La Loi de Lynch

Chapitre 37La Cassette.

Malgré l’avance que la Gazelle blanche avaitsur lui, don Pablo la rejoignit à moins de deux lieues du camp.

En entendant le galop d’un cheval derrièreelle, la jeune fille s’était retournée.

Un coup d’œil lui avait suffi pour reconnaîtrele Mexicain.

À sa vue, une rougeur fébrile envahit sonvisage, un tremblement convulsif s’empara de ses membres ;enfin, l’émotion qu’elle éprouva fut si forte, qu’elle futcontrainte de s’arrêter.

Cependant, honteuse de laisser voir à l’hommequ’elle aimait sans espoir l’impression que sa vue lui causait,elle fit un effort suprême sur elle-même et parvint à donner à sonvisage une expression indifférente, tandis que la pensée refouléebouillonnait au fond de son cœur.

– Que vient-il faire de ce côté ? oùva-t-il ? Nous verrons, ajouta-t-elle au bout d’uninstant.

Elle attendit.

Don Pablo ne tarda pas à la rejoindre. Lejeune homme, en proie à une surexcitation nerveuse, était dans lespires dispositions pour faire de la diplomatie.

En arrivant auprès de la Gazelle blanche, illa salua et, sans lui adresser la parole, il continua rapidement saroute.

La Gazelle secoua la tête.

– Je saurai bien le faire parler,dit-elle.

Appliquant alors le chicote sur lesflancs de son cheval, elle le mit au galop et vint le ranger auxcôtés de celui de don Pablo.

Les deux cavaliers marchèrent ainsi auprèsl’un de l’autre assez longtemps sans échanger un mot.

Chacun d’eux semblait craindre d’entamer laconversation, comprenant intérieurement sur quel terrain brûlantelle serait bientôt fatalement portée.

Toujours galopant auprès l’un de l’autre, ilsarrivèrent à un endroit où la pente qu’ils suivaient bifurquait etformait deux chemins diamétralement opposés.

La Gazelle blanche retint son cheval et,étendant le bras dans la direction du nord :

– Je vais par là, dit-elle.

– Et moi aussi, répondit sans hésiter donPablo.

La jeune fille le regarda avec un étonnementtrop naturel pour ne pas être joué.

– Où donc allez-vous ?reprit-elle.

– Où vous allez, dit-il encore.

– Mais je me dirige vers le camp duBlood’s Son.

– Eh bien, moi aussi ; quetrouvez-vous d’étonnant à cela ?

– Moi, rien ; que m’importe ?fit-elle avec une moue significative.

– Vous me permettrez alors, niña, de voustenir compagnie jusque-là.

– Je ne puis ni ne veux, vous empêcher deme suivre ; la route est libre, caballero, répondit-ellesèchement.

Ils se turent comme d’un commun accord ;chacun d’eux conversait avec soi-même et s’absorbait dans sespensées.

Parfois la Gazelle blanche jetait à soncompagnon un de ces clairs regards de femme qui lisent jusqu’aufond du cœur ; un sourire effleurait ses lèvres mignonnes, etelle secouait la tête d’un air mutin. De singulières penséesfermentaient sans doute dans ce frais cerveau de dix-sept ans.

Vers deux heures de la tarde, ainsique l’on dit dans les pays espagnols, ils arrivèrent, toujourstrottant de conserve, au gué d’une petite rivière de l’autre côtéde laquelle, adossé à une montagne, on apercevait à deux lieues àpeine les huttes du camp du Blood’s Son. La Gazelle blanches’arrêta, et, au moment où son compagnon allait faire entrer soncheval dans le lit de la rivière, elle posa sa main délicate sur labride et l’arrêta en lui disant d’une voix douce maisferme :

– Avant que d’aller plus loin, un mots’il vous plaît, caballero.

Don Pablo la regarda avec étonnement, mais ilne fit pas un mouvement pour se débarrasser de cette étreinteamicale.

– Je vous écoute, señorita, répondit-ilen s’inclinant.

– Je sais pourquoi vous venez aucampement du Blood’s Son, reprit-elle.

– J’en doute, fit-il en secouant latête.

– Enfant ! ce matin, lorsque jecausais avec don Valentin, vous étiez couché à nos pieds.

– En effet.

– Si vos yeux étaient fermés, vosoreilles étaient ouvertes.

– Ce qui veut dire ?

– Que vous avez entendu notreconversation.

– Quand cela serait, qu’enconcluriez-vous ?

– Ceci : vous venez au camp pourcontre-carrer mes projets, les faire avorter même, si cela vous estpossible.

– Moi !

– Vous.

Le jeune homme tressaillit. Il fit unmouvement de désappointement en se voyant si bien deviné.

