LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Oh, je sais ! Dans certains cas, il est de notre devoir d’intervenir : par exemple, si les soupçons portent sur un innocent ou si un criminel en liberté risque de frapper à nouveau. Mais il nous faut bien nous rendre compte que l’affaire que nous évoquons appartient à un passé déjà lointain. Il est probable que personne ne s’est jamais douté qu’un meurtre avait été commis. Dans le cas contraire, vous en auriez déjà entendu parler soit par votre vieux jardinier soit par quelqu’un d’autre. Car un crime, même ancien, reste toujours – surtout dans une petite ville – un événement d’importance. Mais on a très certainement fait disparaître le cadavre d’une manière ou d’une autre, et personne n’a jamais eu le moindre soupçon. Êtes-vous certains qu’il soit sage d’aller fouiller dans ce passé ?

— Miss Marple, vous donnez l’impression d’être vraiment inquiète ! s’écria soudain Gwenda.

— Je le suis, ma chère. Vous êtes, vous et votre mari, deux charmants jeunes gens – si vous voulez bien me pardonner de le faire remarquer –, vous êtes mariés depuis peu, vous êtes heureux… N’allez donc pas – je vous le demande instamment – essayer de mettre à jour des choses susceptibles de vous bouleverser. De vous blesser, même.

Gwenda leva vers Miss Marple de grands yeux remplis d’étonnement.

— Pensez-vous à quelque chose de… particulier ? À quoi voulez-vous faire allusion ?

— À rien de précis, ma chère enfant. Je me contente de vous donner le conseil – parce que j’ai une longue expérience derrière moi – de ne pas réveiller le chat qui dort.

— Mais il ne s’agit de rien de tel ! protesta Giles d’une voix plus grave. Hillside nous appartient désormais, à Gwenda et à moi. Or, quelqu’un a été assassiné dans cette maison – du moins le pensons-nous –, et nous ne pouvons pas faire semblant de l’ignorer, même si le crime remonte à plusieurs années.

Miss Marple poussa un soupir.

— Pardonnez-moi, dit-elle. Je suppose que la plupart des jeunes hommes de caractère réagiraient de la même façon. Vous avez toute ma sympathie, presque mon admiration. Et malgré cela, je souhaiterais – oh combien ! – que vous puissiez oublier toute cette affaire.

2

Le lendemain, à St Mary Mead, la nouvelle se répandit rapidement que Miss Marple était de retour. On l’avait aperçue dans la Grand-Rue à onze heures, et elle s’était rendue au presbytère à midi moins dix. Ce même après-midi, trois des commères du village lui rendirent visite pour recueillir ses impressions sur la capitale. Ce tribut étant rendu à la politesse, elles se lancèrent dans les détails d’un conflit concernant la kermesse de la paroisse et l’emplacement des divers éventaires.

Plus tard dans la soirée, on aperçut Miss Marple dans son jardin, comme à l’ordinaire ; mais, pour une fois, elle s’occupa davantage des mauvaises herbes que de ses voisins. Durant son frugal repas, elle se montra étonnamment distraite et écouta à peine le récit animé de sa petite bonne Evelyne, qui s’obstinait à lui conter les tribulations du pharmacien de la localité.

Le lendemain, elle était tout aussi distraite, et plusieurs personnes – parmi lesquelles la femme du pasteur – ne manquèrent pas de s’en apercevoir. Le même soir, elle déclara ne pas se sentir très bien et se coucha de bonne heure, après avoir fait demander au Dr Haydock de venir la voir dans la matinée.

Le Dr Haydock était, depuis de longues années, son médecin traitant aussi bien que son ami et allié. Il commença par écouter patiemment l’énumération des symptômes qu’elle éprouvait, puis l’examina et, finalement, s’assit dans un fauteuil en agitant négligemment son stéthoscope devant elle.

— Pour une femme de votre âge, et en dépit de votre apparente et trompeuse fragilité, vous êtes dans un état de santé remarquable, déclara-t-il sans ambages.

— Je veux bien admettre que mon état général est assez bon, répondit la vieille demoiselle, mais je me sens tout de même un peu fatiguée, abattue.

— Hum ! Vous avez couru la prétentaine, à Londres, hein ? Et vous avez dû vous coucher tard…

— C’est vrai. De plus, je trouve la capitale extrêmement fatigante, de nos jours. L’atmosphère y est tellement polluée… Rien de comparable avec l’air pur de la mer.

— L’air de St Mary Mead est également fort bon.

— Mais souvent humide et… mou. Pas très vivifiant, à mon avis.

Le médecin la dévisagea avec un intérêt accru.

— Je vous ferai envoyer un tonique, dit-il complaisamment.

— Je vous remercie. Le sirop d’Easton est toujours très efficace.

