La Loi de Lynch

Chapitre 14Une ancienne connaissance du lecteur.

Après le combat, lorsque d’un côté les Apachesdu Chat-Noir et de l’autre les Comanches de l’Unicorne se furentretirés, chaque détachement de guerre reprenant la direction de sonvillage, et que les chasseurs se trouvèrent seuls de nouveau dansla prairie, Valentin aperçut la Gazelle Blanche appuyée pensivecontre un arbre, tenant d’une main distraite la bride de son chevalqui arrachait çà et là, du bout des lèvres, quelques brinsd’herbe.

Le chasseur comprit que ses compagnons et luidevaient une réparation à la jeune fille, dont l’incompréhensibledévouement leur avait été si utile pendant les émouvantespéripéties de la tragédie qui venait de finir.

Il s’avança vers elle et s’inclina aveccourtoisie en lui disant d’une voix douce :

– Pourquoi vous tenir ainsi à l’écart,madame ? votre place est à nos côtés ; entravez votrecheval avec les nôtres et venez, je vous en prie, vous asseoir ànotre foyer.

La Gazelle blanche rougit de plaisir auxparoles de Valentin, mais, après un moment de réflexion, ellesecoua la tête et lui jeta un regard triste en lui répondant d’unevoix tremblante.

– Merci, caballero, de l’offre que vousdaignez me faire ; mais je ne puis l’accepter : si vouset vos amis êtes assez généreux pour oublier ce que ma conduite aeu de répréhensible à votre égard, ma mémoire est moinscomplaisante ; je dois, je veux racheter par d’autres servicesplus efficaces que celui que j’ai pu vous rendre aujourd’hui, lesfautes que j’ai commises.

– Madame, reprit le chasseur, lesentiment que vous exprimez vous honore encore plus à nos yeux, nerésistez donc pas à notre invitation. Mon Dieu ! vous lesavez, dans la prairie, nous n’avons pas le droit d’être biensévères ; il arrive rarement que l’on rencontre des personnesqui réparent aussi noblement que vous l’erreur qu’elles ont pucommettre.

– N’insistez pas, caballero, ma volontéest immuable, dit-elle avec effort en dirigeant un regard versl’endroit où se tenait don Pablo il faut que je parte, que je vousquitte à l’instant ; laissez-moi donc m’éloigner.

Valentin s’inclina.

– Votre volonté est pour moi un ordre,madame, dit-il, vous êtes libre ; je tenais seulement a vousexprimer ma reconnaissance.

– Hélas ! nous n’avons rien faitencore ni vous ni moi, puisque notre plus cruel ennemi, leCèdre-Rouge, nous échappe.

– Eh quoi ! fit le chasseur avecétonnement, le Cèdre-Rouge est votre ennemi !

– Mortel ! fit-elle avec uneexpression de haine terrible. Oh ! je comprends que vous, quim’avez vue auprès de lui l’aider dans ses desseins, vous nepuissiez pas concevoir un tel changement. Écoutez : à l’époqueoù je cherchais à servir ce misérable, je le croyais seulement unde ces bandits comme il y en a tant dans le Far West.

– Au lieu qu’aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, reprit-elle, je sais ceque j’ignorais alors, j’ai un compte terrible à lui demander.

– Loin de moi la pensée de pénétrer vossecrets ; seulement, permettez-moi de vous faire uneobservation.

– Faites.

– Le Cèdre-Rouge n’est pas un ennemivulgaire, un de ces hommes que l’on puisse facilementréduire ; vous le savez aussi bien que moi, n’est-cepas ?

– Oui, eh bien ?

– Ce que des hommes comme mes amis et moiaidés par des guerriers nombreux n’ont pu faire, auriez-vous laprétention d’y réussir ?

La Gazelle blanche sourit.

– Peut-être, dit-elle ; j’ai desalliés, moi aussi, et ces alliés, si vous le désirez, caballero, jevous les ferai connaître.

– Dites, madame, car, réellement, votrecalme et votre assurance m’effrayent malgré moi.

– Merci, caballero, de l’intérêt que vousme portez ; le premier allié sur lequel je compte, c’estvous.