– Señorita, dit-il avec embarras…

– Ne niez pas, fit-elle avec bonté, ceserait inutile. Je sais tout.

– Tout !

– Oui, et beaucoup plus que vous n’ensavez vous-même.

Le Mexicain était atterré.

– Jouons cartes sur table,continua-t-elle.

– Je ne demande pas mieux, répondit-ilsans savoir ce qu’il disait.

– Vous êtes amoureux de la fille dusquatter, dit-elle nettement.

– Oui, répondit-il.

– Vous voulez la sauver ?

– Oui.

– Je vous aiderai.

– Vous ?

– Moi.

Il y eut un silence.

Ces quelques mots avaient été échangés entreles deux interlocuteurs avec une rapidité fébrile.

– Vous ne me trompez pas ? demandatimidement don Pablo au bout d’un instant.

– Non, répondit-elle franchement ; àquoi bon ? Vous lui avez donné votre cœur, on n’aime pas deuxfois ; je vous aiderai, vous dis-je.

Le jeune homme la regardait avec un étonnementmêlé d’épouvante.

Il savait combien, il y avait quelques mois àpeine, la Gazelle blanche avait été une ennemie implacable pour lapauvre Ellen, il redoutait un piège.

Elle le devina, un sourire triste effleura seslèvres.

– L’amour ne m’est plus permis,dit-elle ; mon cœur n’est même pas assez vaste pour la hainequi le dévore, j’appartiens toute à la vengeance. Croyez-moi, donPablo, je vous servirai loyalement. Lorsque vous serez enfinheureux, que vous me devrez un peu de ce bonheur dont vous jouirez,peut-être éprouverez-vous pour moi un peu d’amitié et dereconnaissance. Hélas ! c’est le seul sentiment quej’ambitionne désormais. Je suis une de ces malheureuses créaturescondamnées qui, lancées malgré elles sur une pente fatale, nepeuvent s’arrêter dans leur chute. Plaignez-moi, don Pablo, maisbannissez toute crainte, car, je vous le répète, vous n’avez etn’aurez jamais d’amie plus dévouée que moi.

La jeune fille prononça ces paroles avec untel accent de sincérité, on voyait si bien que chez elle c’était lecœur seul qui parlait et que le sacrifice était consommé sansarrière-pensée, que don Pablo se sentit ému malgré lui devant tantd’abnégation ; par un mouvement de jeunesse irrésistible, illui tendit la main.

La jeune fille la serra avec effusion, essuyaune larme, et, chassant de son cœur toute traced’émotion :

– Maintenant, dit-elle, plus unmot ; nous nous entendons, n’est-ce pas ?

– Oh oui ! répondit-il avecjoie.

– Traversons la rivière, fit-elle ensouriant, nous serons au camp dans dix minutes ; nul ne doitsavoir ce qui s’est passé entre nous.

Dix minutes plus tard, en effet, ilsarrivaient au camp du Blood’s Son, où ils furent reçus avec descris de joie et des souhaits de bien-venue.

Ils traversèrent le camp au galop et nes’arrêtèrent que devant la hutte du partisan.

Celui-ci, distrait par le bruit de leurarrivée, était sorti et les attendait au dehors.

La réception fut cordiale.

Après les premiers compliments, la Gazelleblanche expliqua à son oncle le résultat de sa démarche et ce quic’était passé au camp de l’Unicorne pendant qu’elle s’ytrouvait.

– Ce Cèdre-Rouge est un véritable démon,répondit-il ; moi seul ai entre les mains les moyens de m’enemparer.

– De quelle façon ? demanda donPablo.

– Vous allez voir, dit-il. Sanss’expliquer davantage, il porta un sifflet d’argent à ses lèvres eten tira un son clair et prolongé.

À cet appel, le rideau en peau de bison de lahutte fut soulevé du dehors et un homme parut.

Don Pablo reconnut Andrès Garote. Le gambucinosalua avec cette politesse pateline particulière aux Mexicains, etattendit en fixant sur le Blood’s Son ses petits yeux gris etintelligents.

– Maître Garote, lui dit celui-ci en setournant de son côté, je vous ai fait appeler parce que j’ai àcauser sérieusement avec vous.

– Je suis aux ordres de votre seigneurie,répondit-il.

– Vous vous rappelez sans doute, repritle Blood’s Son, le traité que nous avons fait ensemble lorsque jevous ai admis dans ma cuadrilla.

Andrès Garote s’inclina affirmativement.

– Je me le rappelle, dit-il.

– Fort bien. En voulez-vous toujours auCèdre-Rouge ?

