La Loi de Lynch

Chapitre 4Regard en arrière.

Nous reprendrons maintenant notre récit aupoint où nous l’avons laissé en terminant les Pirates desPrairies.

Pendant le laps de six mois écoulé depuis lamort funeste de doña Clara, certains événements ont eu lieu qu’ilest indispensable que le lecteur sache, afin de bien comprendre cequi va suivre.

On se souvient sans doute que laGazelle-Blanche avait été ramassée évanouie par le Blood’s Sonauprès du corps du vieux pirate Sandoval.

Le Blood’s Son avait jeté la jeune fille entravers sur le cou de son cheval, et s’était élancé à toute bridedans la direction du téocali qui lui servait de refuge et deforteresse.

Nous suivrons ces deux personnages importants,que nous nous reprochons d’avoir trop longtemps négligés.

C’était une chose effrayante à voir que lacourse effrénée du Blood’s Son.

Dans l’ombre de la nuit, le groupe informe ducheval et des deux êtres humains qu’il portait faisait jaillir desétincelles des cailloux de la route.

Les pieds nerveux de l’animal bondissaient enbroyant tout ce qu’ils rencontraient, tandis que sa tête allongéefendait l’air.

Ses oreilles étaient rejetées en arrière, etde ses naseaux ouverts sortaient des jets de vapeur qui traçaientde longs sillons blanchâtres dans l’espace.

Il allait, poussant des hennissements dedouleur et mordant entre ses dents serrées le bossal qu’ilinondait d’écume, tandis que ses flancs, labourés par l’éperon deson cavalier impatient, ruisselaient de sang et de sueur.

Et plus sa course augmentait de vélocité, plusle Blood’s Son le harcelait et cherchait à l’augmenter encore.

Les arbres, les rochers disparaissaient avecune rapidité inouïe de chaque côté du chemin.

La Gazelle-Blanche s’était sentie rappelée àla vie par les mouvements brusques et saccadés que le chevalimprimait à son corps.

Ses longs cheveux traînaient dans lapoussière, ses yeux levés au ciel étaient baignés de larmes dedésespoir, de douleur et d’impuissance.

Au risque de se briser la tête sur les pierresdu chemin, elle faisait d’inutiles efforts pour échapper aux brasde son ravisseur.

Mais celui-ci, fixant sur elle un regard dontl’expression décelait la joie féroce, ne paraissait pass’apercevoir de l’épouvante qu’il causait à la jeune fille, ouplutôt il semblait y puiser la force d’une volupté indicible.

Ses lèvres contractées demeuraient muettes etlaissaient passer de temps à autre un sifflement aigu destiné àredoubler l’ardeur de son cheval, qui, exaspéré par la pression deson cavalier, ne tenait plus pour ainsi dire à la terre et dévoral’espace comme le courrier fantastique de la ballade allemande deBurger.

La jeune fille poussa un cri.

Mas ce cri alla se perdre en mornes échos,emporté dans le tourbillon de cette course insensée.

Et le cheval galopait toujours.

Soudain la Gazelle-Blanche réunissant toutesses forces, s’élança en avant avec une telle vivacité que déjà sespieds allaient toucher la terre ; mais le Blood’s Son setenait sur ses gardes, et avant même qu’elle eut repris sonéquilibre, il se baissa sans arrêter son cheval, et saisissant lajeune fille par les longues tresses de sa chevelure, il l’enleva etla replaça devant lui.

Un sanglot déchira la poitrine de la Gazelle,qui s’évanouit de nouveau.

– Ah ! tu ne m’échapperas pas,s’écria le Blood’s Son, personne au monde ne viendra te tirer demes mains.

Cependant aux ténèbres avait succédé lejour.

Le soleil se levait dans toute sasplendeur.

Des myriades d’oiseaux saluaient le retour dela lumière par leurs chants joyeux.

