La Loi de Lynch

Chapitre 25Un Jeu de hasard.

– Avant de vous exposer mon projet,reprit le Cèdre-Rouge, je dois d’abord vous expliquer où nous ensommes, et quelle est réellement notre position, afin que lorsqueje vous aurai expliqué le moyen que je veux employer, vous puissiezvous décider avec connaissance de cause.

Les assistants firent un geste d’assentiment,mais aucun ne répondit.

Le squatter continua.

– Nous sommes cernés de troiscôtés : d’abord par les Comanches, ensuite par les partisansdu Blood’s Son, et, en dernier lieu, par le chasseur français etses amis. Affaiblis comme nous le sommes par les privationshorribles que nous avons souffertes depuis notre entrée dans lesmontagnes, toute lutte nous est impossible ; il nous faut doncrenoncer à l’espoir de nous ouvrir un passage par la force.

– Comment faire, alors ? demanda lemoine ; il est évident qu’il faut à tout prix nouséchapper ; chaque seconde qui s’écoule nous enlève une chancede nous évader.

– J’en suis convaincu comme vous et mieuxque vous-même. Ma longue absence d’aujourd’hui avait un doublebut : d’abord celui de nous procurer des vivres, et vous voyezque je l’ai atteint.

– C’est vrai.

– Ensuite, continua le squatter, celui dereconnaître positivement les points occupés par nos ennemis.

– Eh bien ? demandèrent-ils avecanxiété.

– J’ai réussi ; je me suis avancésans être découvert jusqu’auprès de leurs camps ; ils fontbonne garde ; ce serait folie d’essayer de passer inaperçus aumilieu d’eux ; ils forment autour de nous un vaste cercle dontnous sommes le centre ; ce cercle va toujours en serétrécissant, si bien que dans deux ou trois jours, peut-êtreavant, nous nous trouverons si pressés qu’il ne nous sera pluspossible de nous cacher, et nous tomberons infailliblement entreleurs mains.

– Demonios ! s’écria Fray Ambrosio,cette perspective n’est rien moins que gaie ; nous n’avonsaucune grâce à espérer de ces misérables, qui se feront, aucontraire, un plaisir de nous torturer de toutes les façons.Hum ! rien que la pensée de tomber entre leurs mains me donnela chair de poule ; je sais ce dont les Indiens sont capablesen fait de tortures, je les ai assez souvent vus à l’œuvre pourêtre édifié à cet égard.

– Fort bien ; je n’insisterai doncpas sur ce point.

– Ce serait complètement inutile. Vousferez mieux de nous faire part du projet que vous avez conçu etqui, dites-vous, peut nous sauver.

– Pardon ! je ne vous ai donnéaucune certitude ; je vous ai seulement dit qu’il offraitquelques chances de réussite.

– Nous ne sommes pas dans une situation àchicaner sur les mots ; voyons votre projet.

– Le voici.

Les trois hommes prêtèrent l’oreille avec laplus grande attention.

– Il est évident, continua leCèdre-Rouge, que si nous restons ensemble et si nous cherchons àfuir tous du même côté, nous serons infailliblement perdus, ensupposant, ce qui est certain, que nos traces soient découvertespar ceux qui nous poursuivent.

– Bien, bien, grommela le moine ;allez toujours : je ne comprends pas encore bien où vousvoulez en venir.

– J’ai donc réfléchi mûrement à cetinconvénient, et voici la combinaison que j’ai trouvée.

– Voyons la combinaison.

– Elle est bien simple : nousétablirons une double piste.

– Hum ! une double piste !c’est-à-dire une fausse et une vraie. Ce projet me semblevicieux.

– Parce que ? fit le Cèdre-Rougeavec son sourire.

– Parce qu’il y aura un point où lafausse piste se confondra dans la vraie et…

– Vous vous trompez, compadre,interrompit vivement le Cèdre-Rouge ; les deux pistes serontvraies, autrement l’idée serait absurde.

– Je n’y suis plus du tout, alors ;expliquez-vous.

– Je ne demande pas mieux, si vous melaissez parler en deux mots. Un de nous se dévouera pour lesautres ; pendant que nous fuirons d’un côté, il s’échappera dusien en cherchant, tout en cachant ses traces, à attirer l’ennemisur ses pas. De cette façon, il nous ouvrira un passage par lequelnous passerons sans être découverts. Comprenez-vousmaintenant ?

