La Loi de Lynch

Chapitre 12Le Missionnaire.

Nous expliquerons en quelques mots par quelconcours étrange de circonstances le père Séraphin, que depuis silongtemps nous avons perdu de vue, et la mère de Valentin Guillois,dont la noble figure n’a fait que passer dans ce récit [3], étaient si providentiellement arrivés ousecours du Cèdre-Rouge.

Lorsque le missionnaire s’était séparé duChercheur de pistes, il s’était rendu, ainsi qu’il en avaitmanifesté le désir, parmi les Indiens comanches, avec l’intentionde leur prêcher l’Évangile, saint devoir que déjà depuis longtempsil avait commencé à mettre à exécution.

Le père Séraphin, par son caractère, la puretéde ses mœurs, s’était fait des amis de tous ces enfants de lanature, et comptait de nombreux prosélytes dans diverses tribus,surtout dans celle de l’Unicorne.

Le voyage était long et fatigant pour serendre au village des Comanches ; les moyens de transportnuls, dans un pays désert, traversé seulement par les hordesnomades qui errent sans but dans ses vastes solitudes.

Le missionnaire cependant ne se rebutapas ; trop faible pour monter à cheval, à cause de la blessureque peu de temps auparavant il avait reçue, blessure à peinecicatrisée, il avait bravement, comme les premiers Pères del’Église, entrepris à pied ce voyage, qu’il est presque impossibled’accomplir à cheval.

Mais les forces humaines ont des bornesqu’elles ne peuvent franchir. Le père Séraphin, malgré son courage,fut obligé de convenir tacitement qu’il avait entrepris une tâchequ’il était trop faible pour mener à bien.

Un soir il était tombé épuisé par la fièvre etla fatigue sur le seuil d’une hutte d’Indiens qui l’avaient relevéet soigné.

Ces Indiens à demi civilisés, et chrétiensdepuis longtemps, n’avaient pas souffert que dans l’état dedélabrement où la santé du digne prêtre était réduite, il continuâtson voyage ; bien plus, profitant de la fièvre qui l’abattaitet le mettait dans l’impossibilité de se rendre compte de ce qui sepassait autour de lui, ils l’avaient, à petites journées,transporté au Texas.

Lorsque le père Séraphin, grâce à sa jeunesseet à la force de sa constitution, avait enfin triomphé de lamaladie qui, pendant un mois, l’avait cloué sur une couche dedouleur, entre la vie et la mort, en proie à un délire continuel,son étonnement avait été grand de se trouver à Galveston, dans lamaison même de l’évêque chef de la mission.

Le digne prélat, usant des pouvoirs spirituelsque lui donnaient son caractère et son titre sur le missionnaire,avait exigé de celui-ci, non pas qu’il retournât au désert ;mais, au contraire, qu’il montât sur un navire en partance pour leHavre et qui n’attendait qu’un vent favorable pour appareiller.

Le père Séraphin n’avait obéi qu’avec douleuraux ordres de son supérieur ; il avait fallu que l’évêque luiprouvât que sa santé était presque perdue, que l’influence du solnatal pouvait seule la rétablir, pour qu’il se résignât à obéir et,ainsi qu’il le disait avec amertume, à fuir et abandonner sonposte.

Le missionnaire partit donc, mais avec laferme résolution de revenir aussitôt que cela lui seraitpossible.

La traversée de Galveston au Havre futheureuse. Deux mois après son départ du Texas, le père Séraphindébarquait au Havre et posait le pied sur la terre natale, avec uneémotion que ceux-là seuls qui ont longtemps erré en pays étrangerpourront comprendre.

Puisque le hasard le ramenait en France, lemissionnaire en profita pour se rendre auprès de sa famille qu’iln’espérait plus revoir et par laquelle il fut reçu avec destransports de joie d’autant plus grands, qu’elle non plus necomptait pas sur son retour.

