La Loi de Lynch

Chapitre 24Un camp dans la montagne.

En quittant le jacal, le Cèdre-Rouge s’étaitdirigé vers les montagnes.

Le squatter était un de ces vieux routiers dela prairie à qui toutes les ruses du désert sont connues.

D’après les quelques paroles prononcées par lepère Séraphin et la hâte qu’il avait mise à venir les lui dire, leCèdre-Rouge avait compris que cette fois il s’agissait d’une luttesuprême, sans trêve ni merci, où ses ennemis déploieraient toutesleurs connaissances et leur habileté, afin d’en finir une fois pourtoutes avec lui.

Il avait eu le bonheur d’atteindre assez tôtles sierras de los Comanches pour faire disparaître ses traces.

Alors, pendant un mois avait eu lieu entre luiet Valentin un de ces assauts incroyables d’adresse et de ruse oùchacun d’eux avait déployé tout ce que son esprit fertile enexpédients avait pu lui fournir de fourberies pour tromper sonadversaire et lui donner le change.

Comme cela arrive souvent en pareillecirconstance, le Cèdre-Rouge, qui dans le principe n’avait acceptéqu’avec répugnance la lutte dans laquelle on l’engageait malgrélui, avait peu à peu senti se réveiller en lui ses vieux instinctsde coureur des bois, l’orgueil s’était mis de la partie, sachantqu’il avait affaire à Valentin Guillois, c’est-à-dire au plus rudejouteur des prairies, et alors il s’était passionné pour cettelutte et avait déployé un génie dont lui-même était étonné, afin deprouver à son redoutable adversaire qu’il n’était pas indigne delui.

Pendant tout un mois, les deux adversairesavaient manœuvré, sans s’en douter, dans un périmètre de moins, dedix lieues, tournant incessamment autour l’un de l’autre, etsouvent, n’étant séparés que par un rideau de feuillage ou par unravin.

Mais cette lutte devait tôt ou tard avoir unefin, le Cèdre-Rouge le comprenait, et, n’étant plus soutenu par lesmêmes passions qui jadis servaient de mobile à toutes ses actions,le découragement commençait presque à s’emparer de lui, d’autantplus que les souffrances physiques s’étaient, depuis quelquesjours, jointes aux douleurs morales, et semblaient s’être réuniespour lui porter le dernier coup.

Voici dans quelle position nous retrouvons leCèdre-Rouge au moment où les besoins de notre récit nous obligent àretourner vers lui.

Il était huit heures du soir à peu près ;trois hommes et une jeune fille, réunis autour d’un maigre feu defiente de bison, se chauffaient en jetant parfois autour d’eux unregard terne et désolé sur les gorges sombres des montagnesd’alentour. Ces quatre personnages étaient Nathan, Sutter, FrayAmbrosio et Ellen.

L’endroit où ils se trouvaient était un de cesravins étroits, lits de torrents desséchés, comme il s’en rencontretant dans la sierra de los Comanches.

Sur les flancs du ravin s’étendaient, à droiteet à gauche, d’épais taillis, contre-forts d’une sombre forêtvierge, des mystérieuses profondeurs de laquelle on entendaitsortir par intervalles des hurlements et des rauquements prolongésde bêtes fauves.

La situation des fugitifs était des pluscritiques et même des plus désespérées.

Cernés depuis un mois dans ces montagnesarides, traqués de tous les côtés, ils n’avaient jusque-là échappéà leurs persécuteurs que grâce à d’immenses sacrifices et surtoutaux prodiges d’adresse déployés par le Cèdre-Rouge.

La poursuite avait été tellement vive que,toujours sur le point d’être surpris par leurs ennemis, ilsn’avaient pu même se hasarder à chasser le rare gibier qui, commepour les narguer, bondissait parfois à quelques pas d’euxseulement.

Un coup de fusil, en révélant la directiondans laquelle ils se trouvaient, aurait suffi pour les fairedécouvrir.

Cependant les quelques vivres dont ilss’étaient approvisionnés en quittant le jacal n’avaient pas tardé,malgré l’économie dont ils en usaient, à disparaître.

Alors la faim, la soif surtout s’étaient faitsentir.

De tous les fléaux qui affligent lesmalheureux voyageurs, la soif est, sans contredit, le plusterrible.

On peut jusqu’à un certain point endurer lafaim pendant un laps de temps plus ou moins long sans grandesouffrance, surtout au bout de quelques jours ; mais la soifcause des douleurs atroces qui, en peu de temps, occasionnent uneespèce de folie furieuse ; le palais se dessèche, la gorge esten feu, les yeux s’injectent de sang, et le malheureux, en proie àun horrible délire qui lui fait voir partout cette eau si désirée,meurt enfin dans des douleurs atroces que rien ne peut calmer.

