La Loi de Lynch

Chapitre 26Où Nathan se dessine.

Aussitôt qu’il eut disparu au regard de sescompagnons, Nathan s’arrêta.

Il n’était ni aussi insoucieux ni aussirassuré qu’il avait voulu le paraître.

Dès qu’il fut seul, loin des regards de ceuxqui auraient pu le railler, il se laissa sans contrainte aller à samauvaise humeur, et maudit le hasard qui le plaçait dans uneposition aussi précaire et aussi dangereuse.

Nathan, nous croyons l’avoir dit déjàailleurs, était une espèce de géant taillé en hercule, doué d’uneénergie et d’une férocité peu communes. Habitué depuis sa premièreenfance à la vie du désert et à ses sanglantes tragédies, iln’était pas homme à se désespérer et à se découragerfacilement ; sans pitié pour lui-même comme pour les autres,il acceptait parfaitement les conséquences de la situation danslaquelle il se trouvait souvent, et, le cas échéant, il étaitrésolu à lutter jusqu’au dernier soupir pour défendre sachevelure.

Mais, en ce moment, ce n’était pas sa positionen elle-même qui l’inquiétait. Cent fois, en parcourant lesprairies, il s’était vu entouré d’autant de dangers ; maisjusqu’alors, s’il avait risqué sa vie, toujours il l’avait faitdans un but qu’il connaissait parfaitement, avec la perspective,soit prochaine, soit éloignée, d’un bénéfice quelconque ; etcette fois, il se considérait comme obéissant à une volonté qu’ilignorait, dans un but qu’il ne comprenait pas, et pour des intérêtsqui n’étaient pas les siens.

Aussi maugréait-il contre son père, contreFray Ambrosio et contre lui-même, de s’être ainsi fourré dans unguêpier d’où il ne savait comment sortir.

La dernière recommandation du Cèdre-Rougeétait inutile ; Nathan ne se souciait nullement de laisserdécouvrir ses traces ; il usait de tous les moyens que sonintelligence lui suggérait pour les cacher aux regards les plusclairvoyants, ne faisant un pas qu’après s’être bien convaincu quela trace du précédent avait disparu.

Après de mûres réflexions, il avait ainsirésumé ses pensées :

– Ma foi, tant pis pour eux, chacun poursoi ! Si je perds ma chevelure, ils ne me la rendront pas. Jeveux donc la défendre de mon mieux ; qu’ils fassent comme ilspourront, quant à moi, je dois chercher à me tirer d’affaire commeje le pourrai.

Ces quelques paroles prononcées à voix haute,suivant l’habitude des gens accoutumés à vivre seuls, Nathan avaitfait ce mouvement imperceptible des épaules qui, dans toutes leslangues, signifie : Arrive que pourra ! Et après avoirminutieusement visité le canon et la batterie de son rifle, ils’était remis en route.

Les Européens, habitués aux horizons du vieuxmonde, aux routes macadamisées bordées de riantes maisons etparcourues sans cesse dans tous les sens, ne pourront, mêmeapproximativement, se faire une idée juste de la position d’unhomme seul dans cet océan de verdure nommé le Far West, sesentant surveillé par des regards invisibles et se sachant traquécomme une bête fauve.

Un homme, si brave qu’il soit, si habituéqu’il puisse être à la vie aventureuse du désert, frémit et se sentbien faible lorsqu’il jette autour de lui un regard interrogateuret qu’il se voit si petit au milieu de l’immensité quil’environne.

Au désert, si l’on veut aller au nord, il fautmarcher vers le sud, faire attention de ne pas froisser lesfeuilles sur lesquelles on marche, de ne pas casser les branchesqui barrent le passage, et surtout de ne pas faire crier sous sespieds les sables ou les cailloux du chemin.

Tous les bruits du désert sont connus,expliqués, commentés par les Peaux-Rouges ; en prêtantl’oreille quelques secondes, ils vous disent si l’animal dont lepas résonne sourdement au loin est un cheval, un ours, un bison, unélan ou une antilope.

Un caillou roulant sur la pente d’un ravinsuffit pour dénoncer un rôdeur.

