LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Et ce cher Walter a toujours été si calme, si patient ! Eh bien, il me revient en mémoire un certain incident… Walter, qui était très habile de ses doigts, venait d’achever la construction d’un modèle réduit d’avion. Robert, intrépide et maladroit, s’empare de l’objet et le brise. Sur ces entrefaites, j’entre dans leur chambre et qu’est-ce que je vois ? Robert couché à terre et Walter, un tisonnier à la main avec lequel il l’avait presque assommé. Je vous avoue que j’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de frapper son frère une seconde fois. Il ne cessait de crier : « Il l’a fait exprès… il l’a fait exprès… je vais le tuer ! » J’étais, comme vous vous en doutez, mortellement effrayée. Les enfants éprouvent parfois des sentiments si violents, n’est-il pas vrai ?

— C’est la pure vérité, murmura Miss Marple d’un air pensif.

Puis, revenant au sujet primitif :

— Les fiançailles furent donc définitivement rompues, avec cette… Hélène Kennedy. Et qu’est devenue la jeune fille ?

— Elle est rentrée en Angleterre. Sur le chemin du retour, elle s’est arrangée pour avoir une autre intrigue mais, cette fois, elle a épousé l’homme qu’elle venait de rencontrer. Un veuf avec un enfant. Un homme qui vient de perdre sa femme est toujours une proie facile. Pauvre garçon ! Elle l’épousa donc, et ils allèrent habiter à l’autre extrémité de la ville, près de l’hôpital. Naturellement, ça ne dura pas : au bout d’un an, elle le quitta pour s’enfuir avec un autre.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! répéta Miss Marple en prenant un air consterné. Votre fils l’a échappé belle.

— C’est ce que je lui dis toujours.

— Est-ce pour raison de santé qu’il a abandonné son travail de planteur ?

Mrs. Fane plissa imperceptiblement le front.

— Cette vie ne lui convenait pas, répondit-elle. Il est rentré environ six mois après le retour de la jeune fille.

— Ce devait être un peu ennuyeux, si la jeune femme habitait ici. Dans la même ville…

— Walter est un garçon extraordinaire. Il s’est conduit exactement comme si rien ne s’était passé. J’avais la conviction – et je le lui dis, à l’époque – qu’il eût été souhaitable de couper définitivement les ponts, car des rencontres risquaient d’être gênantes pour tous les deux. Mais Walter voulut absolument rester dans les mêmes termes amicaux que par le passé. Il se rendait à la villa Sainte-Catherine de la façon la plus normale, jouait avec l’enfant… Il est curieux, d’ailleurs que cette fillette, devenue femme, soit précisément venue s’installer ici avec son mari. Elle est passée l’autre jour à l’étude dans l’intention de rédiger un testament. Quelle extraordinaire coïncidence. Elle s’appelle maintenant Reed.

— Mr. et Mrs. Reed ? Mais je les connais ! Un jeune couple charmant. Et dire que Mrs. Reed est cette fillette qui…

— Oui, la fille de la première femme du major Halliday. Pauvre homme ! Il a été complètement brisé quand cette péronnelle l’a quitté. Comment se fait-il que les plus mauvaises femmes parviennent toujours à attirer les meilleurs hommes ? C’est là un mystère qu’il m’est impossible de comprendre.

— Et ce garçon qui avait eu précédemment une intrigue avec elle ? Ce jeune clerc de l’étude de votre mari, qu’est-il devenu ?

— Jackie Afflick ? Il s’est débrouillé. Il dirige maintenant une compagnie de voyages organisés. Les Daffodil Coaches. Des cars peints en jaune vif, s’il vous plaît. Nous vivons véritablement dans un monde d’une étonnante vulgarité.

— Afflick, avez-vous dit ?

— Oui. Oh ! un simple arriviste, toujours décidé à aller de l’avant. C’est sans doute pourquoi il avait jeté son dévolu sur Hélène Kennedy, qui était la sœur du médecin. Il devait penser qu’une telle union améliorerait sa position sociale.

— Cette Hélène n’est-elle jamais revenue à Dillmouth ?

— Jamais. Et c’est un bon débarras. Elle a sans doute complètement mal tourné. J’en suis navré pour le Dr Kennedy. Ce n’est évidemment pas de sa faute. La seconde femme de son père était une petite écervelée, et Hélène a dû hériter d’elle. J’ai toujours pensé…

Mrs Fane s’interrompit.

— Voici Walter.

Son oreille de mère avait déjà capté, venant du hall, certains bruits familiers. La porte s’ouvrit, et Walter Fane entra.

Mrs. Fane fit les présentations. Puis, s’adressant à son fils :

— Voudrais-tu sonner pour qu’on apporte d’autre thé ?

— Ne t’inquiète pas, mère, j’en ai déjà pris une tasse.

— Nous en reprendrons tous.

La femme de chambre venait précisément d’apparaître pour emporter la théière.

— Béatrice, veuillez apporter d’autre thé, ajouta Mrs. Fane. Et aussi des scones.

— Bien, madame.

Walter Fane avait pris place dans un fauteuil.

— Ma mère me gâte, dit-il avec un sourire aimable en se tournant vers Miss Marple.

La vieille demoiselle l’observait, tandis qu’elle murmurait une réponse banale.

C’était un homme à l’aspect calme et doux, insignifiant et qui semblait manquer d’assurance. Une personnalité assez indéfinissable. Le genre d’homme dévoué mais auquel les femmes ne prêtent guère attention et qu’elles n’épousent que lorsque celui qu’elles aiment ne répond pas à leur amour. Walter toujours présent… Walter le chéri de sa mère… Walter qui avait un jour frappé son frère à coups de tisonnier et déclaré vouloir le tuer.

Miss Marple réfléchissait, et des tas de questions se pressaient dans sa tête.

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