La nature venait de se réveiller gaiement, etle ciel, d’un bleu transparent, promettait une de ces bellesjournées que le climat béni de ces contrées a seul le privilèged’offrir.

Une fertile campagne, délicieusementaccidentée, s’étendait à droite et à gauche de la route, et seconfondait à l’horizon à perte de vue.

Le corps inanimé de la jeune fille pendait dechaque côté du cheval, suivant sans résistance tous les mouvementsqu’il lui imprimait.

La tête abandonnée et couverte d’une pâleurlivide, les lèvres pâles et entr’ouvertes, les dents serrées, lesseins nus et la poitrine haletante, elle palpitait sous la largemain du Blood’s Son qui pesait lourdement sur elle.

Enfin on arriva à une caverne où étaientcampés une quarantaine d’Indiens armés en guerre.

Ces hommes étaient les compagnons du Blood’sSon.

Il fit un geste.

Un cheval lui fut présenté.

Il était temps : à peine celui quil’avait amené se fut-il arrêté, qu’il s’abattit, rendant par lesnaseaux, la bouche et les oreilles, un sang noir et brûlé.

Le Blood’s Son se remit en selle, reprit lajeune fille dans ses bras et se remit en route.

– À l’hacienda Quemada ! [2] cria-t-il.

Les Indiens, qui sans doute n’attendaient quela venue de leur chef, imitèrent son exemple.

Bientôt toute la bande, à la tête de laquellegalopait l’inconnu, s’élança enveloppée dans le nuage compact depoussière qu’elle soulevait autour d’elle.

Après cinq heures d’une course dont larapidité dépasse toute expression, les Indiens virent les hautsclochers d’une ville se dessiner dans les lointains bleuâtres del’horizon, au-dessous d’une masse de fumée et de vapeurs.

Le Blood’s Son et sa troupe étaient sortis duFar West.

Les Indiens obliquèrent légèrement sur lagauche, galopant à travers champs et foulant aux pieds de leurschevaux, avec une joie méchante, les riches moissons qui lescouvraient.

Au bout d’une demi-heure environ, ilsatteignirent le pied d’une haute colline qui s’élevait solitairedans la plaine.

– Attendez-moi ici, dit le Blood’s Son enarrêtant son cheval ; quoi qu’il arrive, ne bougez pas jusqu’àmon retour.

Les Indiens s’inclinèrent en signed’obéissance, et le Blood’s Son, enfonçant les éperons aux flancsde son cheval, repartit à toute bride.

Cette course ne fut pas longue.

Lorsque le Blood’s Son eut disparu aux regardsde ses compagnons, il arrêta son cheval et mit pied à terre.

Après avoir ôté la bride de sa monture, afinque l’animal pût en liberté brouter l’herbe haute et drue de laplaine, l’inconnu reprit dans ses bras la jeune fille qu’il avaitun instant posée à terre, où elle était restée étendue sansmouvement, et il commença à monter à pas lents la colline.

C’était l’heure où les oiseaux saluent deleurs derniers concerts le soleil dont le disque ardent, déjàau-dessous de l’horizon, ne répand plus que des rayons obliques etsans clarté. L’ombre envahissait rapidement le ciel.

Cependant, le vent se levait avec une forcequi s’accroissait de minute en minute, la chaleur était lourde, degros nuages noirâtres, frangés de gris, apportés par la brise,couraient pesamment dans l’espace, s’abaissant de plus en plus versla terre.

Enfin, tout présageait pour la nuit un de cesouragans comme on en voit seulement dans ces contrées, et qui fontpâlir d’effroi les hommes les plus intrépides.

Le Blood’s Son montait toujours, portant dansses bras la jeune fille, dont la tête pâle retombait insensible surson épaule.

Des gouttes d’eau tiède, et larges comme despiastres, commençaient à tomber par intervalles et à marbrer laterre, qui les buvait immédiatement.

Une odeur acre et pénétrante s’exhalait du solet imprégnait l’atmosphère.