Quelques gouttes d’eau répandues sur les bordsd’un gué révèlent clairement le passage de plusieurs voyageurs.

Un mouvement insolite dans les hautes herbesdénonce un espion aux aguets.

Tout enfin, depuis le brin d’herbe flétrijusqu’au bison qui dresse subitement l’oreille en broutant, etl’asshalte [7] qui bondit, effaré sans cause apparente,tout dans le désert sert de livre à l’Indien pour lire le passaged’un ami ou d’un ennemi et le mettre sur ses traces, quand même lepremier serait éloigné du second de cent lieues.

Les hommes qui vivent dans ces contrées, où lavie matérielle est tout, acquièrent une perfection de certainsorganes qui semble incroyable : la vue et l’ouïe surtout sesont développées chez eux dans des proportions énormes ; cequi, joint à une agilité extrême, un courage à toute épreuve,soutenu par des muscles et des nerfs d’une vigueur hors de toutesproportions, en font de redoutables adversaires.

En sus de ce que nous avons dit, il fautajouter la ruse et la trahison qui ne vont jamais l’une sansl’autre, et sont les deux grands moyens que les Indiens emploientpour s’emparer de leurs ennemis, qu’ils n’attaquent jamais en face,mais toujours par surprise.

La nécessité est la loi suprême du Peau-Rouge,il y sacrifie tout ; et, comme toutes les natures incomplètesou développées illogiquement, il n’admet que les qualitésphysiques, faisant peu ou point de cas de vertus dont il n’a pasbesoin, et qui au contraire lui nuiraient dans la vie qu’ilmène.

Nathan était lui-même presque unPeau-Rouge ; à de longs intervalles seulement il avait, pourquelques jours à peine, stationné dans les villes de l’Unionaméricaine. Il ne connaissait donc de la vie que ce que lui enavait appris le désert ; cette éducation en vaut bien uneautre, lorsque les instincts de celui qui la reçoit sont bons,parce qu’il peut faire un choix dans ses sensations, prendre ce quiest noble et généreux, et mettre de côté ce qui est mauvais.

Malheureusement Nathan n’avait eu d’autreprofesseur de morale que son père, il avait été habitué de bonneheure à voir les choses au point de vue de l’auteur de ses jours,c’est-à-dire au pire de tous ; si bien qu’avec l’âge, lespréceptes qu’il avait reçus avaient si bien fructifié, qu’il étaitdevenu le véritable type de l’homme civilisé devenu sauvage :la plus hideuse transformation de l’espèce qui se puisse imaginer.Nathan n’aimait rien, ne croyait à rien et ne respectait rien. Uneseule personne avait sur lui une certaine influence : cettepersonne était Ellen ; mais en ce moment elle ne se trouvaitpas près de lui.

Le jeune homme marcha ainsi assez longtempssans rien apercevoir qui pût lui donner à soupçonner l’approched’un danger quelconque.

Cependant cette sécurité factice ne le faisaitpas se relâcher de ses précautions, au contraire.

Tout en s’avançant, le canon du rifle enavant, le corps penché et l’oreille tendue au moindre bruit, tandisque ses yeux de chacal fouillaient les buissons et les halliers, ilréfléchissait, et plus il allait, plus ses réflexions devenaientsombres.

La raison en était simple : il se savaitentouré d’ennemis implacables, surveillé par des espions nombreux,clairvoyants surtout, et rien ne venait troubler le calme de laprairie. Tout paraissait être dans l’état ordinaire ; il étaitimpossible de s’apercevoir du moindre mouvement suspect dans lesherbes ou dans les broussailles.

Ce calme était trop profond pour êtrenaturel.

Nathan ne se laissait pas prendre à cettetranquillité factice.

– Hum ! disait-il à part lui, tout àl’heure nous allons avoir à en découdre, cela est certain ; lediable soit de ces brutes de Peaux-Rouges qui ne veulent pas donnersigne de vie ! Je marche à l’aveuglette sans savoir où jevais, je suis convaincu que je vais tomber dans quelquechausse-trappe tendue sous mes pas par ces misérables et dont il mesera impossible de me dépêtrer.

