LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE X

Les dessous d’une affaire

1

Saltmarsh House se trouvait dans un site agréable à environ six milles de la côte, et la maison de santé était desservie par la gare de la petite ville de South Benham.

Giles et Gwenda furent introduits dans un vaste salon aux sièges recouverts d’une cretonne fleurie. Une charmante vieille dame aux cheveux blancs pénétra dans la pièce, un verre de lait à la main. Elle adressa un petit signe de tête aux visiteurs et alla s’asseoir près de la cheminée. Ses yeux se posèrent pensivement sur Gwenda, puis elle se pencha vers la jeune femme et demanda dans un murmure :

— S’agit-il de votre pauvre enfant ?

Gwenda fut légèrement décontenancée.

— Heu… non, répondit-elle avec une certaine hésitation.

— Ah ! je me le demandais.

La vieille hocha la tête et but une gorgée de lait.

— Dix heures et demie, reprit-elle ensuite sur le ton de la conversation. C’est l’heure. Toujours à dix heures et demie. Vraiment extraordinaire.

Elle baissa la voix et se pencha à nouveau en avant.

— Derrière la cheminée, souffla-t-elle. Mais ne dites à personne que je vous ai parlé.

Au même moment, une employée en uniforme blanc pénétra à son tour dans la pièce et pria les visiteurs de bien vouloir la suivre jusqu’au cabinet du Dr Penrose.

Le médecin se leva pour les accueillir.

Gwenda ne put s’empêcher de penser qu’il avait lui-même l’air un peu fou ; au moins autant que la vieille dame qui buvait sa tasse de lait en débitant d’incompréhensibles sornettes. Mais sans doute tous les psychiatres lui ressemblaient-ils.

— J’ai reçu votre lettre, ainsi que celle du Dr Kennedy, commença-t-il. Et j’ai étudié le cas de votre père, Mrs. Reed. Je me le rappelle d’ailleurs fort bien, mais j’ai tenu tout de même à me rafraîchir la mémoire, de manière à pouvoir vous apprendre tout ce que vous désirez savoir. J’ai cru comprendre que vous n’aviez été mise que tout récemment au courant des faits.

Gwenda expliqua qu’elle avait été élevée en Nouvelle-Zélande par des parents du côté de sa mère et que tout ce qu’elle savait de son père, c’était qu’il était décédé dans une maison de santé.

— C’est bien cela, répondit le médecin. Son cas présentait certains faits assez particuliers.

— Par exemple ? demanda Giles.

— Eh bien, son obsession – ou, si vous préférez, son hallucination – était relativement grave. Il affirmait catégoriquement avoir étranglé sa seconde femme au cours d’une crise de jalousie. Néanmoins, un grand nombre des signes habituels à ce genre de névrose étaient absents, et je n’hésite pas à avouer franchement, Mrs. Reed, que, n’eût été la déclaration du Dr Kennedy précisant que Mrs. Halliday était encore en vie, j’aurais pu, à cette époque, prendre au sérieux les allégations de votre père.

— Aviez-vous donc l’impression qu’il avait véritablement tué sa femme ? demanda Giles.

— J’ai dit, « à cette époque ». Plus tard, j’eus quelque motif de réviser mon opinion, à mesure que le caractère et l’état mental du major Halliday me devenaient plus familiers. Votre père, Mrs. Reed, n’appartenait pas au type paranoïaque. Il ne souffrait pas de la manie de la persécution et n’avait aucun penchant pour la violence. Il n’était pas non plus ce que l’on appelle « fou », et il ne présentait absolument aucun danger pour autrui. Mais il avait une fixation tenace en ce qui concernait la mort de Mrs. Halliday ; et, pour expliquer l’origine de cet état d’esprit, je suis convaincu qu’il nous aurait fallu pouvoir remonter fort loin – probablement jusqu’à une expérience traumatisante se situant dans son enfance. Pourtant, je dois reconnaître que toutes nos méthodes d’analyse ont échoué et que nous avons été incapables de déterminer avec précision l’origine de ses troubles. Briser la résistance d’un malade est parfois un très long travail, qui peut exiger des années. Dans le cas de votre père, c’est le temps qui nous a manqué.