Le Blood’s Son montait toujours du même pasferme et lent, la tête basse, les sourcils froncés.

Enfin, il atteignit le sommet de lacolline.

Alors, il s’arrêta pour jeter autour de lui unregard investigateur.

En ce moment un éclair éblouissant zébra leciel, illuminant le paysage d’un reflet bleuâtre, et le tonnerreéclata avec fracas.

– Oui, murmura le Blood’s Son avec unaccent sinistre et comme répondant à voix haute à une penséeintime, la nature se met à l’unisson de la scène qui va se passerici ; c’est le cadre du tableau ; l’orage du ciel n’estpas encore aussi terrible que celui qui gronde dans mon cœur !Allez ! allez ! il me manquait cette mélodie terrible. Jesuis le vengeur, moi, et je vais accomplir l’œuvre du démon que jeme suis imposée dans une nuit de délire.

Après avoir prononcé ces paroles sinistres, ilreprit sa marche, se dirigeant vers un monceau de pierres à demicalcinées, dont les pointes noirâtres perçaient les hautes herbes àpeu de distance.

Le sommet de la colline où se trouvait leBlood’s Son présentait un aspect d’une sauvagerie inexprimable.

À travers les touffes d’une herbe haute etépaisse, on apercevait des ruines noircies par le feu, des pans demurs, des voûtes à demi écroulées ; puis ça et là des arbresfruitiers, des plants de dahlias, des cèdres et une noriaou citerne dont la longue gaule portait encore à son extrémité lesrestes du seau de cuir qui servait jadis à puiser l’eau.

Au milieu des ruines s’élevait une haute croixde bois noir qui marquait l’emplacement d’une tombe ; au piedde cette croix étaient empilés avec une symétrie lugubre unevingtaine de crânes grimaçants auxquels l’eau du ciel, le vent etle soleil avaient donné le poli et la teinte jaunâtre de l’ivoire.Aux environs de la tombe, des serpents et des lézards, ces hôtesdes sépulcres, glissaient silencieusement parmi les herbes,regardant avec leurs yeux ronds et effarés l’étranger qui osaitvenir troubler leur solitude.

Non loin de la tombe, une espèce de hangar enroseaux entrelacés achevait de se disjoindre, mais offrait encoredans l’état de délabrement où il se trouvait un abri précaire auxvoyageurs surpris par l’orage.

Ce fut vers ce hangar que se dirigea leBlood’s Son.

Au bout de quelques minutes, il l’atteignit etput se garantir de la pluie, qui en ce moment tombait àtorrents.

L’orage était dans toute sa fureur ; leséclairs se succédaient sans interruption, le tonnerre roulait avecfracas et le vent fouettait violemment les arbres.

C’était enfin une de ces nuits sinistrespendant lesquelles s’accomplissent ces œuvres sans nom que lesoleil ne veut pas éclairer de sa splendide lumière.

Le Blood’s Son posa la jeune fille sur un amasde feuilles sèches placé dans un des angles du hangar, et aprèsl’avoir regardée attentivement pendant quelques secondes, il croisales bras sur sa poitrine, fronça les sourcils, baissa la tête, etcommença à marcher à grands pas de long en large en murmurant àvoix basse des mots sans suite.

Chaque fois qu’il passait devant la jeunefille, il s’arrêtait, la couvrait d’un regard d’une expressionindéfinissable, et reprenait en secouant la tête sa marchesaccadée.

– Allons, dit-il d’une voix sourde, ilfaut en finir ! Eh quoi ! cette jeune fille si forte, sirobuste, et là, pâle, abattue, à demi morte ! Que n’est-ce leCèdre-Rouge que je tiens ainsi sous mon talon ! Patience, sontour viendra, et alors !…

Un sourire sardonique plissa les coins de seslèvres, et il se pencha sur la jeune fille.