C’est que c’est une rude vie que celle demissionnaire ; ceux-là qui les ont vus à l’œuvre, dans legrand désert américain, peuvent seuls apprécier ce qu’il y a desainte abnégation et de vrai courage dans le cœur de ces hommes sisimples et si réellement bons, qui sacrifient leur vie, sans espoirde récompense possible, pour prêcher les Indiens. Presque toujoursils tombent, dans un coin ignoré de la prairie, victimes de leurdévouement ; ou bien, s’ils résistent pendant cinq ou six ans,ils reviennent dans leur patrie vieux avant l’âge, impotents,presque aveugles, accablés d’infirmités, contraints de traîner unevie misérable au milieu d’hommes qui les méconnaissent et le plussouvent les calomnient.

Le temps du père Séraphin était compté ;toutes les heures qu’il passait loin de ses chers Indiens, il seles reprochait comme un vol qu’il leur faisait. Il s’arracha desbras de ses parents et se hâta de retourner au Havre, afin deprofiter de la première occasion qui se présenterait de s’embarquerpour le Texas.

Un soir qu’assis sur la plage, le pèreSéraphin contemplait la mer qui le séparait du but de sa vie, etsongeait aux prosélytes qu’il avait laissés en Amérique et que,privés de sa présence, il tremblait de retrouver plongés dans leursanciennes erreurs, il entendit auprès de lui des gémissements. Illeva la tête et vit à quelques pas une femme qui, agenouillée surle sable, pleurait ; de temps en temps des mots entrecoupéss’échappaient de ses lèvres. Le père Séraphin s’émut de cettedouleur ; il s’approcha et entendit ces mots : « Monfils ! mon pauvre fils ! Mon Dieu, rendez-moi monfils ! »

Cette femme avait le visage couvert delarmes ; elle tenait les yeux levés au ciel, une expressiond’un profond désespoir était empreinte sur sa physionomie.

Le père Séraphin comprit avec l’instinct deson cœur qu’il y avait là une grande infortune à consoler, et,s’adressant à l’inconnue, il lui dit : – Pauvre femme, quecherchez-vous ici ? Pourquoi pleurez-vous ?

– Hélas ! mon père, répondit-elle,j’ai perdu tout espoir d’être heureuse en ce monde.

– Qui sait, madame ? Contez-moi vosmalheurs, Dieu est grand, peut-être me donnera-t-il le pouvoir devous consoler.

– Vous avez raison, mon père, Dieun’abandonne jamais les affligés, et c’est surtout lorsque l’espoirleur manque qu’il leur vient en aide.

– Parlez donc avec confiance.

L’inconnue reprit la parole d’une voixentrecoupée par l’émotion intérieure qu’elle éprouvait.

– Voilà plus de dix ans, dit-elle, que jesuis séparée de mon fils. Hélas ! depuis qu’il est parti pourl’Amérique, malgré les démarches que j’ai tentées, je n’ai jamaispu avoir de ses nouvelles, savoir ce qu’il est devenu, s’il estmort ou vivant.

– Ainsi, jamais depuis l’époque dont vousparlez, aucun indice, aucun renseignement si faible qu’il soitn’est venu vous rassurer sur le sort de celui que vous pleurez.

– Hélas ! non, mon père, depuis quemon fils, le brave enfant, a voulu accompagner au Chili son frèrede lait.

– Eh bien, interrompit le prêtre, auChili on pourrait s’informer.

– Je l’ai fait, mon père.

– Et rien ?

– Pardonnez-moi, le frère de lait de monfils est marié, propriétaire d’une grande fortune au Chili ;c’est à lui que je me suis adressé. Mon fils s’est séparé de lui unan environ après avoir quitté la France, sans lui révéler lesraisons qui le forçaient à agir ainsi, et depuis, malgré toutes sesrecherches pour le retrouver, jamais il n’en a entenduparler ; tout ce qu’il est parvenu à savoir, c’est qu’ils’était enfoncé dans les forêts vierges du grand Chaco, encompagnie de deux chefs indiens.

– Voilà qui est étrange, en effet,murmura le prêtre tout pensif.