– C’est juste, fit le chasseur ens’inclinant, quand mes sentiments pour vous ne m’y porteraient pas,le devoir et l’intérêt me le commanderaient. Et le second,pouvez-vous aussi me révéler son nom ?

– Sans doute, d’autant plus que déjà vousle connaissez ; le second, c’est le Blood’s Son.

Valentin fit un mouvement de surprise qu’ilréprima aussitôt.

– Pardonnez-moi, madame, dit-ilgracieusement ; mais vous avez réellement le privilège de mefaire tomber dans une suite d’étonnements incroyables.

– Comment cela, caballero ?

– Parce que, pardonnez-moi, parce que jecroyais que le Blood’s Son était au contraire un de vos ennemis lesplus acharnés.

– Il l’a été, fit-elle avec unsourire.

– Et maintenant ?

– Maintenant c’est mon ami le pluscher.

– Voilà qui me passe ! Et depuisquand ce changement extraordinaire s’est-il opéré ?

– Depuis, répondit finement la jeunefille, que le Cèdre-Rouge, au lieu d’être mon ami, est devenusubitement mon ennemi.

Valentin laissa tomber les bras avec le gested’un homme qui renonce à chercher le mot d’un problèmeinsoluble.

– Je ne comprends pas, dit-il.

– Bientôt vous me comprendrez,dit-elle.

D’un bond elle se mit en selle, et se penchantvers Valentin :

– Adieu, caballero, reprit-elle ; jepars pour rejoindre le Blood’s Son ; bientôt nous nousreverrons, adieu !

Elle enfonça les éperons dans les flancs de samonture, agita une dernière fois la main en signe d’adieu, partitau galop, et disparut presque aussitôt dans un nuage depoussière.

Valentin rejoignit tout pensif ses amis.

– Eh bien ? lui demanda donMiguel.

– Eh bien, répondit-il, cette femme estla créature la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée.

Arrivée hors de vue des chasseurs, la Gazelleblanche ralentit le pas de son cheval et lui laissa prendre uneallure plus conforme aux précautions dont tout voyageur doit userdans la prairie.

La jeune fille était heureuse en cemoment ; elle avait réussi non-seulement à sauver d’un dangerterrible celui qu’elle aimait, mais encore à se réhabiliter auxyeux de Valentin et de ses compagnons.

Le Cèdre-Rouge s’était, il est vrai,échappé ; mais cette fois la leçon avait été rude, et lebandit, traqué partout comme une bête fauve, ne tarderait pas sansdoute à tomber entre les mains de ceux qui avaient intérêt et à sedébarrasser de lui.

Elle marchait ainsi insoucieusement en jetantautour d’elle des regards distraits, admirant le calme de laprairie et les reflets des rayons du soleil sur les taillis.

Jamais le désert ne lui avait semblé sibeau ; jamais tranquillité plus grande n’avait régné dans sonesprit.

Déjà le soleil, arrivé à son déclin,allongeait démesurément l’ombre des grands arbres ; lesoiseaux, cachés sous l’épais feuillage, chantaient au Tout-Puissantl’hymne du soir, lorsqu’elle crut distinguer un homme à demi couchésur le revers d’un de ces innombrables fossés creusés par lesgrandes eaux des pluies d’hiver.

Cet homme, auprès duquel se tenait un cheval,paraissait absorbé par une occupation que ne put comprendre lajeune fille, mais qui l’intrigua vivement.

Bien qu’elle approchât rapidement du lieu oùil se trouvait, cet individu ne se dérangeait nullement etcontinuait impassible ce travail incompréhensible pour la jeunefille.

Enfin elle se trouva face à face aveclui ; alors elle ne put retenir un cri d’étonnement, ets’arrêta net en le regardant avec admiration.

Cet homme jouait tout seul au montè, lelansquenet mexicain, avec un jeu de cartes crasseux.

La chose lui parut si extraordinaire qu’ellepartit d’un strident éclat de rire.

Au bruit, l’homme releva la tête :

– Tiens, tiens ! fit-il sansparaître autrement étonné ; j’étais bien sûr qu’il arriveraitquelqu’un ; cela est immanquable sur cette terrebénie !

– Ah ! bah ! fit en riant lajeune fille, vous croyez ?

– Canarios ! j’en suis sûr, réponditl’autre, et vous en êtes la preuve, puisque vous voilà.