Il souleva doucement sa tête et se prépara àlui faire respirer un flacon qu’il avait sorti de sa ceinture, maistout à coup il laissa retomber le corps de la Gazelle sur son litde feuilles, et s’éloigna en poussant un cri d’épouvante.

– Non, dit-il, ce n’est pas possible, jeme suis trompé, c’est une illusion, un rêve !

Après un instant d’hésitation, il se rapprochade la jeune fille et se pencha de nouveau sur elle.

Mais cette fois ses manières avaientcomplètement changé ; autant il avait été brusque et brutaljusque-là, autant il était à présent rempli d’attentions pourelle.

Dans les diverses phases des événements dontla Gazelle avait été la victime, quelques-uns des boutons endiamants qui retenaient son corsage s’étaient détachés et avaientmis à nu sa poitrine ; le Blood’s Son avait aperçu pendu à soncou, par une mince chaîne d’or, un scapulaire en velours noir surlequel étaient brodées en argent deux lettres entrelacées.

C’était la vue de ce chiffre mystérieux quiavait causé au Blood’s Son la violente émotion à laquelle il étaiten proie.

Il prit le scapulaire d’une main tremblanted’impatience, brisa la chaîne et attendit qu’un éclair lui permîtune autre fois de voir le chiffre et de s’assurer qu’il ne s’étaitpas trompé.

Son attente ne fut pas longue : au boutde quelques secondes à peine, un éclair éblouissant illumina lacolline.

Le Blood’s Son regarda.

Il était convaincu : ce chiffre étaitbien celui qu’il avait cru voir.

Il se laissa tomber sur la terre, appuya satête dans ses mains et réfléchit profondément.

Une demi-heure se passa sans que cet homme àl’âme si fortement trempée sortît de son immobilité de statue.

Lorsqu’il releva la tête, deux larmessillonnaient son visage bronzé.

– Oh ! ce doute est affreux !s’écria-t-il ; coûte que coûte, je veux en sortir ; ilfaut que je sache enfin ce que je puis espérer.

Et se redressant fièrement de toute sahauteur, il marcha d’un pas ferme et assuré vers la jeune fille,toujours étendue sans mouvement.

Alors, ainsi que nous l’avons vu une fois déjàauprès de Schaw, il déploya pour rappeler la Gazelle blanche à lavie les moyens inconnus qui lui avaient si bien réussi auprès dujeune homme.

Mais la pauvre enfant avait été soumise à desi rudes épreuves depuis deux jours que tout semblait brisé enelle. Malgré les soins empressés du Blood’s Son, elle conservaittoujours cette rigidité des cadavres si effrayante, tous lesremèdes étaient impuissants.

L’inconnu se désespérait du mauvais résultatde ses tentatives pour rappeler la jeune fille à la vie.

– Oh ! s’écriait-il à chaqueinstant, elle ne peut être morte ; Dieu ne le permettraitpas !

Et il recommençait à employer ces moyens dontl’inefficacité lui était cependant démontrée.

Tout à coup il se frappa le front avecviolence.

– Je suis fou, dit-il.

Et, fouillant vivement dans sa poitrine, iltira d’une poche de son dolman un flacon de cristal rempli d’uneliqueur rouge comme du sang, il déboucha le flacon, desserra avecson poignard les dents de la jeune fille, et laissa tomber dans sabouche deux gouttes de cette liqueur.

L’effet en fut subit.

Les traits se détendirent, une couleur roséeenvahit le visage, la Gazelle blanche entr’ouvrit faiblement lesyeux et murmura d’une voix brisée :

– Mon Dieu ! où suis-je ?

– Elle est sauvée ! fit le Blood’sSon avec un soupir de joie en essuyant la sueur qui inondait sonfront.

Cependant, au dehors, l’orage était dans toutesa fureur.

Le vent secouait avec rage le misérablehangar, la pluie tombait à torrents, et le tonnerre roulait dansles abîmes du ciel avec un fracas horrible.

– Une belle nuit pour unereconnaissance ! murmura le Blood’s Son.

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