– Au Cèdre-Rouge, seigneurie, paspositivement ; lui personnellement ne m’a jamais fait grandmal.

– C’est juste ; mais vous aveztoujours, je suppose, le désir de vous venger de FrayAmbrosio ?

L’œil du gambucino lança un éclair de haineintercepté au passage par le Blood’s Son.

– Je donnerais ma vie pour avoir lasienne.

– Bien ! j’aime à vous voir dans cessentiments ; bientôt, si vous le voulez, votre désir serasatisfait.

– Si je le veux, seigneurie, si je leveux ! s’écria avec feu le ranchero. Canarios ! dites-moice qu’il faut faire pour cela, et, sur mon âme, ce ne sera paslong. Je vous réponds que je n’hésiterai pas.

Le Blood’s Son dissimula un sourire desatisfaction.

– Le Cèdre-Rouge, Fray Ambrosio et leurscompagnons, dit-il, sont cachés à quelques lieues à peine d’ici,dans les montagnes ; vous allez vous y rendre.

– J’y vais.

– Attendez, n’importe par quel moyen,vous vous introduirez auprès d’eux, vous captiverez leur confiance,et, lorsque vous aurez obtenu tous les renseignements nécessaires,vous reviendrez ici, afin que nous nous emparions de ce nid devipères.

Le gambucino réfléchit un instant ; leBlood’s Son crut qu’il reculait.

– Est-ce que vous hésitez ? luidit-il.

– Reculer, moi ! s’écria le rancheroen secouant la tête avec un sourire étrange ; non pas,seigneurie, au contraire ; seulement je me consulte.

– Pour quelle raison ?

– Je vais vous la dire : la missionque vous me donnez est une mission de vie ou de mort. Si j’échoue,mon compte est bon. Le Cèdre-Rouge me tuera comme un chien.

– C’est probable.

– Ce sera son droit, je n’aurai pas dereproches à lui adresser ; mais, moi mort, je ne veux pas quele misérable échappe.

– Comptez sur ma parole.

La physionomie chafouine du gambucino prit uneexpression de finesse et de ruse inexprimable.

– J’y compte, dit-il, seigneurie, maisvous avez des affaires très-sérieuses qui prennent presque toutvotre temps, et, peut-être sans le vouloir, vous m’oublieriez.

– Vous ne devez pas redouter cela.

– On ne peut répondre de rien,seigneurie ; il y a dans la vie des circonstances fortbizarres.

– Où voulez-vous en venir ? Voyons,expliquez-vous franchement.

Andrès Garote souleva son zarapé et sortit dedessous une petite boite en acier, qu’il posa sur la table auprèsde laquelle était assis le Blood’s Son.

– Tenez, seigneurie, dit-il avec ce tondoucereux qui ne l’abandonnait jamais, prenez cette cassette ;dès que je serai parti, faites-en sauter la serrure, et je suiscertain que vous trouverez dedans certains papiers qui vousintéresseront.

– Que signifient ces paroles ?s’écria le Blood’s Son avec agitation.

– Vous verrez, vous verrez, répondit legambucino toujours impassible ; de cette façon si vousm’oubliez, vous ne vous oublierez pas, vous, et je profiterai devotre vengeance.

– Connaissez-vous donc ces papiers ?demanda le Blood’s Son.

– Supposez-vous, seigneurie, que j’aiegardé pendant six mois environ cette cassette entre les mains sansm’assurer de son contenu ? Non, non, j’aime à connaître monbien. Vous verrez que cela vous intéressera, seigneurie.

– Mais alors, s’il en est ainsi, pourquoine m’avez-vous pas remis plus tôt ces papiers ?

– Parce que l’heure n’était pas venue dele faire, seigneurie ; j’attendais l’occasion qui se présenteaujourd’hui. L’homme qui veut se venger doit être patient ;vous savez le proverbe, seigneurie : la vengeance est un fruitqui ne se mange que mûr.

Pendant que le gambucino débitait ce flux deparoles, le Blood’s Son restait les yeux fixés sur la cassette, leregard ardent et les mains convulsivement serrées.

– Vous allez partir ? lui demanda leBlood’s Son, lorsqu’il se tut.

– À l’instant, seigneurie ;seulement, si vous me le permettez, nous changerons quelque choseaux instructions que vous m’avez données.

– Parlez.

– Il me semble que si je suis obligé derevenir ici, nous perdrons un temps précieux en allées et venues,temps dont le Cèdre-Rouge, dont les soupçons seront éveillés, nemanquera pas de profiter pour décamper.

– C’est juste, mais commentfaire ?

– Oh ! c’est bien simple. Allez,seigneurie : lorsque le moment sera venu de tendre nos filets,j’allumerai un feu dans la montagne, ce feu vous servira de signalpour vous mettre immédiatement en route seulement il ne serait pasmal que quelqu’un m’accompagnât et demeurât caché aux environs dulieu où je dois aller.

– Cela sera fait ainsi que vous ledésirez, répondit la Gazelle blanche ; ce n’est pas une, maisdeux personnes qui vous accompagneront.

– Comment cela ?

– Don Pablo de Zarate et moi nous avonsl’intention de vous suivre, reprit-elle en jetant au jeune homme unregard que celui-ci comprit.

– Alors tout est pour le mieux, fit legambucino, et nous partirons aussitôt que vous le voudrez.

– À l’instant, à l’instant !s’écrièrent les deux jeunes gens.

– Nos chevaux ne sont pas fatigués, ilspourront encore facilement faire aujourd’hui cette traite, observadon Pablo.

– Hâtez-vous, alors, car les instantssont précieux, dit le Blood’s Son qui brûlait d’être seul.

– Je ne demande que quelques minutes pourseller mon cheval.

– Allez, nous vous attendrons ici.

Le gambucino sortit.

Les trois personnages demeurèrent silencieux,tous trois également intrigués par la cassette sur laquelle leBlood’s Son avait posé la main, comme s’il craignait qu’on la luiravît.

Au bout d’un instant, le galop d’un chevalrésonna au dehors, et Garote passa sa tête par la porte, dont lerideau était à demi soulevé.

– Me voilà, dit-il.

La Gazelle blanche et don Pablo selevèrent.

– Partons ! dirent-ils en s’élançantvers la porte.

– Bonne chance ! leur cria leBlood’s Son.

– Seigneurie, n’oubliez pas la cassette,dit en ricanant le gambucino, vous verrez qu’elle vousintéressera.

Le rideau de la hutte retomba ; leschevaux partirent à fond de train.

Aussitôt que le partisan se trouva seul, il seleva, barricada avec soin l’entrée de la hutte afin de ne pas êtretroublé dans l’examen qu’il se proposait de faire, puis il vint serasseoir, après avoir choisi dans un petit sac en peau d’antilopeplusieurs crochets de formes différentes.

Il prit alors la cassette et l’examinaattentivement dans tous les sens.

Elle n’avait rien d’extraordinaire ;c’était, ainsi que nous l’avons dit autre part, une légère cassetteen acier ciselé, travaillée avec le goût le plus exquis, uncharmant bijou, en somme.

Malgré son désir de connaître ce qu’ellerenfermait, il hésitait à l’ouvrir ; ce coquet petit meublelui causait une émotion dont il ne pouvait se rendre compte ;il lui semblait l’avoir déjà vu autrefois, il fouillait en vain sessouvenirs pour se rappeler en quelle circonstance.

– Oh ! dit-il en se parlant àlui-même d’une voix basse et concentrée, si je touchais enfin àl’accomplissement de l’œuvre à laquelle j’ai voué ma vie !

Il tomba dans une profonde rêverie et demeurapendant un laps de temps assez grand les yeux fixés devant lui,sans rien voir, absorbé par le flot de souvenirs amers qui luioppressaient la poitrine.

Enfin il releva la tête, secoua d’un mouvementbrusque sa chevelure épaisse, et passant la main sur sonfront :

– Plus d’hésitation, dit-il d’une voixcreuse, sachons à quoi nous en tenir. Quelque chose me dit quecette fois mes recherches seront couronnées de succès.

Alors il saisit un des crochets d’une mainconvulsée et l’introduisit dans la serrure, mais son émotion étaitsi forte qu’il lui fut impossible de faire agir l’instrument, et ille rejeta avec colère.

– Suis-je donc un enfant ? dit-il.Soyons calme.

Il reprit le crochet d’une main ferme. Lacassette s’ouvrit.

Le Blood’s Son regarda avidement dansl’intérieur.

Elle ne contenait que deux lettres jaunies etfroissées par le temps.

À leur vue, une pâleur livide couvrit levisage du partisan ; il avait sans doute du premier coup d’œilreconnu l’écriture. Il poussa un rugissement de joie, et s’emparade ces lettres en s’écriant d’une voix qui n’avait plus riend’humain :

– Les voilà donc ces preuves que jecroyais détruites !

Il déplia le papier avec la précaution la plusminutieuse afin de ne pas en déchirer les plis, et commença àlire.

Bientôt un soupir de satisfaction s’échappa desa poitrine oppressée.

– Ah ! murmura-t-il, Dieu vous livreenfin à moi, mes maîtres ; nous allons régler nos comptes…

Il replaça les lettres dans la cassette, lareferma et la cacha dans son sein.

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