Les provisions épuisées, il avait fallu s’enprocurer d’autres ; dans ces montagnes, cela était presqueimpossible, surtout se trouvant, comme l’étaient les fugitifs,privés de leur liberté d’action.

Ils parvinrent cependant, pendant quelquesjours, à vivre de racines et de quelque menu gibier pris aucollet.

Malheureusement, le froid devenait tous lesjours plus vif, les oiseaux se retiraient dans des régions moinsglacées : cette ressource leur manqua.

Le peu d’eau qui restait avait, d’un communaccord, été réservée pour Ellen.

La jeune fille s’était défendue d’accepter cesacrifice : mais la soif la prenait à chaque instantdavantage, et, vaincue par les prières de ses compagnons, elleavait fini par accepter.

Ceux-ci n’avaient trouvé d’autre moyen pourétancher la soif qui les dévorait que de fendre les oreilles deleurs chevaux et de boire le sang au fur et à mesure qu’ilcoulait.

Puis ils avaient tué un cheval. Pas plus queleurs maîtres, les pauvres animaux ne trouvaient de nourriture. Lachair rôtie de ce cheval les avait aidés, tant bien que mal, àpasser quelques jours.

Bref, les quatre chevaux avaient été dévorés àla suite l’un de l’autre.

Maintenant il ne restait plus rien auxaventuriers. Non seulement il ne leur restait plus rien, maisdepuis deux longs jours ils n’avaient pas mangé.

Aussi gardaient-ils un lugubre silence, en sejetant à la dérobée des regards farouches, et se plongeant de plusen plus dans de sinistres réflexions.

Ils sentaient la pensée tournoyer dans leurcerveau, leur échapper peu à peu, et le délire s’emparerd’eux ; ils sentaient approcher le moment où ils ne seraientplus maîtres de leur raison et deviendraient la proie de l’affreusecalenture [6] qui déjà serrait leurs tempes comme dansun étau et faisait miroiter devant leurs yeux brûlés de fièvre lesplus effrayants mirages.

C’était un spectacle navrant que celuiqu’offraient autour de ce feu mourant, dans ce désert d’un aspectmorne et sévère, ces trois hommes étendus sans force et presquesans courage auprès de cette jeune fille pâle qui, les mainsjointes et les yeux baissés, priait à voix basse.

Le temps s’écoulait, le vent mugissaitlugubrement dans les quebradas ; la lune, à demi noyée dans unflot de vapeurs, n’envoyait qu’à de longs intervalles ses rayonsblafards, qui éclairaient d’une lueur fantastique et incertainecette scène de désolation, dont le silence sinistre n’était troubléparfois que par un blasphème étouffé ou un gémissement arraché parla douleur.

Ellen releva la tête et promena sur sescompagnons un regard chargé de compassion.

– Courage, murmura-t-elle de sa voixdouce, courage, mes frères ! Dieu ne peut nous abandonnerainsi.

Un ricanement nerveux fut la seule réponsequ’elle obtint.

– Hélas ! reprit-elle, au lieu devous laisser ainsi aller au désespoir, pourquoi ne pas prier, mesfrères ? la prière console, elle donne des forces et rendl’espoir.

– Étanchera-t-elle la soif damnée qui mebrûle la gorge ? répondit brutalement le moine en se relevantpéniblement sur le coude et fixant sur elle un regard furieux.Taisez-vous, folle jeune fille, si vous n’avez pas d’autres secoursque vos banales paroles à nous donner.

– Silence ! moine damné, interrompitbrusquement Sutter en fronçant le sourcil ; n’insultez pas masœur ! elle seule peut nous sauver peut-être, car si Dieu apitié de nous, ce sera à sa considération.

– Ah ! fit le moine avec un rirehideux, à présent vous croyez en Dieu, mon maître ! Vous voussentez donc bien près de la mort que vous ayez si peur ?Dieu ! misérable ; réjouissez-vous qu’il n’y en ait pas,au lieu de l’appeler à votre aide : car s’il existaitréellement, depuis longtemps il vous aurait foudroyé.

– Bien parlé, moine, fit Nathan. Allons,la paix ! Si nous devons mourir ici comme des chiens que noussommes, mourons au moins tranquilles ; ce n’est pas tropdemander, je suppose.

– Oh ! que je souffre ! murmuraSutter en se tordant avec rage sur la terre.

Ellen se leva.

Elle s’approcha doucement de son frère, etportant à ses lèvres le goulot de l’outre dans laquelle restaientquelques gouttes de l’eau qu’on lui avait abandonnée.