Nathan continua à marcher jusque vers dixheures du matin. À ce moment, comme il se sentait en appétit et queses jambes commençaient à se fatiguer, il résolut, coûte que coûte,à faire une halte de quelques instants, afin de manger une bouchéeet de prendre un peu de repos.

Machinalement il regarda autour de lui afin dechoisir un endroit commode pour la halte qu’il se proposait defaire.

Soudain il fit un brusque mouvement desurprise en épaulant son rifle et en se dissimulant vivementderrière un énorme mélèze.

Il avait aperçu, à cinquante pas au plus dulieu où il se trouvait, un Indien nonchalamment accroupi sur le solet mangeant paisiblement un peu de pennekaun.

La première émotion passée, Nathan examinaattentivement l’Indien.

C’était un homme d’une trentaine d’années auplus ; il ne portait pas le costume des guerriers ; laplume de chat-huant fichée dans son épaisse chevelure, au-dessus del’oreille droite, le faisait connaître pour un Indiennez-percé.

L’aventurier le considéra pendant un assezlong espace de temps sans savoir à quel parti s’arrêter ;enfin il rejeta son rifle sur l’épaule, quitta son embuscade, ets’approcha à grands pas de l’Indien.

Celui-ci l’avait aperçu probablement, bienqu’il ne parût pas s’inquiéter de sa présence et qu’il continuât àmanger tranquillement.

Arrivé à une dizaine de pas du Nez-Percé,l’Américain s’arrêta.

– Je salue mon frère, dit-il en élevantla voix et en déployant son zarapé en signe de paix ; que leWacondah lui donne une bonne chasse !

– Je remercie mon frère la face pâle,répondit l’Indien en levant la tête, il est le bien-venu ;j’ai encore deux poignées de pennekaun, et il y a place pour lui àmon foyer.

Nathan s’approcha, et, sans plus decérémonies, il s’accroupit auprès de son nouvel ami, qui partageafraternellement ses provisions avec lui, mais sans lui adresser unequestion.

Les Peaux-Rouges considèrent comme une grandeinconvenance d’adresser à leurs hôtes des questions quellesqu’elles soient, lorsque ceux-ci ne les encouragent pas à lefaire.

Après avoir mangé, le Nez-Percé alluma unepipe indienne, manœuvre qui fut immédiatement imitée parl’Américain.

Les deux hommes restèrent ainsi à s’envoyer,silencieux comme des souches, réciproquement des bouffées de fuméeau visage. Lorsque le Nez-Percé eut fini son calumet, il en secouala cendre sur le pouce et passa le tuyau à sa ceinture, puis ilappuya les coudes sur les genoux, la tête dans la paume des mains,et, fermant les yeux à demi, il se plongea dans cet état debéatitude extatique que les Italiens nomment il dolce farniente, les Turcs le kief, paume des mains, et quin’a pas d’équivalent en français.

Nathan bourra sa pipe une seconde fois,l’alluma, et, se tournant vers son compagnon :

– Mon frère est un chef ? luidemanda-t-il.

L’Indien releva la tête.

– Non, répondit-il avec un sourired’orgueil, je suis un des maîtres de la grande médecine.

Nathan s’inclina avec respect.

– Je comprends, dit-il, mon frère est unde ces hommes sages que les Peaux-Rouges nomment les ahcum(médecin).

– Je suis aussi balam (sorcier),répondit le Nez-Percé.

– Oh ! oh ! fitl’Américain ; eh quoi ! mon frère est un des ministres dela nim-coe (grande tortue) ?

– Oui, répondit-il, nous commandons auxahbop (caciques) et aux ahlabal(guerriers) ; ils n’agissent que d’après nos ordres.

– Je le sais ; mon père a beaucoupde science, son pouvoir s’étend sur toute la terre.

Le Nez-Percé sourit avec condescendance à ceséloges, et, montrant un léger bâton garni de plumes de couleurséclatantes et de grelots qu’il tenait à la main droite :

– Ce mulbache est une arme plusredoutable que le tonnerre des blancs, dit-il ; partout il mefait craindre et respecter.