Il s’interrompit un instant, puis levant vivement les yeux :

— Vous savez, je présume, que le major Halliday s’est suicidé.

— Oh non ! s’écria Gwenda.

— Veuillez m’excuser, Mrs. Reed, mais je vous croyais au courant. Quoi qu’il en soit, peut-être avez-vous le droit de nous en vouloir jusqu’à un certain point. Car je suis obligé de reconnaître qu’une surveillance plus serrée aurait sans doute pu éviter un tel dénouement. Mais, franchement, je n’avais décelé chez votre père aucun signe pouvant laisser supposer qu’il était homme à se suicider. Il n’avait aucune tendance à la mélancolie ou à l’abattement. Il se plaignait seulement d’insomnie, et mon confrère avait jugé bon de lui faire donner chaque soir des comprimés de somnifère. Hélas, au lieu de les prendre, il les mettait de côté ; jusqu’au moment où il en eut une quantité suffisante pour…

Il laissa sa phrase en suspens et esquissa un geste vague des deux mains.

— Se sentait-il donc tellement malheureux, ici ?

— Je ne le crois pas. Il souffrait plutôt, à mon avis, d’un complexe de culpabilité et du désir de subir le châtiment qu’il croyait mériter. Vous savez qu’il avait d’abord insisté, le jour même de la disparition de sa femme, pour qu’on appelât immédiatement la police. Et, bien qu’on l’en eût dissuadé en lui affirmant qu’il n’avait commis aucun crime, il refusait obstinément de se laisser convaincre entièrement. Pourtant, on lui avait prouvé à maintes reprises – et il avait été obligé de l’admettre – qu’il n’avait aucun souvenir réel d’avoir commis l’acte dont il s’accusait.

Le Dr Penrose fouilla dans les papiers étalés devant lui.

— Ses déclarations quant à son comportement au cours de la fameuse soirée n’ont jamais varié. Quand il est rentré chez lui, il faisait déjà nuit. Ainsi qu’il le faisait d’habitude, il est entré dans la salle à manger, s’est versé un verre qu’il a bu aussitôt, puis est passé dans le salon en traversant la porte de communication. Après cela, il ne s’est plus souvenu de rien jusqu’au moment où il s’est trouvé debout dans la chambre à coucher, contemplant sa femme morte étendue sur le lit. Étranglée. Et il a tout de suite été persuadé qu’il avait commis le crime.

— Excusez-moi, docteur, interrompit Giles, mais pourquoi en était-il tellement persuadé ?

— Il semble qu’il n’y ait jamais eu le moindre doute dans son esprit. Depuis des mois, il entretenait des soupçons aussi fous que mélodramatiques. Il était, par exemple, convaincu que sa femme lui administrait des drogues à son insu. Il avait vécu aux Indes et, là-bas, les tribunaux ont souvent à juger de cas où la femme a rendu son mari fou en lui faisant absorber du datura. Il avait souffert à plusieurs reprises d’hallucinations qui brouillaient son esprit en ce qui concernait particulièrement le temps et le lieu. Il niait vigoureusement avoir soupçonné sa femme d’infidélité ; mais, en dépit de ces dénégations, je suis persuadé que c’était bien là que se trouvait la motivation. Il semble que les choses se soient passées ainsi : en entrant au salon, il trouve le billet écrit par sa femme et dans lequel elle lui annonce qu’elle le quitte ; et sa manière à lui d’esquiver ce coup brutal, c’est de se convaincre qu’il aime mieux la voir morte qu’infidèle, qu’il aime mieux la tuer. D’où l’hallucination.

— Ce qui veut dire qu’il l’aimait beaucoup, murmura Gwenda.