– Expliquez-vous, mon maître, je vousprie, car je vous avoue que je ne vous comprends pas le moins dumonde.

– J’en doute, fit l’inconnu en hochant latête ; cependant cela se peut, à la rigueur. Malgré cela, j’ensuis pour ce que j’ai dit.

– Fort bien ; mais pourtant veuillezvous expliquer plus clairement.

– Rien de plus facile, señor caballero.Je suis de Jalapa, une ville que vous devez connaître.

– Oui, par les productions médicinalesqui lui doivent leur nom.

– Bon, bon, fit l’autre en riant ;cela n’empêche pas que Jalapa soit une bonne ville.

– Au contraire, continuez.

– Je continue. Donc vous saurez que nousavons à Jalapa un proverbe.

– C’est possible ; à la rigueur mêmecela n’a rien d’étonnant.

– C’est vrai ; mais ce proverbe,vous ne le connaissez pas, hein !

– Non, j’attends que vous me lecitiez.

– Le voici : Voulez-vous de lacompagnie ? battez les cartes.

– Je ne comprends pas.

– Bah !

– Ma foi, non.

– Cependant, rien n’est plusfacile ; vous allez voir.

– Je ne demande pas mieux, fit la jeunefille, que cette conversation amusait outre mesure.

L’inconnu se leva, mit ses cartes dans sapoche avec ce respect que tout joueur de profession apporte à cetteopération, et, s’appuyant nonchalamment sur le cou du cheval de lajeune fille :

– Par suite de raisons trop longues àvous raconter, je me trouve seul, perdu dans cette immense prairieque je ne connais pas, moi honnête habitant des villes, nullementau fait des mœurs et coutumes du désert, et, pour cette raison,naturellement en passe de mourir de faim.

– Pardon, si je vous interromps ;seulement je vous ferai observer qu’il y a quelque chose commetrois cents milles d’ici à la ville la plus proche, et que parconséquent il doit à la rigueur y avoir déjà quelque temps quevous, l’homme civilisé, vous vous trouvez dans le désert.

– C’est juste ; ce que vous ditesest on ne peut plus vrai, compagnon ; mais cela tient à ce queje vous ai dit tout à l’heure, qui serait trop long à vousraconter.

– Fort bien. Continuez.

– Or, me voyant perdu, je me suis rappeléle proverbe de mon pays, et sortant des cartes de mesalforjas, bien que je fusse seul, je me suis mis à jouer,certain que bientôt il m’arriverait un adversaire de je ne saisd’où, non pour faire ma partie, mais pour me tirer d’embarras.

La Gazelle blanche reprit tout à coup sonsérieux, et se redressant sur sa selle :

– Vous avez joué à coup sûr, dit-elle,car vous le voyez, don Andres Garote, je suis venue.

En entendant prononcer son nom, le ranchero,car c’était effectivement notre ancienne connaissance qui faisaitainsi la partie du diable, leva soudain la tête et regardant enface son interlocuteur :

– Qui donc êtes-vous, dit-il, vous qui meconnaissez si bien et que je ne me rappelle pas avoir jamaisvu ?

– Allons, allons, fit la jeune fille enriant, votre mémoire est courte, mon maître ; comment, vous nevous souvenez pas de la Gazelle blanche ?

À ce nom le ranchero fit un bond enarrière.

– Oh ! tonto ! – fou –s’écria-t-il, c’est vrai. Mais j’étais si loin de supposer…Pardonnez-moi, señorita.

– Comment se fait-il, interrompit laGazelle blanche, que vous ayez ainsi abandonné leCèdre-Rouge ?

– Caramba ! s’écria le ranchero,dites que c’est le Cèdre-Rouge qui m’a abandonné ; mais cen’est pas lui qui m’inquiète, j’ai une vieille rancune contre unautre de mes amis.

– Ah !

– Oui, et je voudrais bien m’en venger,d’autant plus que je crois en ce moment en avoir les moyens entreles mains.

– Et quel est cet ami ?

– Vous le connaissez aussi bien que moi,señorita.

– C’est possible ; seulement, àmoins que son nom ne soit un secret…

– Nullement, interrompit vivement leranchero, vous savez ce nom aussi bien que moi : l’homme dontje vous parle est Fray Ambrosio.

