LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Excusez mon bavardage, madame. Mais il me semble revivre les jours anciens. Vous vouliez peut-être me demander quelque chose ?

— J’aime entendre parler du passé, dit Gwenda. En fait, c’est tout ce que j’espérais. Voyez-vous, j’ai été élevée en Nouvelle-Zélande et, naturellement, là-bas, on ne pouvait rien m’apprendre sur mon père, sur ma belle-mère… Elle était… belle, n’est-ce pas ?

— Oui. Et elle vous aimait beaucoup. Elle vous emmenait à la plage, jouait avec vous dans le jardin… Elle était elle-même si jeune ! Rien qu’une gamine, en vérité. Je me disais toujours qu’elle devait prendre à ces jeux autant de plaisir que vous. Voyez-vous, elle était fille unique, pour ainsi dire. Le Dr Kennedy, son frère, était beaucoup plus âgé qu’elle, et il était toujours plongé dans ses livres. De sorte que, lorsqu’elle n’était pas au lycée, elle devait jouer toute seule…

Miss Marple, assise un peu en retrait, tout contre le mur, demanda d’une voix douce :

— Vous avez toujours habité Dillmouth, n’est-il pas vrai ?

— Oui, mademoiselle. Mon père possédait la ferme de Rylands, de l’autre côté de la colline. Mais il n’avait pas de fils et, après sa mort, ma mère s’est sentie incapable de s’occuper de la propriété. Aussi l’a-t-elle vendue pour acheter le petit magasin d’articles de fantaisie qui se trouve au bout de la Grand-Rue. Oui, j’ai passé toute ma vie ici.

— Vous devez donc savoir bien des choses sur les habitants de la localité.

— Mon Dieu, oui. Dillmouth n’était autrefois qu’une toute petite station, bien qu’il y ait toujours eu des tas d’estivants durant la belle saison. Mais c’étaient des gens calmes et agréables, qui revenaient ici chaque année ; pas de ces excursionnistes en autocar que nous avons à présent.

— J’imagine, dit Giles à son tour, que vous connaissiez bien Hélène Kennedy, avant qu’elle ne devînt Mrs. Halliday ?

— Ma foi, j’avais entendu parler d’elle, et j’avais dû l’apercevoir à plusieurs reprises, mais je ne la connaissais pas vraiment jusqu’au jour où je suis entrée à son service, après son mariage avec le major Halliday.

— Et… vous l’aimiez bien ? demanda Miss Marple.

Edith Pagett tourna la tête vers elle.

— Oui, mademoiselle, je l’aimais beaucoup. Quoique les gens puissent raconter sur son compte, elle a toujours été envers moi aussi gentille et aussi bonne qu’il est possible de l’être. Je ne l’aurais jamais crue capable de faire ce qu’elle a fait. Cela m’a véritablement consternée. Bien sûr, il y avait eu des cancans…

Elle s’interrompit encore et jeta un coup d’œil d’excuse à Gwenda. La jeune femme se mit brusquement à parler.

— Je veux savoir, dit-elle. Je vous en prie, ne croyez pas que je me froisserai de ce que vous pourrez dire. Ce n’était pas vraiment ma mère…

— C’est vrai, madame.

— Et, voyez-vous, nous tiendrions beaucoup à la retrouver. Depuis qu’elle a quitté Dillmouth, on n’a plus jamais eu de ses nouvelles, et nous ne savons même pas si elle est encore en vie. Or, il y a des raisons…

Elle hésita, et ce fut Giles qui précisa :

— Des exigences légales. Nous ne savons pas s’il faut présumer son décès ou bien…

— Je comprends parfaitement. Après la guerre, le mari de ma cousine avait été porté disparu, et il y a eu des tas d’ennuis et de formalités. Alors, si je puis vous aider d’une manière quelconque, je suis disposée à le faire. Ce n’est pas comme si vous étiez des étrangers. Miss Gwennie et ses « winnies »… C’était si drôle, la façon dont vous disiez ça, madame.

— C’est très aimable à vous, reprit Giles. Eh bien, puisque vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous poser une première question. Mrs. Halliday a quitté la maison très brusquement, n’est-il pas vrai ?

— Oui, monsieur. Et ce fut pour nous tous un choc terrible. Surtout pour ce pauvre major, qui en perdit complètement la santé.

— Pardonnez-moi d’être brutal, mais… avez-vous une idée de l’homme avec qui elle s’est enfuie ?

Edith Pagett secoua la tête.

— Pas vraiment. C’est une des questions que m’a posée le Dr Kennedy, à l’époque, et j’ai été incapable de lui répondre avec précision. Lily n’a pas pu en dire davantage, d’ailleurs. Quant à Léonie, elle était étrangère, parlait assez mal l’anglais, et bien des choses lui échappaient.

— Vous n’aviez donc pas de certitude. Mais pourriez-vous hasarder une conjecture ? Tout cela appartient à un passé déjà lointain, et ça n’a plus grande importance, même si votre supposition est erronée. Vous avez certainement dû avoir des soupçons ?

— Certes, nous avions nos soupçons, mais ce n’était rien d’autre que des soupçons. Et, en ce qui me concerne, je n’ai jamais rien vu. Mais Lily, qui était une fine mouche, avait depuis quelque temps ses idées sur la question, « Remarque bien, ce que je te dis, me disait-elle, ce gars-là a le béguin pour elle. Y a qu’à voir la façon dont il la reluque quand elle sert le thé. Et sa femme, dont ! Les regards furieux qu’elle lui lance… »

— Et qui était ce… cet homme ?

— Je suis désolée, mais je ne me souviens pas de son nom, après tout ce temps. Un certain capitaine… Esdale… Non, ce n’était pas ça. Emery, peut-être ? Non plus. Mais il me semble que ça commençait par un E… ou par un H. Un nom assez peu courant, d’ailleurs. Mais je n’ai plus repensé à tout ça depuis dix-huit ans. Sa femme et lui résidaient au Royal Clarence.

— Des estivants ?

— Oui, mais je crois qu’ils avaient connu Mrs. Halliday auparavant. Ils venaient très souvent à la villa. En tout cas, d’après Lily, il était amoureux d’elle.

— Et, naturellement, cela ne plaisait pas à sa femme.

— Ma foi, non… Pourtant, je n’ai pas cru, à l’époque, qu’il pût y avoir quelque chose entre eux. Et encore aujourd’hui, je ne sais quoi dire.

— Se trouvaient-ils encore au Royal Clarence, demanda Gwenda, lorsque ma belle-mère s’est enfuie ?

— Pour autant qu’il me souvienne, ils sont partis à peu près au même moment – peut-être un jour plus tôt ou un jour plus tard. De toute façon… les deux départs étaient assez rapprochés pour faire jaser. Mais je n’ai jamais rien su de précis. Tout s’est fait discrètement, si toutefois il y avait quelque chose, ce dont je doute encore. Ce qui est extraordinaire, c’est que Mrs. Halliday se soit enfuie ainsi, aussi brusquement. Mais les gens prétendaient qu’elle avait toujours été frivole, bien que, en ce qui me concerne, je n’aie jamais rien constaté de semblable. Si j’avais cru à ces racontars, je n’aurais pas accepté de les suivre dans le Norfolk.

Pendant un instant, les trois visiteurs dévisagèrent Edith Pagett avec le plus grand étonnement.

— Dans le Norfolk ? répéta ensuite Giles. Avaient-ils donc l’intention d’aller s’installer là-bas ?

— Oui, monsieur. Ils y avaient acheté une maison. Mrs. Halliday m’en avait parlé trois semaines environ avant… ces événements. Elle m’avait demandé si j’aimerais les suivre, et j’avais dit oui. Je n’avais jamais quitté Dillmouth et, comme je n’avais plus mes parents, j’ai pensé que cela me changerait un peu.

— Je n’avais jamais entendu dire qu’ils avaient acheté une maison dans le Norfolk, dit à nouveau Giles.

— Mrs. Halliday semblait vouloir garderie secret, et elle m’avait demandé de n’en parler à personne. Naturellement, j’avais obéi. Ça faisait un certain temps qu’elle souhaitait quitter Dillmouth et qu’elle harcelait le major Halliday pour qu’il cédât à son caprice. Mais lui se plaisait ici. Je crois même savoir qu’il avait écrit à Mrs. Findeyson – à qui appartenait la villa Sainte-Catherine – pour lui demander si elle ne serait pas disposée à la vendre. Mais Mrs. Halliday était absolument opposée à un tel projet. Elle semblait avoir pris Dillmouth en aversion. On aurait dit qu’elle avait peur de s’y fixer définitivement.

Ces dernières paroles avaient été prononcées sur le ton le plus naturel ; et pourtant, les trois visiteurs se raidirent en les entendant.

— Ne croyez-vous pas, suggéra Giles, qu’elle désirait aller dans le Norfolk pour être plus près de cet homme ?

Edith Pagett réfléchit pendant un instant, l’air soucieux.

— En vérité, monsieur, je ne le pense pas. D’ailleurs, je crois me rappeler que ces gens-là habitaient dans le nord de l’Angleterre. Dans le Northumberland, me semble-t-il. C’est pourquoi ils aimaient venir passer leurs vacances dans le Sud où la température est tellement plus douce.

— Vous avez dit il y a un instant, intervint Gwenda, que ma belle-mère semblait avoir peur. De quelque chose ou de quelqu’un ?

— Maintenant que vous en parlez, je me rappelle…

— Quoi donc ?

— Un jour, Lily, qui venait de faire l’escalier, entra brusquement dans la cuisine et me dit : « Y a de l’eau dans le gaz. » Elle avait parfois une manière assez vulgaire de s’exprimer, Lily. Je vous demande de m’excuser, madame. Naturellement, je lui demandai ce qu’elle voulait dire. Elle m’annonça alors que les maîtres venaient d’entrer au salon par la porte-fenêtre du jardin et que, la porte donnant sur le hall étant ouverte, elle avait surpris leur conversation. « J’ai peur de toi, disait Mrs. Halliday qui, d’après Lily, paraissait fort effrayée. Il y a longtemps que j’ai peur de toi. Tu n’es pas normal : tu es fou. Va-t’en et laisse-moi tranquille. Je veux être seule. J’ai peur et je crois que, au fond de moi-même, tu m’as toujours fait peur. »

Edith Pagett marqua un temps d’arrêt. Elle semblait elle-même en proie à une certaine panique.

— Bien sûr, reprit-elle, il m’est impossible, après tout ce temps, de vous répéter les paroles exactes, mais c’était quelque chose comme ça. En tout cas, Lily avait pris cette conversation très au sérieux, et c’est pourquoi, après ce qui est arrivé, elle…

Une autre hésitation.

— Je ne veux pas dire, bien sûr… Excusez-moi, madame. Je me suis laissée entraîner…

— Dites-nous tout ce que vous savez, Edith, car c’est très important pour nous. Certes, ces événements datent de longtemps, mais il faut que nous sachions.

— Je ne pourrais pas, monsieur, répondit Edith d’un air gêné.

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