– Buvez, lui dit-elle.

Le jeune homme fit un mouvement pour s’emparerde l’outre ; mais au même instant il la repoussa en secouantnégativement la tête.

– Non, fit-il avec tristesse, gardezcela, ma sœur ; c’est votre vie que vous me donnez.

– Buvez, je le veux, reprit-elle avecautorité.

– Non, répondit-il fermement, cela seraitlâche ! Oh ! je suis un homme, moi, ma sœur ; jepuis souffrir.

Ellen comprit que ses instances seraientinutiles, elle savait l’affection presque superstitieuse que luiportaient ses frères ; elle retourna auprès du feu.

Arrivée là elle s’assit, prit trois vases decorne de buffle qui servaient de gobelets, les emplit d’eau et lesposa devant elle ; ensuite elle saisit un couteau à lamelongue et aiguë et en appuya la pointe sur l’outre, puis, setournant vers les trois hommes qui la regardaient avec anxiété etsuivaient attentivement ses mouvements sans lescomprendre :

– Voici de l’eau, dit-elle, buvez !Je vous jure que si vous ne m’obéissez pas à l’instant, je perceavec le couteau l’outre dans laquelle il en reste encore ;alors tout sera perdu, et je souffrirai les mêmes douleurs quevous.

Ses compagnons ne répondirent pas ; ilsse consultaient du regard.

– Pour la dernière fois, voulez-vousboire, oui ou non ? dit-elle en appuyant résolument soncouteau sur l’outre.

– Arrêtez ! s’écria le moine en selevant précipitamment et en s’élançant vers elle. Demonios !elle le ferait comme elle le dit.

Et, s’emparant du gobelet, il le vida d’untrait.

Ses compagnons l’imitèrent.

Cette gorgée d’eau, car les gobelets étaientd’une très-petite dimension, suffit cependant pour calmerl’irritation des trois hommes ; le feu qui les brûlaits’éteignit ; ils respirèrent plus facilement, et poussèrent unah ! de satisfaction en se laissant retomber sur le sol.

Un sourire angélique éclaira le visage radieuxde la jeune fille.

– Vous le voyez, reprit-elle, tout n’estpas perdu encore !

– Allons ! allons ! niña,répondit brusquement le moine, à quoi bon nous bercer d’un folespoir ? Cette goutte d’eau que vous nous avez donnée ne peutqu’endormir pour quelques instants nos souffrances : dans uneheure, notre soif reviendra plus ardente, plus aiguë, plus terribleque jamais.

– D’ici là, fit-elle avec douceur,savez-vous ce que vous réserve le Ciel ? Un sursis, si courtqu’il soit, est tout dans votre position ; tout dépend pourvous, non du moment présent, mais de celui qui le suit.

– Bon, bon, nous ne nous disputerons pasaprès le service que vous nous avez rendu, niña ; cependanttout semble vous donner tort.

– Comment cela ?

– Eh ! caspita, ce que je dis estcependant bien facile à comprendre ; sans aller plus loin,votre père qui nous avait donné sa parole de ne jamais nousabandonner…

– Eh bien ?

– Où est-il ? Depuis ce matin, aupoint du jour, il nous a quittés pour aller où, le diable seul lesait ; la nuit est depuis longtemps tombée, et, vous le voyezvous-même, il n’est pas revenu.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Canario ! cela prouve qu’il estparti, voilà tout.

– Vous croyez ? fit Ellen.

– Dites que j’en suis sûr, niña.

Ellen lui lança un regard méprisant.

– Señor, lui répondit-elle fièrement,vous connaissez mal mon père si vous le jugez capable d’une tellelâcheté.

– Hum ! dans la position où noussommes, il serait presque excusable de le faire.

– Peut-être eût-il, en effet, agi ainsi,reprit-elle vivement, s’il n’avait pas eu d’autre compagnon quevous, caballero ; mais il laisserait ici sa fille et ses fils,et mon père n’est pas homme à abandonner ses enfants dans lepéril.

– C’est vrai, fit humblement le moine, jen’y songeais pas ; pardonnez-moi, niña. Cependant vous mepermettrez de vous faire observer qu’il est extraordinaire quevotre père ne soit pas encore de retour.

– Eh ! señor, s’écria la jeune filleavec vivacité, vous qui êtes si prompt à accuser un ami qui sisouvent et depuis si longtemps vous a donné des preuves nonéquivoques d’un dévouement sans bornes, savez-vous si ce n’est pasencore le soin de votre sûreté qui le retient loin denous ?

– Bien parlé, by God ! fit une voixrude ; merci, ma fille.

Les aventuriers se retournèrent entressaillant malgré eux.