– Caspita ! si je comprends, je lecrois bien ! l’idée est magnifique, s’écria le moine avecenthousiasme.

– Il ne s’agit plus que de la mettre àexécution.

– Oui, et sans retard.

– Fort bien. Quel est celui qui s’offrepour sauver ses compagnons ?

Nul ne répondit.

– Eh bien, reprit le Cèdre-Rouge, vousgardez le silence ? Voyons, Fray Ambrosio, vous qui êtes dansles ordres, un bon mouvement !

– Merci, compadre ! je n’ai jamaiseu de vocation pour le martyre. Oh ! je ne suis nullementambitieux, moi.

– Il faut cependant sortir de là.

– Caramba ! je ne demande pasmieux ; seulement je ne me soucie pas que ce soit aux dépensde ma peau ou de ma chevelure.

Le Cèdre-Rouge réfléchit un instant. Lesaventuriers le regardèrent avec anxiété, attendant en silence qu’ileût trouvé la solution de ce problème si difficile à résoudre.

Le squatter releva la tête.

– Hum ! dit-il, toute discussionserait inutile : vous n’êtes pas hommes à vous laisser prendrepar les sentiments.

Ils firent un geste affirmatif.

– Voici ce que nous ferons : noustirerons au sort à qui se dévouera ; celui que le hasarddésignera obéira sans murmurer. Ce moyen vousconvient-il ?

– Comme il faut en finir, dit Nathan, leplus tôt sera le mieux ; autant ce moyen qu’un autre, je nem’y oppose pas.

– Ni moi non plus, fit Sutter.

– Bah ! s’écria le moine, j’aitoujours eu du bonheur aux jeux de hasard.

– Ainsi, c’est bien convenu, vous jurezque celui sur lequel le choix tombera obéira sans hésitation etaccomplira sa tâche avec conscience ?

– Nous le jurons ! dirent-ils d’unecommune voix ; allez, Cèdre-Rouge, et terminons-en.

– Oui ; mais, observa leCèdre-Rouge, de quelle façon consulterons-nous le sort ?

– Que cela ne vous embarrasse pas,compadre, dit en riant Fray Ambrosio ; je suis homme deprécaution, moi.

Tout en parlant ainsi, le moine avait fouillédans ses bottes vaqueras et en avait tiré un jeu de cartescrasseux.

– Voilà l’affaire, continua-t-il d’un airtriomphant. Cette belle enfant, fit-il en se tournant vers Ellen,battra les cartes, l’un de nous coupera, puis elle nous distribueraà chacun les cartes, une par une, et celui qui aura le dos deespadas devra faire la double piste : cela vous convient-ilainsi ?

– Parfaitement, répondirent-ils.

Ellen prit les cartes des mains du moine etles battit pendant quelques instants.

Un zarapé avait été étendu sur la terre auprèsdu feu, afin que l’on pût distinguer la couleur des cartes à lalueur des flammes.

– Coupez, dit-elle en posant le jeu surle zarapé.

Fray Ambrosio avança la main.

Le Cèdre-Rouge lui retint le bras ensouriant.

– Un instant, dit-il, ces cartes sont àvous, compadre, et je connais votre talent de joueur ;laissez-moi couper.

– Comme il vous plaira ! répondit lemoine avec une grimace de désappointement.

Le squatter coupa, Ellen commença à donner unecarte à chacun.

Il y avait réellement quelque chose d’étrangedans l’aspect de cette scène.

Par une nuit sombre, au fond de cette gorgedésolée, au bruit du vent qui mugissait sourdement, ces quatrehommes penchés en avant, regardant avec anxiété cette jeune fillepâle et sérieuse qui, aux reflets changeants et capricieux desflammes du brasier, semblait accomplir une œuvre cabalistique sansnom, l’expression sinistre des traits de ces hommes qui jouaient ence moment leur vie sur une carte ; certes, l’étranger auquelil aurait été donné d’assister invisible à ce spectacleextraordinaire aurait cru être en proie à une hallucination.

Les sourcils froncés, le front pâle et lapoitrine haletante, ils suivaient d’un regard fébrile chaque cartequi tombait, essuyant par intervalles la sueur froide qui perlait àleurs tempes.

