LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

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Gwenda resta un long moment à fixer le papier, puis s’éloigna d’un pas mal assuré pour aller s’asseoir sur son lit.

Elle se trouvait dans une maison qu’elle n’avait jamais vue avant de l’acheter, dans une région qu’elle n’avait jamais visitée auparavant et deux jours plus tôt, elle avait imaginé un papier peint qui correspondait exactement à celui dont la chambre était tapissée autrefois.

Des idées insensées tournoyaient dans sa tête. Prescience, prémonition…

L’allée du jardin et la porte de communication, elle pouvait encore les classer parmi les coïncidences, mais il en allait différemment avec le papier peint de la chambre. Il n’était pas concevable que l’on pût imaginer un papier portant un dessin très particulier et puis le découvrir à l’endroit précis où on aurait voulu qu’il fût… Il y avait là une explication qui lui échappait et qui… oui, qui lui faisait peur. De temps à autre, elle revoyait cette maison telle qu’elle était autrefois. À n’importe quel moment, elle pouvait s’attendre à voir quelque chose d’autre. Quelque chose qu’elle n’aurait pas souhaité voir…

Oui, cette maison l’effrayait, maintenant. Mais était-ce bien la maison qui lui faisait peur ? N’était-ce pas plutôt elle-même ? Elle ne voulait pas être de ces personnes qui voient des choses…

Elle poussa un long soupir, se leva, enfila une veste, descendit rapidement l’escalier et sortit de la maison pour se rendre au bureau de poste le plus proche et expédier un télégramme avec réponse payée.

WEST, 19 ADDWAY SQUARE CHELSEA LONDRES PUIS-JE CHANGER IDÉE ET VENIR DEMAIN ? GWENDA

CHAPITRE III

« Couvrez son visage… »

Raymond West et sa femme Joan firent de leur mieux pour que Gwenda se sentît chez elle et ne fût en rien dépaysée. Ce ne fut pas leur faute si la jeune femme, au fond d’elle-même, les trouva un peu alarmants. Raymond, avec son apparence étrange qui faisait un peu penser à un corbeau, ses cheveux en bataille et ses crescendos subits dans une conversation absolument incompréhensible, laissait Gwenda ahurie et nerveuse tout à la fois. Joan et son mari semblaient parler un langage à eux. Gwenda n’avait encore jamais été ainsi plongée dans un milieu d’intellectuels dont pratiquement tous les éléments lui étaient étrangers.

— Nous avons projeté de vous amener à quelques spectacles, dit Raymond.

Gwenda buvait à petites gorgées le verre de gin qu’on lui avait servi, alors qu’elle eût plutôt souhaité, après son voyage, déguster une bonne tasse de thé. Malgré cela, son visage s’illumina à la pensée d’aller au théâtre.

— Ce soir, continua l’écrivain, soirée de ballets à Sadler’s Wells ; et, demain, nous aurons une réunion d’anniversaire en l’honneur de mon extraordinaire tante Jane. Nous irons voir La Duchesse d’Amalfi[1] ; puis, vendredi Ils marchaient sans pieds. Il faut absolument que vous voyiez ça. C’est une pièce traduite du russe, qui est bien le drame le plus significatif de ces vingt dernières années.

Gwenda remercia comme il se devait pour tous ces projets destinés à la distraire. Plus tard, quand Giles serait là, ils iraient ensemble voir des comédies musicales et autres choses du même genre. Aussi tressaillit-elle un peu à la pensée de voir Ils marchaient sans pieds ; mais elle se dit qu’elle l’aimerait peut-être, bien que le terme « significatif » lui fit un peu peur. Dans son esprit, une œuvre significative était généralement celle qui ne plaisait à personne.

— Vous adorerez ma tante Jane, ajouta Raymond. C’est, si je puis me permettre cette expression, une « pièce d’époque ». Victorienne jusqu’au bout des ongles. Chez elle, les tables de toilette, ont leurs pieds emmaillotés d’indienne. Et elle vit dans un petit village où il ne se passe jamais rien. Tout à fait semblable à une mare stagnante.

— Il s’y est tout de même passé quelque chose, une fois, intervint Joan d’un ton sec.

— Bah ! un simple drame passionnel. Vulgaire, sans le moindre raffinement.

— Ça t’avait pourtant beaucoup intéressé, à l’époque, lui rappela sa femme avec un petit clin d’œil.

— J’aime aussi parfois jouer au cricket dans un petit patelin, déclara Raymond avec dignité.

— Quoi qu’il en soit, tante Jane s’était véritablement distinguée, en cette occasion.

— Certes. Ce n’est pas une sotte. Et elle adore les problèmes.

— Les problèmes ? répéta Gwenda dont la pensée s’était envolée vers l’arithmétique.

Raymond fit un geste vague de la main.

— N’importe quel genre de problèmes. Par exemple, pourquoi la femme de l’épicier avait pris son parapluie, par une belle soirée d’été, pour se rendre à une réunion paroissiale. Pourquoi un bocal de crevettes avait été placé à l’endroit où on l’a découvert. Ou encore, ce qui était arrivé au surplis du curé. Pour tante Jane, tout est bon. Si vous avez un problème dans votre vie, Gwenda, vous pouvez le lui soumettre. Elle vous donnera la réponse.

Il se mit à rire. Gwenda l’imita, mais sans beaucoup d’entrain.

Le lendemain, la jeune femme fut présentée à tante Jane, c’est-à-dire à Miss Marple. Cette dernière était une charmante vieille demoiselle, grande et maigre, avec des joues roses et des yeux bleus où brillait parfois un éclair de malice, des manières affables bien que, peut-être, légèrement affectées.

Après un repas où on avait bu à la santé de tante Jane, on se rendit au théâtre. Il y avait dans le groupe deux autres hommes : un artiste d’un certain âge et un jeune avocat. Durant le repas, le premier s’était surtout consacré à Gwenda, tandis que le second partageait ses attentions entre Joan et Miss Marple dont il semblait apprécier particulièrement les remarques. Au théâtre, cependant, les rôles furent inversés, et Gwenda se trouva assise tout au milieu de la rangée, entre Raymond et l’avocat.

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