En ce moment les broussailles furent écartéespar une main ferme, un pas lourd et assuré résonna sur les caillouxdu ravin et un homme parut.

C’était le Cèdre-Rouge.

Il portait un daim sur l’épaule.

Arrivé dans la zone de lumière que répandaitle feu, il s’arrêta, jeta son fardeau à terre, et, s’appuyant surle canon de son fusil dont il posa rudement la crosse sur le sol,il promena un regard sardonique autour de lui.

– Oh ! oh ! fit-il en ricanant,il paraît que j’arrive à propos, señor padre. ViveDios ! vous m’arrangiez assez bien, il me semble, en monabsence ; est-ce donc de cette façon que vous entendez lacharité chrétienne, compadre ! Cristo ! je ne vous enfais pas mon compliment alors.

Le moine, interdit par cette brusqueapparition et cette rude apostrophe, ne trouva rien à répondre.

Le Cèdre-Rouge continua :

– By God ! je suis meilleurcompagnon que vous, moi, car je vous apporte à manger, et ce n’apas été sans peine que je suis parvenu à tuer ce maudit animal, jevous jure. Allons, allons, hâtez vous d’en faire rôtir unquartier !

Sutter et Nathan n’avaient pas attendu l’ordrede leur père : déjà depuis longtemps ils étaient en train dedépouiller le daim.

– Mais, observa Nathan, pour faire rôtirce gibier il va falloir augmenter notre feu ; et ceux qui noussurveillent ?

– C’est un risque à courir, répondit leCèdre-Rouge ; voyez si vous voulez vous y exposer.

– Qu’en pensez-vous ? fit lemoine.

– Moi, cela m’est parfaitementégal ; je veux qu’une fois pour toutes vous sachiez bien unechose : c’est que comme je suis intimement convaincu qu’unjour ou l’autre nous finirons par tomber entre les mains de ceuxqui nous guettent, je me soucie fort peu que cela soit aujourd’huiou dans huit jours.

– Diable ! vous n’êtes guèrerassurant, compadre ! s’écria Fray Ambrosio. Le courage vousmanquerait-il à vous aussi, ou bien auriez-vous découvert quelquespistes suspectes ?

– Le courage ne me manque jamais ;je sais fort bien le sort qui m’est réservé : mon parti estdonc pris. Quant à des pistes suspectes, ainsi que vous dites, ilfaudrait être aveugle pour ne pas les voir.

– Ainsi, plus d’espoir ! firent lestrois hommes avec une terreur mal déguisée.

– Ma foi, non, je ne crois pas ;mais, ajouta-t-il avec un accent railleur, pourquoi ne faites-vouspas rôtir un quartier de daim ? Vous devez presque mourir defaim, by God !

– C’est vrai. Mais ce que vous nousannoncez nous coupe l’appétit et nous ôte entièrement l’envie demanger, fit tristement Fray Ambrosio.

Ellen se leva, s’approcha du squatter et, luiposant doucement la main sur l’épaule, elle avança son charmantvisage du sien.

Le Cèdre-Rouge sourit.

– Que me voulez-vous, ma fille ? luidemanda-t-il.

– Je veux, mon père, répondit-elle d’unevoix câline, que vous nous sauviez.

– Vous sauver, pauvre enfant !fit-il en hochant tristement la tête ; j’ai bien peur que celasoit impossible.

– Ainsi, reprit-elle, vous me laissereztomber entre les mains de nos ennemis ?

Le squatter frissonna.

– Oh ! ne me dites pas cela,Ellen ! fit-il d’une voix sourde.

– Cependant, mon père, puisque nous nepouvons pas nous échapper…

Le Cèdre-Rouge passa le dos de sa maincalleuse sur son front inondé de sueur.

– Écoutez, dit-il au bout d’un instant,il y a peut-être un moyen.

– Lequel ? lequel ? s’écrièrentvivement les trois hommes en se groupant autour de lui.

– C’est qu’il est bien précaire, biendangereux, et, probablement, ne réussira pas.

– Dites-le toujours, fit le moine avecinsistance.

– Oui, oui, parlez, mon père !reprit-elle.

– Vous le voulez ?

– Oui, oui.

– Eh bien, alors, écoutez-moi avecattention, car le moyen que je vais vous proposer, tout bizarrequ’il vous paraîtra d’abord, offre des chances de réussite qui,dans notre situation désespérée, ne doivent pas êtredédaignées.

– Parlez, mais parlez donc ! fit lemoine avec impatience.

Le Cèdre-Rouge le regarda en ricanant.

– Vous êtes bien pressé, dit-il ;peut-être ne le serez-vous plus autant tout à l’heure.

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