LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

— Et si tu ne la retrouvais pas ?

— Tu sais, ce n’est pas ma véritable bague de fiançailles. Celle-là… je n’aurais pas accepté de la risquer.

— Je suis heureux de te l’entendre dire.

— Elle me tient tellement à cœur ! Te souviens-tu de ce que tu m’as dit lorsque tu l’as passée à mon doigt ? « Une émeraude pour un mystérieux petit chaton aux yeux verts. »

— J’imagine, fit remarquer Giles avec calme, que nos petits mots tendres paraîtraient un peu étranges à une personne de la génération de Miss Marple.

— Je me demande ce que notre vieille amie peut bien faire en ce moment. Elle est sans doute assise au soleil, en train de rêvasser.

— Plutôt en train de fouiner ou de fureter dans quelque coin, si je l’ai bien jugée. J’espère qu’elle ne va pas exagérer, un de ces jours, avec toutes ses questions.

— Chez une vieille dame, la curiosité est naturelle, et on n’y prête pas autant d’attention que si nous allions nous-mêmes poser des tas de questions à tort et à travers.

Giles reprit son air grave.

— C’est pourquoi il me déplaît que tu aies à le faire. Je ne puis supporter la pensée de rester bien tranquille à t’attendre pendant que tu vas faire la sale besogne.

Gwenda promena doucement son index sur la joue de son mari.

— Je sais, mon chéri, je sais. Mais tu dois admettre que c’est une tâche délicate d’aller faire subir à un homme un interrogatoire sur ses affaires de cœur. Seule une femme douée d’un peu d’habileté et de diplomatie peut se tirer de ce genre d’indiscrétion.

— Je n’ai jamais douté ni de ton intelligence ni de ton habileté. Mais si Erskine est l’homme que nous recherchons…

— Je ne crois pas qu’il le soit, dit Gwenda d’un air pensif.

— Veux-tu laisser entendre que nous faisons fausse route ?

— Pas entièrement. Je pense qu’il était bel et bien amoureux d’Hélène. Mais il est gentil, Giles. Terriblement sympathique. Ce n’est pas le genre d’homme à étrangler une femme.

— Permets-moi de te faire observer, ma petite fille, que, jusqu’à présent, tu n’as pas beaucoup fréquenté les étrangleurs !

— C’est vrai. Mais j’ai mon instinct féminin.

— J’imagine que c’est ce que doivent souvent dire les victimes de ce genre d’individus. Non, Gwenda, toute plaisanterie mise à part, je te conjure d’être prudente.

— Je le serai, c’est promis. Mais, tu sais, je le plains vraiment, ce pauvre homme affublé de ce dragon de femme. Je suis certaine qu’il a mené une bien triste vie.

— Je reconnais que c’est une femme bizarre. Et quelque peu inquiétante.

— Absolument sinistre. As-tu vu comment elle m’observait pendant que je parlais à son mari ?

— J’espère que le plan réussira.

3

Le plan en question fut mis à exécution le lendemain même.

Giles, qui se sentait, disait-il, pareil à un mauvais détective dans une affaire de divorce, prit position en un point qui dominait la grille d’entrée d’Anstell Manor. Vers onze heures et demie, il alla prévenir Gwenda que tout allait bien. Mrs. Erskine était partie dans une petite Austin, de toute évidence pour aller faire son marché à la ville voisine, qui se trouvait à une distance de trois milles. Par conséquent, la voie était libre.

Gwenda se dirigea aussitôt vers la grille de la propriété, arrêta sa voiture, mit pied à terre et sonna. Elle demanda Mrs. Erskine, mais il lui fut répondu, naturellement, qu’elle était sortie. Elle demanda alors le major Erskine. Il était dans le jardin, penché au-dessus d’un parterre, et se redressa à l’approche de la jeune femme.

— Je suis désolée de vous déranger, dit Gwenda, mais je crois avoir perdu une bague, hier. Je sais que je l’avais encore après le thé, quand nous sommes sortis dans le jardin. Et je serais navrée de ne pas la retrouver, car c’est ma bague de fiançailles. Elle est un peu grande à mon doigt, et…

On se mit à chercher. Gwenda refit le chemin qu’elle se rappelait avoir parcouru la veille, essayant de se souvenir des endroits où elle avait fait halte, des fleurs qu’elle avait touchées et, bien entendu, on aperçut bientôt le bijou auprès d’un massif de delphiniums, à l’endroit où elle l’avait volontairement laissé glisser de son doigt. Elle prit un air soulagé et ravi.

— Puis-je maintenant vous offrir quelque chose à boire, Mrs. Reed ? demanda Erskine. De la bière, un peu de xérès ? À moins que vous ne préfériez du café.

— Je n’ai besoin de rien, je vous remercie. Seulement… une cigarette, si vous voulez bien.

Elle s’assit sur un banc, et Erskine prit place à ses côtés. Pendant quelques minutes, ils fumèrent en silence. Gwenda sentait son cœur battre plus vite, mais il n’y avait qu’un seul moyen d’atteindre le but : il fallait faire le saut sans hésiter.

— Je voudrais vous demander quelque chose, major Erskine, dit-elle. Sans doute allez-vous me juger terriblement indiscrète, mais je voudrais absolument savoir, et… vous êtes probablement la seule personne à pouvoir me renseigner. Car je crois que vous avez été, à un certain moment, amoureux de ma belle-mère.

Erskine tourna vers elle un visage où se répétait son étonnement.

— Votre belle-mère ?

— Oui. Hélène Kennedy, qui devint par la suite Mrs. Halliday.

— Oh ! je comprends.

Erskine paraissait très calme, les yeux fixés sans la voir sur la pelouse inondée de soleil. Sa cigarette se consumait lentement entre ses doigts. Mais, malgré ce calme apparent, Gwenda sentait en lui une tension nerveuse et un trouble profonds. Comme s’il répondait à une question qu’il venait de se poser à lui-même, il murmura enfin :

— Les lettres, j’imagine.

Gwenda ne répondit pas.

— Je ne lui en ai pas envoyé beaucoup : deux, peut-être trois. Elle m’avait affirmé les avoir détruites ; mais les femmes ne détruisent jamais les lettres, n’est-ce pas ? Elles sont donc tombées entre vos mains, et vous voulez savoir…

— J’aimerais en savoir davantage sur elle. Voyez-vous, je l’aimais beaucoup, bien que je ne fusse qu’une toute petite fille quand elle est partie.

— Elle est partie ?

— Ne le saviez-vous pas ?

Les yeux d’Erskine, remplis de franchise et d’étonnement, se fixèrent sur ceux de Gwenda.

— Je n’ai jamais rien su d’elle depuis… depuis cet été que nous avons passé à Dillmouth.

— Vous ne savez donc pas où elle se trouve à présent ?

— Comment le saurais-je ? Il y a de cela des années… Tout est maintenant fini. Oublié.

— Oublié ?

Erskine esquissa un pauvre sourire chargé de tristesse et d’amertume.

— Peut-être pas oublié… Vous êtes très observatrice, Mrs. Reed. Mais… parlez-moi d’elle… Elle n’est pas… morte, n’est-ce pas ?

Une petite brise fraîche se leva soudain, frôla leur nuque et passa.

— J’ignore si elle est morte ou non, dit Gwenda. Je pensais même que vous pourriez peut-être le savoir.

Il secoua lentement la tête.

— Voyez-vous, continua la jeune femme, elle a quitté Dillmouth précisément un soir de ce même été sans rien dire à personne. Et elle n’est jamais revenue.

— Et vous pensiez que je pourrais avoir de ses nouvelles ?

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