Cependant les cartes tombaient toujours, ledos de espadas n’était pas encore arrivé de tout le jeu ;Ellen n’avait plus dans la main qu’une dizaine de cartes.

– Ouf ! fit le moine, c’est bienlong !

– Bah ! répondit en ricanant leCèdre-Rouge, peut-être allez-vous le trouver trop court.

– C’est moi, dit Nathan d’une voixétranglée.

En effet, le dos de espadas venait de tomberdevant lui. Tous respirèrent à pleins poumons.

– Eh ! fi le moine en lui frappantsur l’épaule, je vous félicite, Nathan, mon ami ; vous êteschargé d’une belle mission.

– Voulez-vous l’accomplir à maplace ? répondit l’autre en ricanant.

– Je ne veux pas vous ravir l’honneur denous sauver, dit Fray Ambrosio avec aplomb.

Nathan lui lança un regard de pitié, haussales épaules et lui tourna le dos.

Fray Ambrosio ramassa le jeu de cartes et lereplaça dans ses bottes vaqueras avec une satisfactionévidente.

– Hum ! murmura-t-il, elles peuventencore servir ; on ne sait pas dans quelle circonstance lehasard nous placera.

Après cette réflexion philosophique, le moine,tout ragaillardi par la certitude de ne pas être obligé de sesacrifier pour ses amis, se rassit tranquillement auprès dufeu.

Cependant le Cèdre-Rouge, qui ne perdait pasde vue l’exécution de son projet, avait étendu quelques grilladesde daim sur les charbons afin que ses compagnons pussent prendreles forces nécessaires pour les fatigues qu’ils allaient avoir àsupporter.

Comme cela arrive ordinairement en pareil cas,le repas fut silencieux ; chacun, absorbé dans ses pensées,mangeait rapidement sans songer à entamer ou soutenir uneconversation oiseuse.

Il était environ cinq heures du matin, le cielcommençait à prendre les reflets d’opale qui annoncent lecrépuscule.

Le Cèdre-Rouge se leva, tous l’imitèrent.

– Allons, garçon, dit-il à Nathan, es-tuprêt ? Voici l’heure.

– Je partirai quand vous voudrez, père,répondit résolument le jeune homme. Je n’attends plus que vosdernières instructions, afin de savoir quelle direction je doissuivre et en quel lieu je vous retrouverai si, ce qui n’est pasprobable, j’ai le bonheur d’échapper sain et sauf.

– Mes instructions ne seront pas longues,garçon. Tu dois te diriger vers le nord-ouest, c’est la route laplus courte pour sortir de ces montagnes maudites. Si tu peuxdéboucher sur la route d’Indépendance, tu es sauvé ; de là ilte sera facile d’atteindre en peu de temps la caverne de nosanciens compagnons, dans laquelle tu te cacheras en nous attendant.Je te recommande surtout de dissimuler tes traces le mieuxpossible ; nous avons affaire aux hommes les plus rusés de laprairie ; une piste facile leur donnerait des soupçons etnotre but serait complètement manqué. Tu me comprends bien,n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– Du reste, je m’en rapporte à toi ;tu connais trop bien la vie du désert pour te laisser jouerfacilement ; tu as un bon rifle, de la poudre, desballes ; bonne chance, garçon ! Seulement n’oublie pasque tu dois entraîner nos ennemis après toi.

– Soyez tranquille, répondit Nathan d’unton bourru, on n’est pas un imbécile.

– C’est juste ; prends un quartierde daim, et adieu !

– Adieu, et que le diable vousemporte ! mais prenez garde à ma sœur : je me soucie fortpeu de vos vieilles carcasses pourvu que la fillette ne coure aucundanger.

– Bon, bon, fit le squatter ; nousferons ce qu’il faudra pour sauvegarder ta sœur ; ne t’occupepas d’elle, garçon ; allons, décampe !

Nathan embrassa Ellen, qui lui serraaffectueusement la main en essuyant quelques larmes.

– Ne pleurez pas, Ellen, lui dit-ilbrusquement ; la vie d’un homme n’est rien, après tout ;ne vous chagrinez donc pas pour moi, il n’en sera jamais que cequ’il plaira au diable.

Après avoir prononcé ces paroles d’un tonqu’il cherchait vainement à rendre insouciant, le jeune sauvagejeta son rifle sur l’épaule, prit un quartier de daim qu’ilsuspendit à sa ceinture et s’éloigna à grands pas, sans seretourner une seule fois.

Cinq minutes plus tard, il disparut au milieudes halliers.

– Pauvre frère ! murmura Ellen, ilmarche à une mort certaine.

– By God ! fit le Cèdre-Rouge enhaussant les épaules, nous y marchons tous à la mort, chaque pasnous en rapproche à notre insu ; à quoi bon nous attendrir surle sort qui le menace ? savons nous celui qui nous attend,nous autres ? Pensons à nous, mes enfants ; nous nesommes nullement sur des roses, je vous en préviens, et il faudratoute notre adresse et notre sagacité pour sortir d’ici, car jen’ose pas compter sur un miracle.

– C’est beaucoup plus prudent, réponditFray Ambrosio d’un air narquois ; d’ailleurs il est écritquelque part, je ne sais où : aide-toi, le ciel t’aidera.

– Oui, fit en ricanant le squatter, etjamais occasion n’a été plus belle, n’est-ce pas, pour mettre ceprécepte en pratique ?

– Je le crois, et j’attends, enconséquence, que vous nous expliquiez ce que nous devons faire.

Sans répondre au moine, le Cèdre-Rouge setourna vers sa fille.

– Ellen, mon enfant, lui demanda-t-ild’une voix affectueuse, te sens-tu la force de noussuivre ?

– Ne vous inquiétez pas de moi, mon père,répondit-elle ; partout où vous passerez, je passerai ;vous savez que je suis accoutumée depuis mon enfance à parcourir ledésert.

– C’est vrai, reprit le Cèdre-Rouge avecdoute ; mais cette fois sera probablement la première que tuauras employé une façon de voyager comme celle que nous sommesaujourd’hui forcés d’adopter.

– Que voulez-vous dire ? on nevoyage qu’à pied, à cheval ou en canot. C’est ainsi que vingt foisdéjà nous nous sommes transportés d’un lieu à un autre.

– Tu as raison ; mais maintenantnous sommes contraints par les circonstances de modifier notremanière de marcher. Nous n’avons pas de chevaux, pas de rivière, etnos ennemis sont maîtres du sol.

– Alors, s’écria le moine en ricanant,nous ferons comme les oiseaux, nous volerons dans l’air.

Le Cèdre-Rouge le regarda sérieusement.

– Vous avez peut-être bien deviné,dit-il.

– Hein ? fit le moine ; vousmoquez-vous de nous, Cèdre-Rouge ? Croyez-vous que le momentsoit bien choisi pour plaisanter ?

– Je ne suis guère enclin à laplaisanterie de ma nature, répondit froidement le squatter ; àprésent moins que jamais. Nous ne volerons pas comme les oiseauxpuisque nous sommes dépourvus d’ailes, mais, malgré cela, c’estdans l’air que nous nous tracerons une route ; voici comment.Regardez autour de vous : à droite et à gauche, sur les flancsde la montagne, s’étendent d’immenses forêts vierges ; nosennemis sont cachés là. Ils viennent doucement, courbés vers laterre, relevant avec soin les moindres indices de notre passagequ’ils peuvent découvrir.

– Eh bien ? fit le moine.

– Pendant qu’ils cherchent notre pistesur le sol, nous leur glisserons entre les mains comme desserpents, en passant d’arbre en arbre, de branche en branche, àtrente mètres au-dessus de leur tête, sans qu’ils songent à leverles yeux en l’air, ce qui, du reste, s’ils le faisaient, seraitcomplètement inutile ; le feuillage des arbres est troptouffu, les lianes trop épaisses pour qu’ils puissent nousdécouvrir. Et puis, en résumé, cette chance de salut, quoique bienfaible, est la seule qui nous reste. Voyez si vous vous sentez lecourage de l’essayer.

Il y eut un instant de silence. Enfin le moinesaisit la main du squatter, et la lui secouant avecforce :

– Canario ! compadre, lui dit-ilavec une sorte de respect, vous êtes un grand homme !Pardonnez-moi d’avoir douté de vous.

– Ainsi vous acceptez ?

– Caspita ! si j’accepte ! Avecacharnement, et je vous jure que jamais écureuil n’aura sauté commeje le ferai.

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