— Cela paraît l’évidence même, Mrs. Reed.

— Et il n’a jamais voulu admettre que son crime n’avait eu lieu que dans son imagination ?

— Il a été obligé de reconnaître qu’il devait forcément en être ainsi ; mais, au fond de lui-même, sa croyance restait inchangée. L’obsession était trop forte pour céder devant le raisonnement. Si nous avions pu découvrir la nature de la fixation profonde se situant sans doute dans son enfance…

Gwenda l’interrompit à nouveau. Elle trouvait ce détail sans grand intérêt.

— Mais vous êtes absolument certain qu’il n’a pas commis ce crime, n’est-ce pas ?

— Si c’est cette pensée qui vous tracasse, Mrs. Reed, vous pouvez la chasser de votre esprit. Le major Halliday, si jaloux qu’il ait pu être de sa femme, n’était pas le moins du monde un assassin.

Le docteur toussota et se saisit d’un petit carnet noir à la couverture défraîchie.

— Si vous désirez ceci, Mrs. Reed, je puis vous le remettre. Ce carnet contient des notes écrites par votre père durant son séjour ici. Lorsque nous avons remis ses effets personnels à ses exécuteurs testamentaires – une firme d’hommes de loi –, le Dr McGuire, qui était alors directeur de l’établissement, a cru pouvoir conserver ce document comme particulièrement révélateur. Le cas de votre père apparaît d’ailleurs – sous de simples initiales, naturellement – dans un ouvrage écrit par le Dr McGuire en personne. Donc, si vous désirez avoir cette sorte de journal…

Gwenda tendit la main pour s’emparer du petit carnet noir.

— Je vous remercie, dit-elle. J’aimerais beaucoup le conserver, en effet.

2

Dans le train de Londres, Gwenda ouvrit le carnet au hasard et se mit à lire.

Je suppose que ces médecins connaissent leur affaire… Tout ça paraît tellement extraordinaire et stupide… Étais-je amoureux de ma mère ? Est-ce que je haïssais mon père ? Je n’en crois pas un mot… Je ne puis m’empêcher de penser que cela n’est qu’une simple affaire de police – une affaire pour les tribunaux – et non pas une histoire pour les psychiatres… Pourtant, je dois bien reconnaître que certains des malades soignés dans cet établissement ont l’air tellement naturels et raisonnables – exactement comme tout le monde – sauf quand on touche à leur point faible. Eh bien, il semble que, moi aussi, j’aie mon point faible…

J’ai écrit à James… en lui demandant de se mettre en rapport avec Hélène… Qu’on la laisse venir me voir, si elle est en vie… Il prétend qu’il ignore où elle se trouve… tout simplement parce qu’il sait qu’elle est morte et que c’est moi qui l’ai tuée… C’est un brave garçon, mais ses affirmations ne me trompent pas… Hélène est morte…

Quand ai-je commencé à la soupçonner ? Il y a longtemps… Peu de temps après notre arrivée à Dillmouth… Son comportement avait changé… Elle dissimulait quelque chose… Je la surveillais… Oui, et elle m’observait aussi de son côté…

Mettait-elle des drogues dans mes aliments ?… Ces cauchemars étranges et affreux… Non pas des rêves ordinaires… mais des cauchemars vivants, réels… Je sais qu’il s’agissait de drogues… Elle seule a pu faire ça… Pourquoi ?… Il y avait un homme… Un homme dont elle avait peur…

Il me faut être honnête envers moi-même. Je l’ai soupçonnée d’avoir un amant, et il y avait sûrement quelqu’un… Je le sais… Elle m’en avait vaguement parlé sur le bateau… Quelqu’un qu’elle aimait et ne pouvait épouser… Nous étions semblables, elle et moi… Car je ne pouvais oublier Megan… Comme notre petite Gwennie lui ressemble parfois !… Hélène jouait si gentiment avec Gwennie, sur le bateau… Hélène… Tu es si charmante, Hélène…

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