LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Là, je reconnais que vous m’avez eu, Mrs. Reed. C’est vrai, je lui ai rendu visite. Peut-être voulais-je lui montrer que je n’étais pas sur la paille parce qu’un homme de loi guindé et constipé m’avait mis à la porte de son étude. J’avais une belle affaire, je conduisais une voiture de luxe et je m’étais bien débrouillé.

— Vous êtes venu la voir plusieurs fois, n’est-ce pas ?

— Deux… peut-être trois, répondit Afflick avec une légère hésitation. En passant.

Il haussa les épaules.

— Désolé de ne pouvoir vous aider.

Giles se leva.

— Veuillez nous excuser de vous avoir pris un peu de votre temps.

— Je vous en prie. Cela me change d’évoquer ces vieux souvenirs.

Au même instant, la porte s’entrouvrit. Une femme jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce et s’excusa aussitôt.

— Oh ! Désolée… Je ne savais pas que tu étais occupé…

— Entre, ma chère, entre… Je vous présente ma femme Dorothée… Mr. et Mrs. Reed.

Mrs. Afflick serra la main des deux visiteurs. Elle était grande et maigre, avec un air abattu. Mais, contre toute attente, ses vêtements étaient de bonne coupe.

— Nous parlions du passé, reprit Afflick. Un passé déjà lointain. Je ne te connaissais pas encore, à cette époque.

Puis, se tournant à nouveau vers ses visiteurs :

— J’ai rencontré ma femme au cours d’une croisière, expliqua-t-il. Elle n’est pas originaire d’Angleterre, mais c’est une cousine de Lord Polterham…

Il avait prononcé ces dernières paroles avec un certain orgueil. Mrs. Afflick rougit.

— Les croisières sont très agréables, affirma Giles.

— Très instructives, aussi, renchérit Afflick. Et je peux bien avouer que, de l’instruction, je n’en avais pas à revendre.

— Je dis toujours à mon mari que nous devrions prendre part à une de ces croisières helléniques…

— Pas le temps. Je suis un homme très occupé.

— Aussi ne devons-nous pas vous importuner plus longtemps, dit Giles. Au revoir et merci, Mr. Afflick. Vous me confirmerez par écrit le montant exact de cette excursion, n’est-ce pas ?

Tandis qu’Afflick raccompagnait ses visiteurs jusqu’à la porte, Gwenda jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Mrs. Afflick était debout sur le seuil du bureau, et elle fixait le dos de son mari d’un regard étrange et comme chargé de crainte.

Giles et Gwenda dirent à nouveau au revoir à leur hôte et se dirigèrent vers leur voiture.

— Zut ! j’ai oublié mon écharpe, dit soudain la jeune femme.

— Tu oublies toujours quelque chose.

— Ne prends pas cet air outragé, chéri. Je vais la chercher.

Gwenda fit demi-tour et regagna la maison en courant. Par la porte ouverte, lui parvint tout à coup la voix forte d’Afflick.

— Qu’est-ce qui te prend de faire ainsi irruption dans mon bureau ? Ça n’a pas de sens.

— Excuse-moi, Jackie, je ne savais pas… Qui sont ces gens, et pourquoi t’ont-ils bouleversé ?

— Ils ne m’ont nullement bouleversé. Je…

Il s’interrompit en apercevant Gwenda sur le seuil.

— Excusez-moi, Mr. Afflick, n’ai-je pas oublié mon écharpe ?

— Votre écharpe ? Ma foi, non, elle n’est pas ici.

— Mon Dieu, que je suis sotte ! Elle doit être dans la voiture.

Lorsque Gwenda rejoignit son mari, il avait tourné la voiture. Le long du trottoir, se trouvait une grande limousine jaune étincelante de chromes.

— Un drôle d’engin ! remarqua Giles.

— Oui. Te rappelles-tu ce que nous a raconté Edith Pagett ? Lily avait misé sur le capitaine Erskine, mais elle s’était trompée : le mystérieux inconnu dans sa voiture de luxe, c’était Jackie Afflick.

— Et dans sa lettre au docteur, elle parlait en effet d’une « chouette bagnole ».

Les deux jeunes gens se regardèrent en silence.

— Cette nuit-là, il était donc « sur place », comme dirait Miss Marple. Oh ! Giles, j’ai hâte d’être à jeudi pour savoir ce que va dire Lily Kimble.

— Suppose qu’elle ait la frousse et ne vienne pas ?

— Elle viendra sûrement. Giles, si une voiture de luxe se trouvait près de la maison cette nuit-là…

— Tu crois donc qu’il s’agissait d’un… péril jaune comme celui-ci ?

La voix joviale de Jackie Afflick les fit soudain sursauter.

— Vous admirez mon wagon ?

Il se tenait derrière eux, appuyé contre la haie bien taillée.

— Little Buttercup[2], c’est ainsi que je l’appelle. J’ai toujours aimé les belles carrosseries. Et celle-ci jette du jus, non ?

— Certainement, reconnut Giles.

— J’adore les fleurs, aussi. Surtout les narcisses, les renoncules… Voici votre écharpe, Mrs. Reed. Elle avait glissé derrière le bureau. Eh bien, au revoir. Ravi d’avoir fait votre connaissance.

Gwenda et Giles montèrent en voiture, tandis qu’il faisait demi-tour et s’éloignait en direction de la maison.

— Crois-tu qu’il t’ait entendu qualifier sa voiture de « péril jaune » ? demanda Gwenda.

Giles prit un air gêné.

— Je… ne pense pas. Il a été assez aimable.

— Heu… oui. Mais ça ne signifie pas grand-chose, à mon avis. Et as-tu remarqué l’attitude de sa femme ? Elle a peur de lui. Je l’ai lu sur son visage.

— Quoi ! Peur de ce bon vivant à l’air jovial ?

— Peut-être n’est-il pas, au fond de lui-même, aussi jovial qu’il le paraît. Je t’avoue que cet homme ne me plaît guère. Et je me demande depuis combien de temps il était là à nous écouter… Qu’avons-nous dit exactement ?

— Ma foi, rien de bien significatif.

Pourtant, Giles avait toujours l’air un peu mal à l’aise.

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