Un sourire sinistre contracta pour une secondeles lèvres de l’Américain.

– Mon frère rejoint sa nation ?reprit-il.

– Non, fit l’Indien en secouant la tête,je suis attendu au tinamit (village) des Apaches Bisons,qui ont besoin de mes conseils et de ma médecine, afind’entreprendre sous de bons auspices une grande expédition qu’ilsméditent en ce moment. Mon frère me pardonnera donc de le quitter,il me faut arriver ce soir même au but de mon voyage.

– Je ne quitterai pas mon frère rouge,répondit Nathan, s’il veut me le permettre ; je marcherai dansses mocassins, mes pas ont la même direction que ceux de monfrère.

– J’accepte avec joie la proposition demon frère, nous partirons donc.

– Partons, fit l’Américain.

Après s’être levé et avoir rajusté sonvêtement, l’Indien se baissa pour prendre un léger paquetrenfermant probablement son mince bagage de voyage.

Nathan profita du moment ; d’un gesteprompt comme l’éclair, il dégaina son couteau et l’enfonça jusqu’aumanche entre les deux épaules de l’Indien.

Le malheureux poussa un cri étouffé, étenditles bras et tomba roide mort.

L’Américain retira flegmatiquement son couteaude l’horrible blessure, l’essuya dans l’herbe et le repassa à saceinture.

– Hum ! fit-il en ricanant, voilà unpauvre diable de sorcier qui n’en savait pas long ; voyons sije serai plus fort que lui.

Tout en causant avec le Peau-Rouge, qu’iln’avait pas d’abord l’intention de tuer, et dont il voulaitseulement se faire une sauvegarde, une idée subite avait traversésa pensée.

Cette idée, qui semblera de prime-abordextraordinaire, sourit au bandit, à cause de l’audace et de latémérité quelle exigeait pour être convenablement mise à exécutionet surtout pour réussir.

Il s’agissait simplement d’endosser le costumedu sorcier et de se faire passer pour lui auprès desPeaux-Rouges.

Depuis longtemps au fait des habitudes et descoutumes indiennes, Nathan ne doutait pas qu’il parvînt à jouer cerôle difficile avec toute la perfection nécessaire pour tromper desyeux même plus clairvoyants que ceux des Indiens.

Après s’être assuré que sa victime ne donnaitplus signe de vie, Nathan commença à la dépouiller de sesvêtements, qu’il endossait au fur et à mesure à la place dessiens.

Lorsque ce premier changement fut opéré, ilfouilla dans le paquet du sorcier, en tira un miroir, des vessiesremplies, les unes de vermillon, les autres d’une espèce depeinture noirâtre, et, avec de petits morceaux de bois, il se fitsur le visage, qu’il avait d’abord enduit d’une couleur imitantparfaitement le teint des Peaux-Rouges, les dessins bizarres qui setrouvaient sur la figure du sorcier ; cette imitation étaitparfaite ; du visage il passa au corps, puis il attacha sescheveux et y planta les deux plumes de chat-huant.

Bien des fois, lorsque avec son père il allaità la chasse aux chevelures, Nathan s’était déguisé en Indien ;aussi, cette fois, au bout de quelques instants la métamorphoseétait-elle complète.

– Il ne faut pas qu’on retrouve cettecharogne, dit-il.

Chargeant alors le corps sur son dos, il lefit rouler au fond d’un précipice inaccessible.

– Hum ! voilà qui est fait,reprit-il en riant ; si les Apaches ne sont pas satisfaits dugrand médecin qui leur arrive, ils seront difficiles.

Comme il ne voulait pas perdre ses habits, illes cacha dans le paquet de l’Indien, qu’il passa dans le canon deson rifle ; il s’empara du bâton du pauvre sorcier et se mitgaiement en route en faisant tourner le bâton, et en murmurant àpart lui avec un sourire goguenard :

– Nous verrons bientôt si ce mubalche aréellement le pouvoir magique que lui attribuait cet imbécile.

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