– Le frère de lait de mon fils m’écritsouvent ; grâce à lui, je suis riche pour une femme de macondition, habituée à vivre de peu. Dans chacune de ses lettres ilm’engage à venir finir mes jours auprès de lui ; mais c’estmon fils, mon pauvre enfant que je veux revoir, c’est dans ses brasque je désirerais fermer les yeux. Hélas ! cette consolationne me sera pas accordée. Oh ! mon père, vous ne pouvez vousimaginer quelle douleur c’est pour une mère de vivre seule, seuletoujours loin du seul être qui rendait la joie à ses derniersjours. Quoiqu’il y ait dix ans que je ne l’ai vu, je me lereprésente, comme le jour où je l’ai quitté, jeune et fort, nedoutant de rien, alors qu’il m’embrassait en me quittant pourtoujours, hélas !

En prononçant ces paroles la pauvre femme neput retenir ses larmes et éclata en sanglots.

– Du courage ! la vie n’est qu’unelongue épreuve ; vous, qui avez tant souffert, peut-être Dieu,dont la bonté est infinie, vous réserve-t-il une joie suprême pourvos derniers jours.

– Hélas ! mon père, vous le savez,rien ne peut consoler une mère de l’absence de son fils ; sonfils ! c’est sa chair, c’est son cœur ! Chaque navire quiarrive, je vais, je cours, je m’informe, et toujours, toujours lemême silence !… Et pourtant, vous l’avouerai-je ? j’ai enmoi quelque chose qui me dit qu’il n’est pas mort et que je lereverrai ; c’est comme un pressentiment secret dont je ne puisme rendre compte ; il me semble que si mon fils était mort,quelque chose se serait brisé dans mon cœur et que depuis longtempsdéjà je n’existerais plus. Cet espoir me soutient, malgré moi il medonne la force de vivre.

– Vous êtes une mère véritablement selonl’Évangile, madame, je vous admire.

– Vous vous trompez, mon père ; jene suis qu’une pauvre créature, bien simple et bienmalheureuse ; je n’ai qu’un sentiment dans le cœur, mais cesentiment le remplit tout entier : l’amour de mon enfant.Oh ! si je le voyais, ne serait-ce qu’une minute, il me sembleque je mourrais heureuse ! Ainsi parfois, de loin en loin, unbanquier m’écrit de me rendre chez lui et me remet de l’argent,tantôt de petites sommes, tantôt de plus fortes ; lorsque jelui demande d’où me vient cet argent, qui me l’envoie, cet homme merépond qu’il ne le sait pas lui-même, qu’un correspondant inconnul’a chargé de me le remettre. Eh bien, mon père, chaque fois que jereçois de l’argent ainsi, je me figure qu’il me vient de mon fils,qu’il pense à moi, et je suis heureuse.

– N’en doutez pas, madame, c’est votrefils qui vous adresse cet argent.

– N’est-ce pas ? dit-elle avec unmouvement de joie. Eh bien, j’en suis tellement persuadée, que jen’y touche pas, je le garde ; toutes les sommes sont là, chezmoi, intactes, dans l’ordre où je les ai reçues. Souvent, quand ladouleur m’accable plus que de coutume, que le poids qui pèse surmon cœur me paraît trop lourd et m’étouffe, je prends les piècesles unes après les autres, je les regarde, je les fais couler dansmes doigts en causant avec elles, et il me semble que mon fils merépond, qu’il me dit d’espérer, que je le reverrai, et je sensl’espoir rentrer dans mon âme. Oh ! vous devez me trouver bienfolle, n’est-ce pas, mon père, de vous dire tout cela ? maisune mère, de qui peut-elle parler, si ce n’est de son fils ? àqui peut-elle penser, sinon à son fils ?

Le père Séraphin la regardait avec unattendrissement mêlé de respect. Tant de grandeur et de simplicitédans une femme d’une condition si ordinaire le subjuguaient, ilsentait des larmes couler sur ses joues sans songer à lescacher.

– Oh ! sainte et noble créature, luidit-il, espérez, espérez ! Dieu veille sur vous !

– Vous le croyez, vous aussi, n’est-cepas, mon père ? Oh ! merci ! Tenez, vous ne m’avezrien appris, eh bien, pourtant, je me sens toute réconfortée devous avoir vu, d’avoir laissé mon cœur déborder devant vous. C’estque vous êtes bon, vous avez compris ma douleur, car, vous aussi,vous avez souffert sans doute.