La jeune fille commença, à ce nom, à prendregrand intérêt à la conversation.

– Fray Ambrosio ! dit-elle, et quelui reprochez-vous donc à ce digne homme ?

Le ranchero regarda la jeune fille en facepour voir si elle parlait sérieusement ; le visage de laGazelle blanche était froid et sévère ; il hocha la tête.

– C’est un compte entre lui et moi,dit-il, Dieu nous jugera.

– Fort bien, je ne vous demande pasd’explication ; seulement, comme vos affaires m’intéressentfort médiocrement, d’autant plus que j’en ai d’assez importantesmoi-même, vous me permettrez de vous quitter.

– Pourquoi cela ? fit vivement leranchero ; nous sommes bien ensemble, restons-y ; à quoibon nous séparer ?

– Dame, parce que probablement nous nesuivons pas la même route.

– Qui sait, Niña ? si je vous airencontrée, c’est que nous devions marcher de compagnie.

– Je ne suis pas de cet avis ; jevais rejoindre un homme que probablement vous ne seriez que fortmédiocrement flatté de trouver devant vous.

– On ne sait pas, niña, on ne sait pas,répondit le ranchero avec une certaine animation ; j’ai à mevenger de ce moine maudit nommé Fray Ambrosio ; seul, je suistrop faible, tranchons le mot, trop poltron pour le faire.

– Bon, fit en souriant la jeunefille ; alors comment vous arrangerez vous pour que cettevengeance ne vous échappe pas ?

– Oh ! bien simplement, allez ;je sais un homme au désert qui lui en veut mortellement et quidonnerait beaucoup pour avoir contre lui une preuve suffisante,parce que malheureusement cet homme a le défaut d’être honnête.

– Ah !

– Oui, que voulez-vous ? on n’estpas parfait.

– Et quel est cet homme ?

– Oh ! vous n’en avez jamais entenduparler, niña.

– Qu’en savez-vous ? Dites-moitoujours son nom.

– Comme vous voudrez, on le nomme leBlood’s Son.

– Le Blood’s Son ! s’écria-t-elleavec un mouvement de surprise.

– Oui ; vous leconnaissez ?

– Un peu ; continuez.

– Voilà tout ; je cherche cethomme.

– Et vous avez, dites-vous, entre lesmains les moyens de perdre ce Fray Ambrosio ?

– Je le crois.

– Qui vous le fait supposer ?

Le ranchero haussa les épaules en faisant unemoue significative.

La Gazelle blanche lui lança un de ces regardsprofonds qui lisent au fond des cœurs.

– Écoutez, lui dit-elle en lui appuyantla main sur l’épaule : cet homme que vous cherchez, je puisvous le faire trouver, moi.

– Le Blood’s Son ?

– Oui !

– Est ce sérieux ce que vous medites-là ? fit le gambusino avec un soubresautd’étonnement.

– On ne peut plus sérieux, seulement jetiens à savoir si ce que vous avancez est vrai.

Andrès Garote la regarda.

– Vous lui en voulez donc aussi à FrayAmbrosio ? lui demanda-t-il.

– Peu vous importe ; répondit-elle,ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de vous ; ces preuves,les avez-vous, oui ou non ?

– Je les ai.

– Véritablement ?

– Sur mon honneur !

– Suivez-moi donc alors, car avant deuxheures vous serez en face du Blood’s Son.

Le ranchero tressaillit, un sourire joyeuxéclaira son visage flétri.

– Vous parlez sérieusement ?s’écria-t-il.

– Venez, répondit-elle.

Le gambusino sauta sur son cheval.

– Je suis prêt, dit-il, marchons.

– Marchons, dit la jeune fille.

Ils partirent.

Cependant le jour avait fait place à la nuit,le soleil était couché depuis longtemps déjà, un nombre infinid’étoiles plaquaient la voûte céleste ; les deux voyageursmarchaient toujours, silencieux au côté l’un de l’autre.

– Arriverons-nous bientôt ? demandaAndrès Garote.

La Gazelle blanche étendit le bras dans ladirection qu’ils suivaient, et montrant au ranchero une lumière quibrillait à peu de distance à travers les arbres :

– C’est là, dit-elle.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer