LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

Les lumières s’éteignirent, et la pièce commença. Elle était remarquablement interprétée, et Gwenda l’apprécia d’autant plus qu’elle n’avait pas souvent vu des productions théâtrales de premier plan.

La représentation tirait à sa fin et atteignait à présent le point culminant de l’horreur. La voix de l’acteur franchissait la rampe, chargée de tout le tragique d’un esprit faussé et perverti.

« Couvrez son visage. Elle est morte jeune, et mes yeux sont éblouis. »

Gwenda poussa un cri.

Elle bondit hors de son fauteuil, passa en aveugle devant tous les autres pour gagner l’allée centrale, se précipita vers la sortie et se retrouva dans la rue. Tantôt marchant et tantôt courant, elle remonta Haymarket en proie à une folle panique. Parvenue dans Piccadilly, elle remarqua un taxi en maraude, le héla, grimpa dedans et donna au chauffeur l’adresse de la maison de Chelsea. Arrivée à destination, les doigts tremblants, elle sortit maladroitement l’argent de son sac à main, paya le taxi et gravit les marches du perron. La jeune bonne qui lui ouvrit la porte la considéra avec une surprise non dissimulée.

— Vous rentrez bien tôt, Miss, dit-elle. Vous ne vous sentez pas malade, au moins ?

— Je… non, oui… je… je… j’ai eu un petit malaise.

— Voulez-vous boire quelque chose ? Un peu de cognac, peut-être ?

— Non, merci. Rien. Je monte me coucher tout de suite.

Elle gravit l’escalier en courant pour échapper à d’autres questions.

Parvenue dans sa chambre, elle se déshabilla, laissa tomber ses vêtements en tas sur le tapis et se glissa dans son lit, où elle resta un long moment toute frissonnante, le cœur battant la chamade, les yeux rivés au plafond.

Elle n’entendit pas l’arrivée des autres. Mais, au bout d’un moment, la porte s’ouvrit, et Miss Marple entra, deux bouillottes sous son bras, une tasse à la main.

Gwenda s’assit dans son lit, s’efforçant de réprimer les frissons qui l’agitaient encore.

— Oh ! Miss Marple, je suis affreusement confuse, balbutia-t-elle. Je ne sais ce qui… Ç’a été vraiment affreux de ma part. Que doivent-ils penser de moi ? Ils doivent être vraiment fâchés…

— Mais non. Ne vous inquiétez pas, mon enfant. Installez-vous bien dans votre lit avec ces deux bouillottes.

— Je n’ai pas besoin de bouillotte…

— Oh, mais si ! Tenez… Voilà qui est parfait. À présent, buvez cette tasse de thé.

Le thé était brûlant et très fort, un peu trop sucré, mais Gwenda l’avala sans protester. Elle sentit ses frissons diminuer progressivement.

— Étendez-vous et dormez, reprit la vieille demoiselle. Vous avez éprouvé un choc, mais nous reparlerons de tout ça demain matin. Ne vous inquiétez surtout pas. Contentez-vous de dormir.

Miss Marple remonta les couvertures sur la poitrine de la jeune femme, lui tapota amicalement l’épaule et sortit.

Au même moment, en bas, Raymond s’adressait à Joan d’un air irrité.

— Qu’est-ce qu’a donc cette fille ? Elle est malade, ou quoi ?

— Mon cher, je n’en sais absolument rien. Je l’ai entendue crier, et c’est tout. J’imagine que la pièce était un peu trop macabre pour elle.

— Bien sûr, Webster est parfois assez effrayant. Mais je n’aurais jamais cru…

Il s’interrompit à l’entrée de Miss Marple.

— Va-t-elle mieux ?

— Oui. Mais elle a éprouvé un sérieux choc.

— Un choc ? À la vue d’un drame de Webster ?

— J’ai l’impression qu’il doit y avoir quelque chose de plus, répondit Miss Marple d’un air songeur.

Le lendemain matin, on apporta à Gwenda son petit déjeuner au lit. Elle but un peu de café et grignota un bout de tartine beurrée. Puis elle se leva, s’habilla et descendit au rez-de-chaussée. Joan était partie pour son studio, et Raymond était déjà enfermé dans son cabinet de travail. Seule, Miss Marple se trouvait dans le salon, occupée à tricoter, assise près de la fenêtre d’où l’on avait vue sur le fleuve. À l’entrée de Gwenda, elle leva son visage calme et souriant.

— Bonjour, ma chère, dit-elle. J’espère que vous vous sentez mieux.

— Oui, merci. Je vais tout à fait bien. Mais je me demande comment j’ai pu être aussi affreusement stupide hier soir. Sont-ils très en colère après moi ?

— Bien sûr que non. Ils comprennent parfaitement.

— Ils comprennent… quoi ?

Miss Marple leva à nouveau les yeux de son ouvrage.

— Que vous avez éprouvé un choc, c’est tout.

Et elle ajouta d’un ton plus doux :

— Ne pensez-vous pas que vous feriez bien de me parler un peu de tout cela ?

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