur le feu.

Il s’éloigna un instant et revint avec la théière.

— Bah ! Ce n’est que partie remise, dit-il d’un ton jovial. Nous avons l’adresse de cette femme, et nous pouvons tout simplement nous rendre chez elle.

Au même moment, le téléphone se mit à sonner. Le docteur se leva pour aller répondre.

— Le Docteur Kennedy ?

— Lui-même.

— Ici l’inspecteur Last, de la police de Longford. Attendiez-vous cet après-midi une femme du nom de Lily Kimble ?

— Oui. Pourquoi ? A-t-elle eu un accident ?

— Pas exactement ce qu’on peut appeler un accident. En tout cas, elle est morte. Or, nous avons trouvé sur elle une lettre de vous. Pourriez-vous faire un saut jusqu’ici dès que possible ?

— Bien entendu. J’arrive tout de suite.

4

— Et maintenant, tâchons de mettre tout cela au point, dit l’inspecteur Last.

Ses regards allèrent de Kennedy à Giles et à Gwenda, lesquels avaient accompagné le docteur.

La jeune femme était très pâle et avait les traits tirés.

— Vous attendiez cette personne au train qui quitte Dillmouth à 16 h 05 pour arriver à Woodleigh Bolton à 16 h 35, n’est-ce pas ?

Kennedy approuva d’un signe.

L’inspecteur baissa les yeux vers la lettre étalée sur son bureau. Le texte en était parfaitement clair.

Chère Mrs. Kimble,

Je serai ravi de vous conseiller du mieux que je le pourrai. Ainsi que vous pouvez le constater d’après l’entête, de ma lettre, je n’habite plus Dillmouth. Pour parvenir jusqu’ici, vous pouvez quitter Comberley par le train de 15 h 30, changer à Dillmouth Junction et prendre la navette locale de Lonsbury jusqu’à Woodleigh Bolton. Là, vous n’êtes plus qu’à quelques minutes à pied de chez moi. Tournez à gauche en sortant de la gare et prenez ensuite la première route à droite. Ma maison se trouve tout au bout. Mon nom est inscrit sur la grille.

Bien à vous,

James KENNEDY.

— Cette femme n’avait donc aucune raison d’arriver par le train précédent ? reprit l’inspecteur.

— Par le train précédent ? répéta Kennedy d’un air surpris.

— Parce que c’est ce qu’elle a fait. Elle est partie de Comberley non pas à 15 h 30, mais à 13 h 30. Elle a pris ensuite à Dillmouth le train de 14 h 05 et est descendue non pas à Woodleigh Bolton, mais à Matchings Halt, qui est, comme vous le savez, la station précédente.

— C’est extraordinaire.

— Avait-elle l’intention de vous consulter professionnellement docteur ?

— Non. J’ai abandonné ma clientèle depuis déjà plusieurs années.

— C’est bien ce qu’il me semblait. La connaissez-vous bien ?

Kennedy hocha la tête.

— Je ne l’avais pas vue depuis près de vingt ans.

— Vous l’avez néanmoins reconnue.

Gwenda frissonna. Mais la vue d’un cadavre n’affectait nullement le docteur, qui répondit d’un air pensif :

— Étant donné les circonstances, il m’est difficile d’être affirmatif. Je présume qu’elle a été étranglée.

— Oui. Le corps a été découvert dans un bosquet, presque au début du sentier qui conduit de Matchings Halt au camp de Woodleigh, par un touriste qui descendait du camp. Il était à ce moment-là quatre heures moins le quart ; mais le médecin de la police situe la mort entre 14 h 15 et 15 heures. La victime a sans doute été tuée peu de temps après avoir quitté la gare. Aucun autre voyageur n’est descendu à Matchings Halt. La question qui se pose, c’est de savoir pourquoi elle est descendue à cette petite halte. S’est-elle trompée ? Cela me paraît improbable. D’autre part, elle avait deux heures d’avance sur votre rendez-vous, n’ayant pas pris le train que vous lui indiquiez dans votre lettre, mais le précédent. Pourtant, cette lettre, elle l’avait sur elle. Et maintenant, docteur, voulez-vous nous apprendre le motif de sa visite ?

Kennedy tira de sa poche la lettre de Lily Kimble.

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