— Je n’ai pas besoin que vous me dictiez mes ordonnances, bougonna le vieux médecin.

— Je me demandais, reprit Miss Marple en le dévisageant de ses yeux bleus candides, si un changement d’air ne me serait pas salutaire.

— Vous êtes restée trois mois absente.

— Oui. Mais je suis d’abord allée à Londres, dont l’atmosphère est plutôt débilitante, puis dans le Nord, en plein cœur d’une région industrielle. Rien de comparable, avouez-le, avec l’air vivifiant de la mer.

Le docteur rangea sa trousse, puis leva les yeux en souriant.

— Et si vous m’appreniez maintenant pour quelle raison véritable vous m’avez fait appeler ? Soufflez-moi ce qu’il faut dire, et je le répéterai après vous. Vous voulez absolument que je vous prescrive l’air de la mer, n’est-ce pas ?

— Je savais bien que vous comprendriez, répondit la vieille demoiselle d’un air satisfait.

— Excellente chose, en effet, que l’air de la mer. Vous devriez aller sans plus tarder à Eastbourne, sinon votre santé risque d’en pâtir sérieusement.

— Eastbourne est, je crois, un peu froid. À cause des dunes, vous savez…

— Bournemouth, alors. Ou encore l’île de Wight.

Miss Marple cligna de l’œil.

— J’ai l’impression qu’une petite station serait beaucoup plus agréable.

Le médecin reprit place dans le fauteuil qu’il venait de quitter.

— Vous éveillez ma curiosité. Quelle petite station suggérez-vous ?

— Eh bien, j’ai pensé à Dillmouth.

— Gentil, certes, mais un peu triste. Et pourquoi Dillmouth, s’il vous plaît ?

Miss Marple garda le silence pendant un moment. À nouveau, elle paraissait soucieuse.

— Supposons qu’un jour, par hasard, vous découvriez un fait vous laissant supposer que, dix-huit ou vingt ans plus tôt, un crime a été commis. Ce fait n’étant connu que de vous seul – personne n’ayant jamais rien soupçonné –, que feriez-vous ?

Haydock réfléchit un instant.

— Il n’y a pas eu d’erreur judiciaire ? Personne n’a subi un dommage quelconque du fait de ce crime ?

— Pas que je sache.

— Un crime… Eh bien, je vais vous dire ce que je ferais, puisque vous me le demandez : je laisserais dormir toute l’histoire. S’en mêler pourrait devenir dangereux.

— C’est bien ce dont j’ai peur.

— On dit qu’un meurtrier répète toujours son crime. Ce n’est pas vrai. Il y a des personnes qui, ayant commis un quelconque forfait, s’arrangent pour s’en tirer sans dommage et prennent ensuite grand soin de ne jamais recommencer. Je ne prétends pas qu’elles vivent heureuses après cela – je ne le crois pas –, car il existe maintes sortes de châtiment. Mais, en apparence, tout va bien. Peut-être en a-t-il été ainsi dans le cas de Madeleine Smith et dans celui de Lizzie Borden. Dans le premier, on a accordé un non-lieu faute de preuves ; dans le second, Lizzie Borden fut acquittée. Mais bien des gens restent persuadés que les deux femmes étaient coupables. Je pourrais citer d’autres criminels qui n’ont jamais recommencé, parce qu’ils avaient obtenu ce qu’ils désiraient et étaient ainsi satisfaits. Seulement, si quelque danger les avait menacés… J’imagine que votre assassin – quel qu’il soit – appartient à cette catégorie. Il a commis un crime, et personne n’a jamais rien soupçonné. Il se croit donc tranquille. Mais si quelqu’un se mêle maintenant d’aller fouiner dans cette vieille affaire, de chercher des pistes, de remuer ciel et terre, si ce quelqu’un parvient à mettre dans le mille, que fera votre homme – ou votre femme ? Restera-t-il impassible et souriant tandis que la menace se précisera, se rapprochera ? Permettez-moi d’en douter. Croyez-moi, ma chère Miss Marple, si rien d’impératif ne vous y oblige, restez bien sagement en dehors de tout ça.

Le médecin marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter d’un ton plus ferme :

— Et c’est, en quelque sorte, mon ordonnance : ne vous occupez pas de cette histoire !

— Mais ce n’est pas moi qui suis concernée : ce sont deux charmants jeunes gens… Laissez-moi tout vous expliquer en détail.

Et la vieille demoiselle entreprit de raconter toute l’histoire.

— Extraordinaire, commenta le médecin quand elle eut achevé son récit. Quelle coïncidence ! J’imagine que vous voyez les contrecoups qu’elle peut entraîner.

— Oh, parfaitement ! Mais je ne crois pas que cela soit encore venu à l’idée de ces deux enfants.

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