– Hélas ! madame, chacun de nous asa croix à porter en ce monde ; heureux celui que son fardeaun’accable pas !

– Pardonnez-moi de vous avoir importunéde mes douleurs, mon père, dit-elle en se préparant à partir ;je vous remercie de vos bonnes paroles.

– Je n’ai rien à vous pardonner ;mais permettez-moi de vous adresser encore une question.

– Faites, mon père, je vous écoute.

– Je suis missionnaire. Depuis plusieursannées j’ai été envoyé en Amérique, dont j’ai parcouru dans tousles sens les immenses solitudes. J’ai vu bien des choses dans mesvoyages, rencontré bien des individus. Qui sait ? peut-être,sans le connaître, me suis-je trouvé avec votre fils et pourrai-jevous donner enfin ces nouvelles que depuis si longtemps vousattendez vainement.

La pauvre mère lui lança un regard d’uneexpression indéfinissable et posa la main sur son cœur pour encontenir les battements précipités.

– Madame, Dieu dirige toutes nos actions,c’est lui qui a voulu notre rencontre sur cette plage ; cetespoir que vous avez perdu, je pourrai peut-être vous le rendre,Dieu ne fait rien sans but. Quel est le nom de votrefils ?

En ce moment, le père Séraphin avait l’airréellement inspiré, sa voix était imposante, ses yeux brillaientd’un feu clair et fascinateur.

– Mon père, mon père !s’écria-t-elle haletante.

– Madame, reprit-il, quel est le nom devotre fils ?

– Valentin Guillois ! murmura lapauvre femme en se laissant tomber presque évanouie sur une piècede bois abandonnée sur la plage.

– Oh ! s’écria le prêtre avecexplosion, à genoux et remerciez Dieu ! Consolez-vous, pauvremère ! votre fils existe.

Elle se redressa comme mue par un ressort ettomba à deux genoux en sanglotant et en tendant les bras vers celuiqui, comme le Rédempteur à la mère de Lazare, lui avait annoncé larésurrection de son fils.

Mais c’en était trop pour elle ; cettemère, si forte contre la douleur, ne put résister à la joie :elle s’évanouit.

Le père Séraphin s’élança vers elle et larappela à la vie.

Nous ne décrirons pas la scène qui suivit.

Huit jours plus tard, le missionnaire et lamère du chasseur s’embarquaient pour l’Amérique.

Pendant la traversée, le père Séraphin racontadans les plus grands détails à sa compagne ce qui était arrivé àson fils pendant sa longue absence, les causes de son silence et lesouvenir sacré et toujours vif qu’il avait gardé d’elle.

La pauvre mère écoutait, rayonnante debonheur, ces récits qu’elle faisait sans cesse recommencer, carelle ne se lassait pas d’entendre parler de son fils.

Ils arrivèrent à Galveston.

Le missionnaire, redoutant avec raison pourelle les fatigues d’un voyage dans le désert, voulut l’engager àrester dans cette ville pour y attendre son fils.

À cette proposition, la mère secoua latête.

– Non, dit-elle résolument, je ne suispas venue jusqu’ici pour m’arrêter ; je veux passer auprès delui les quelques jours qui me restent à vivre ; j’ai assezsouffert pour être avare de mon bonheur et désirer ne pas en perdreune parcelle. Partons, mon père, menez-moi auprès de monenfant.

Devant une volonté si fermement exprimée, leprêtre se trouva sans force, il ne se reconnut pas le droitd’insister plus longtemps ; seulement il tâcha d’éviter à sacompagne, autant que possible, les fatigues de la route.

Ils partirent donc de Galveston, se dirigeantà petites journées vers le Far West.

Sur la limite des contrées civilisées, le pèreSéraphin avait pris une escorte d’Indiens dévoués, afin de protégersa compagne. Depuis six jours ils étaient entrés dans le désert,lorsque tout à coup Dieu les avait placés face à face avec leCèdre-Rouge, mourant sans secours au fond d’une forêt vierge.

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